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Faire cas du récit - X.Gallut - M. Kohn - P. Lacadée

Dernière mise à jour : 3 avr. 2023



De la narration empêchée à la vie narrative...

La novlangue, la prolifération des diagnostics et des protocoles standardisés rendent difficile le déploiement et la mise en jeu des récits cliniques dans les institutions de soin et d'éducation. Il sera question ici de repérer les enjeux institutionnels et idéologiques de cette narration empêchée, puis d'aborder les modalités et les usages du récit dans différents dispositifs : la cure analytique, "l'analyse des pratiques", l'atelier d'écriture.

Pour commencer, avant de vous parler de ce qui se passe dans les institutions de soin ou d'éducation, je voudrais vous raconter une petite histoire. Je ne l'ai pas inventée, je la tiens de Roland Gori, qui la tient peut-être de quelqu'un d'autre, je ne sais pas.


L'histoire du berger



C'est un berger qui fait paître son troupeau, tranquillement, au fin fond d'une campagne. Et d'un coup, dans un nuage de poussière, il voit surgir une Range Rover rutilante qui vient dans sa direction. Le chauffeur, un jeune homme dans un complet Armani, chaussures Gucci, lunettes Ray-Ban, cravate Hermès... Franchement, je ne parle pas du tout de quelqu'un du cabinet présidentiel de Macron ! Il se penche par la fenêtre et demande au berger : "Si je peux vous dire exactement combien de moutons il y a dans votre troupeau, m'en donnerez-vous un ?". Le berger regarde le jeune homme et le troupeau qui broute paisiblement, et il répond : "Bah, si vous voulez". L'homme gare alors sa voiture, il ouvre son ordinateur portable, il le branche à son téléphone cellulaire, il navigue sur Internet, il va vers la page de la Nasa, il communique avec un système de navigation par satellite, il balaie la région, ouvre une base de données incroyables de quelques 30 fichiers Excel – mais je ne vais pas vous les détailler maintenant – avec des formules algorythmiques extrêmement complexes. Et il sort une dizaine de pages de son imprimante, miniaturisée bien sût, s'adresse au berger et lui dit : "Vous avez exactement 1586 moutons dans votre troupeau !". "C'est exact", dit le berger, "Et comme nous l'avions convenu, prenez-en un". Il regarde donc le jeune homme faire son choix, assurer sa prise, la mettre à l'arrière du véhicule. Et il l'interpelle à son tour et il lui dit : "Si je devine avec précision ce que vous faites comme métier, est-ce que vous me rendrez ma bête ?". Alors le jeune homme lui dit : "Oui, pourquoi pas". Le berger lui dit : "Vous êtes expert ! Vous faites des audits et du conseil". Le type dit : "Oui, c'est vrai. Mais comment vous l'avez deviné ?". Il dit : "C'est facile. Vous débarquez ici alors que personne ne vous l'a demandé, vous voulez être payé pour avoir répondu à une question dont je connais déjà la réponse et dont tout le monde se fout. Et manifestement, vous ne connaissez rien au métier. Rendez-moi mon chien !".

L'air de rien c'est une petite histoire qui nous dit quelque chose du malaise contemporain, et sans doute aussi de ce qui se passe dans les institutions.


Le malaise institutionnel

D'abord, c'est tout simple, un peu partout dans les institutions sociales, médico-sociales ou sanitaires, il y a actuellement un nombre considérable de personnes en arrêt maladie. Il est évoqué très fréquemment une grande fatigue qui tourne parfois à l'épuisement. Cet épuisement quasi-généralisé est relié le plus souvent à une surcharge de travail, mais plus encore à une "perte de sens" quant au travail à accomplir. Beaucoup de temps passé à remplir des dossiers, des formulaires, des projets, des questionnaires, à communiquer ses "propres chiffres" (nombre de rendez-vous réalisés et temps passé, nombre d'échanges téléphoniques...). Cette bureaucratisation croissante tourne parfois à l'absurde. On pourrait aussi évoquer les "formations", souvent imposées, relatives par exemple à l'utilisation de l'outil informatique, aux "écrits professionnels" et aux dossiers des "usagers", à la bientraitance vis-à-vis des "usagers" et à leur satisfaction, à la qualité du service rendu et à sa mesure... Tout ceci s'accompagne d'audits, de plus en plus fréquents, assurés surtout par des "experts" ou des "coachs". Et aussi, d'évaluations individuelles et/ou collectives répétées : entretien annuel, questionnaires sur l'activité de travail, évaluation interne et externe... Tout ceci passe par un management avec des pressions diverses (chiffres à atteindre, méthodes ou approches à utiliser, ce qu'il faut dire et ne plus dire...) et des injonctions (souvent paradoxales...). La "communication" se fait par mail, même lorsque la proximité physique pourrait permettre de se parler. Toute cette activité managériale tourne parfois au harcèlement, les dépôts de plainte (en justice) sont devenus de plus en plus fréquents. Dans certains lieux, il faut aussi être "force de proposition", proposer des "activités innovantes", avoir un "projet professionnel". Le projet étant devenu une "technologie du pouvoir", pour reprendre Foucault.

L'activité des institutions sociales, médico-sociales ou sanitaires, dépend étroitement désormais des "organismes de tutelle" (ARS, HAS, ANESM...) véritables instances surmoiques qui produisent des circulaires, des cahiers des charges, des recommandations quant aux pratiques professionnelles, des interdictions... Enfin, tout un discours...

Dans un tel contexte certains professionnels essayent de s'en sortir par l'arrêt, d'autres "gèrent" (il faut désormais tout gérer, sa carrière professionnelle, sa vie conjugale, ses émotions, ses enfants...), alors ils gèrent comme ils peuvent en se disant qu'il "reste encore deux ou trois ans à tirer" et que ça devrait aller. Mais bon ça tire, ça tire même dans tous les sens...

Il semblerait qu'une méfiance généralisée se soit répandue un peu partout, voire une défiance généralisée. Le passé est évoqué par les "équipes de direction" comme source d'erreurs ou d'errement. L'encodage des probabilités quant au devenir de l'institution et des pratiques professionnelles, quant à la place de chacun, n'est plus opérant. C'est bien plutôt l'incertitude qui s'installe ce qui ne va pas sans provoquer une certaine angoisse... A quand le prochain départ ? Le prochain arrêt ? La prochaine fermeture de tel ou tel service ? La prochaine circulaire ou le prochain cahier des charges ? La prochaine restructuration associative ? Comme si tout pouvait arriver de manière imprévisible, dans un temps très court, sur la base d'une décision plus ou moins arbitraire. Ce qui peut s'exprimer assez souvent de la manière suivante : "à quelle sauce va-t-on se faire bouffer ?"

Les classifications et les catégories diagnostiques à partir desquelles s'organisent toute une activité de travail, tout un découpage de l'activité de travail, arrivent toutes faites. Dans les institutions qui accueillent des enfants ou des adolescents, nous avons vu proliférer des classifications pour caractériser certaines souffrances ou certaines difficultés : TSA, TDA, TDAH, DYS... La "passion" des classifications et des mesures ne s'épuise pas, bien au contraire. La rééducation neuro-comportementale, revendiquée ou non, tend à devenir une approche exclusive, et ce au nom d'une vérité scientifique qui ne peut pas être contestée, ni même discutée, et qui fait loi. Tout se passe comme si un but à atteindre était défini par avance et qu'un processus de fabrication, avec ses "outils" et ses "étapes", devait être mis en place pour atteindre ce but. La poïesis évacue la praxis, c'est une tendance très nette dans les métiers de l'éducation et du soin.

Les directeurs et directrices d'aujourd'hui dans les institutions de soin et d'éducation sont beaucoup plus jeunes qu'ils ne l'ont été par le passé. Dans une logique "évolutive", un éducateur ou un travailleur social qui avait travaillé sur le "terrain", comme praticien, qui était parti "du bas de l'échelle" et qui s'était "relevé les manches", "coltiné les gamins", voire qui avait "brassé la merde", devenait chef de service pendant quelques années, puis directeur pour finir sa carrière professionnelle. Directeur d'un seul établissement, d'un seul lieu, et non d'un pôle ou d'un secteur, logeant parfois sur place dans un logement de fonction. Actuellement donc, et cela fait déjà quelques années, les directeurs sont plus jeunes, entre 30 et 40 ans, parfois moins. C'est comme si un retournement s'était produit, ce ne sont plus les "anciens" qui sont chargés de transmettre quelque chose d'une histoire ou d'un mythe, ce sont les plus jeunes, formés à la gestion et au management, qui tentent de faire passer un "discours", ou plutôt des énoncés hétérogènes comme prêt à penser, quand il ne s'agit pas de mots d'ordre. Comme le disait Deleuze, peu importe que l'on y croit ou pas, il faut surtout faire comme si l'on y croyait et agir en conséquence. L'expérience institutionnelle est plutôt dénarcissisante (au point de se prendre parfois pour un simple éxécutant, si ce n'est comme un objet jetable ou comme un déchet...) , ce qui se traduit, c'est une hypothèse, par le fameux burn-out, voire par des passages à l'acte suicidaires. Ce qui se dit, assez clairement me semble-t-il, de manière répétitive dans bien des lieux de travail : "il n'y a pas de reconnaissance". Ce "manque de reconnaissance" (il faudrait pouvoir dire ce qu'il recouvre, ce sur quoi il porte et en quoi cela fait problème pour un sujet) peut aussi être lié au fait de ne pas avoir de contrat de travail à durée indéterminée, d'être là en intérim, en remplacement, pour une durée déterminée renouvelable ou non. C'est-à-dire remplaçable, parce qu'on peut toujours remplacer le remplaçant, replaçable parce qu'on peut toujours vous déplacer d'une place à une autre, éjectable parce qu'avec une durée déterminée on peut toujours se débarasser facilement de vous à un moment donné.


Le discours néo-libéral...

Même si ce qu'il se passe dans les institutions paraît tout à fait décousu, nous pouvons quand même remarquer qu'un langage nouveau s'est mis en place, que ses éléments langagiers tendent à s'articuler et à se déployer, avec quelques variations liées aux différentes scènes institutionnelles et aux secteurs d'activités auxquelles elles sont rattachées. On entend donc un peu partout : bienveillance, empathie, résilience. Comme si l'institution ne pouvait plus réguler la pulsion de mort, et qu'il fallait sans cesse en appeler à des dispositions internes aux sujets eux-mêmes pour tempérer les relations professionnelles. Comme si l'axe imaginaire a – a' était devenu prévalent. Pour ce qui concerne les pratiques professionnelles c'est de l'innovation et de l'efficacité dont on entend parler, au moindre coût financier bien entendu.

Il faut être "force de proposition", "pro-actif", "flexible" et "adaptable". Préférer la "simplexité" à la "complexité", les neurosciences à la psychanalyse, savoir se fixer des objectifs et les atteindre. Et puis, croire au management qui peut, éventuellement, se dire participatif... Bref, c'est toute une novlangue qui arrive à nos oreilles ébahies, parfois agacées... La novlangue que je viens d'évoquer est un terme inventé par Orwell dans 1984, roman publié en 1949. Il faut lire Orwell, cette novlangue n'est pas uniquement un "bon mot" ou une petite fantaisie, Il y a tout un "travail" rhétorique et grammatical sur la langue qui nous montre par quels mécanismes tout notre rapport à ce que l'on appelle la réalité peut se trouver modifié. La novlangue qui est à l'oeuvre dans les institutions n'a sûrement pas atteint le degré de "perfection" décrit par Orwell, mais indéniablement il y a quelque chose de la novlangue qui devient prégnant.

Si le domaine informatique fournit des éléments langagiers à la novlangue (distanciel, présentiel, logiciel...), ce n'est pas le seul domaine pourvoyeur de signifiants. Avec l'utilisation récurrente de la notion d'adaptation, c'est implicitement la biologie qui sert de référence. Et cette adaptation implique, comme le souligne Barbara Stiegler (2019), le sentiment diffus d'un retard généralisé. L'espèce humaine serait donc en retard : sur quoi ? par rapport à quoi ? à quelle(s) fin(s) ? à quel idéal ?

Enfin, troisième domaine pourvoyeur de signifiants pour la novlangue, une combinaison de la gestion et de l'économie : gérer, tout gérer, sa vie, ses enfants, son travail, son compte en banque, son relationnel, ses émotions, son capital confiance, etc. Gérer et faire fructifier.

De cette idéologie néo-libérale il faut dégager un discours, le faire passer par un filtre (le management), définir des domaines d'application (les institutions sociales...), puis imposer des pratiques (pratiques validées scientifiquement évacuant la dimension subjective). Et aussi donner un certain pouvoir à différentes instances ou organismes de contrôle (ARS, HAS, ANESM...), et enfin trouver des personnes suffisamment médiatisées pour "incarner" ce discours (généralement ils prétendent se situer en dehors de l'idéologie, dans le pragmatisme, dans le "principe de réalité", dans la vérité, dans le bon sens...).

Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Michel Foucault (L'Ordre du discours) explicite les procédures par lesquelles les discours sont rendus possibles et remplissent une certaine fonction sociale et politique. Les procédures d'exclusion : l'interdit (on ne peut pas parler de tout...), le partage et le rejet notamment au travers de l'opposition entre raison et folie, l'opposition entre le vrai et le faux ("volonté de vérité" qui s'appuie sur des supports institutionnels...). C'est cette volonté de vérité qui, selon Foucault, exerce une pression sur les discours, un pouvoir de contrainte, ce n'est pas qu'une force douce et universelle, c'est également une "prodigieuse machinerie destinée à exclure". Il y a aussi les "procédures internes" : principes de classification, d'ordonnancement et de distribution. Je passe sur les les composantes de ces procédures et sur la suite du texte de Foucault. Il faudrait y consacrer un temps de travail à part entière. Revenons quand même sur cette "volonté de vérité" sur laquelle Foucault s'attarde dans cette leçon inaugurale. Elle est toujours d'une actualité étonnante, détonnante même... La science, les sciences mais pas toutes les sciences sont convoquées pour dire la vérité, et, de cette vérité découlent des décisions, des mesures, des pratiques... Vérité scientifique qui exclut le sujet de la science.

Enfin, si l'idéologie néolibérale a pu constituter un discours qui pèse terriblement sur la vie des institutions et sur les sujets qui sont engagés sur différentes scènes institutionnelles, peut-on considérer le "discours néo-libéral" comme un "nouveau discours" s'ajoutant à ceux évoqués en son temps par Lacan. Quatre discours, du maître, de l'hystérique, de l'universitaire, de l'analyste, plus un autre, celui du capitaliste. Braunstein (2012) parle d'un sixième discours, discours des marchés, structuré comme le discours de l'analyste. Le "discours managérial" comme variation du "discours néolibéral", lui-même variation du discours capitaliste, paraît si changeant, si adaptable, si hybride parfois, si circulairement permutatif (??), qu'il vient interroger ce qui le sous-tend, à savoir sa potentialité perverse.


Le récit institutionnel empêché...


Depuis quelques décennies nous assistons à une dégradation, voire à une liquidation, ou à une évaporation des récits institutionnels. Ces récits ont bien rempli leur office durant quelques décennies. A l'origine des associations médico-sociales par exemple, il y avait souvent un fondateur courageux, un peu frondeur, ou même plusieurs personnes qui n'avaient pas accepté la situation d'enfants ou d'adolescents, de personnes défavorisées, handicapées, etc. Un acte fondateur avait ainsi été posé pour réparer l'inacceptable et changer les choses. Au fil du temps, le fondateur est devenu un ancêtre dont l'oeuvre a été perpétuée par d'autres s'inscrivant dans une sorte de filiation comportant aussi ses problèmes, ses conflits, ses trahisons... Le récit qui relatait cette épopée pouvait être mobilisé à différents moments de la vie institutionnelle. De ces récits institutionnels découlaient un certain nombre de rites et de pratiques qui donnaient de l’efficace à la narration mythique, qui tentaient de la rendre crédible.

Piera Aulagnier (1975) propose, dans le prolongement des considérations freudiennes, le contrat narcissique pour évoquer les rapports réciproques du sujet et du groupe (ou de l'institution) : "chaque nouveau venu doit investir l'ensemble comme porteur de la continuité et réciproquement, à cette condition, l'ensemble soutient une place pour l'élément nouveau". Le discours tenu conformément au mythe fondateur doit être repris, suffisamment repris par l'élément nouveau, puis transmis à d'autres. Du mythe institutionnel fondateur au contrat narcissique, en passant par les rites et les pratiques institutionnalisées, tel était sans doute un cheminement possible, bien que semé d'embûches, ce n'était pas un long fleuve tranquille, mais chacun pouvait essayer de se fabriquer une assise et donner un sens à son travail. Mais ce "contrat narcissique" est probablement d'une autre époque.

La liquidation du récit clinique

La conséquence funeste du déploiement de cette novlangue c'est qu'elle finit aussi par parasiter la manière dont les cliniciens parlent de leur travail. Dans ce passage des savoirs narratifs aux savoirs non-narratifs (Lyotard), le praticien disparaît en tant que sujet. Il n'y a d'ailleurs plus vraiment de temps institutionnalisés consacrés au récit, ni même à l'échange et à la réflexion autour de situations qui pourraient être évoquées par les uns ou les autres. Comme c'est quand même difficile, voire impossible, de faire disparaître totalement cette dimension narrative, c'est dans les interstices de la vie institionnelle (dans les couloirs, dans la cuisine au moment d'une pause, devant la machine à café...) que des professionnels parlent, racontent, par bribes. Il ne s'agit pas de raconter sa vie, ni d'essayer de montrer à quel point nous serions des êtres exceptionnels réalisant un travail exceptionnel, contrairement aux autres qui ne seraient pas comme nous... Il s'agit de parler de ce que l'on fait. Il s'agit aussi par le récit clinique de lier les affects suscités par une rencontre. Le sujet-narrateur tente, au-delà de l'interprétation, de produire une construction pour la partager avec d'autres et pour en éprouver la solidité. Sans mettre l'éthique à toutes les sauces, on pourrait tout de même dire que cela relève d'une éthique, ou qu'il y a une dimension d'ordre éthique dans cette démarche.

Ce que le récit amène c'est la dimension du sujet, et précisément, c'est peut-être ça qui fait problème, ce sujet dont on ne veut plus, dont il faut se débarasser, qu'il faut évacuer. Parce que le sujet dans son acception psychanalytique est un sujet divisé par le langage. L'avènement de la psychanalyse, avec Freud puis avec Lacan, est venu entamer le cogito cartésien et l'univocité du symbolique. Pour Freud, le "doute" vient notamment du rêve. Cette "pensée inconsciente" qu'est le rêve ne serait-elle pas le "lieu" du je pense par lequel le sujet révêle sa vérité ? D'en affirmer la certitude Freud réalise "le progrès par où il nous change le monde". Partant de Freud, et reprenant ceux qui ne savent pas ce qu'ils disent mais qui disent avant les autres, à savoir les poètes, Lacan porte intérêt à la petite phrase de Rimbaud : je est un autre. Cet autre étant à prendre avec la plus grande précaution. S'agit-il du semblable, du prochain, d'un idéal de je, d'une cuvette ? Autant d'autres. Descartes, dans le fil de ses Méditations, établit son cogito : "Je pense donc je suis". Et c'est du doute qu'il tire l'assurance de penser. Comme Lacan le souligne "ce que vise ce je pense en tant qu'il bascule dans le je suis, c'est un réel". Reste encore à s'assurer du vrai et, pour Descartes, cette garantie du vrai est fournie par un Autre pas trompeur, un Autre qui garantisse que la raison objective soit pourvue "des fondements nécessaires à ce que le réel même dont il vient de s'assurer puisse trouver la dimension de la vérité". Cet Autre, ici Dieu parfait, écrit Lacan, fait de la vérité son affaire et "quoi qu'il ait voulu dire, ce serait toujours la vérité".

Tentons un pas supplémentaire : le sujet est à "décrotter du subjectif", il se présente comme "sujet sans subjectivité", effet de la chaîne signifiante il se destitue en s'instituant et s'institue en se destituant. Autrement dit : à être signifiantisé il s'en trouve mortifié. Provenant du champ de l'Autre, le sujet amène au questionnement concernant deux modalités de son rapport à l'Autre : l'aliénation et la séparation. Ce sujet-là et son rapport à l'Autre voilà probablement ce dont les tenants lieu de l'hypermodernité ne veulent rien savoir, son procès est en cours.

[La suite du texte sera proposée ultérieurement]

Xavier Gallut


Bibliographie


Aulagnier, P. 1975. La violence de l’interprétation, Paris, PUF

Braunstein, N. 2012. "Le discours des marchés : discours peste (pst). Discours post ? Un "sixième discours" ?", Savoirs et Clinique, n°15, p.208-217

Foucault, M. 1971. L'ordre du discours, Paris, Gallimard

Lacan, J. 1991. Le Séminaire Livre XVII, tome 17 : L'envers de la psychanalyse, Paris, Seuil

Ogilvie, B. 2005. Lacan. Le sujet : la formation du concept de sujet, 1932-1949. Paris, PUF

Orwell, G. 2020. 1984, Paris, Gallimard

Porge, E. 2009. "Un sujet sans subjectivité", in Essaim, n°22, p.23-34

Stiegler, B. 2019. "Il faut s'adapter" : sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard


« Comment penser le récit dans la psychanalyse » [1] Max Khon

Comment penser le récit dans la psychanalyse? [2]. La lecture de Temps et récit de Ricœur [3] avait été un déclencheur pour ma réflexion. Est-ce que la définition du récit comme mise en intrigue des actions représentées suffit ? Voyons donc d’abord la définition du récit en général et essayons de préciser ce qu’est un récit analytique.

Définition du récit

Le récit de resit, réciter, est la relation orale ou écrite de faits vrais ou imaginaires. C’est un solo vocal ou instrumental, une partie qui exécute le sujet principal dans une symphonie. Le récitatif est l’un des claviers de l’orgue, généralement placé au-dessus du positif, le clavier secondaire du grand orgue destiné à faire ressortir une partie de solo. Nous y voilà : il s’agit d’entendre la voix du sujet de l’inconscient, de bien la distinguer et de ne pas la confondre avec d’autres. La voix de l’analyste peut la recouvrir. Nous, analystes, donnons de la voix mais nous devons d’abord donner la parole à l’inconscient. Nous n’y arrivons pas toujours, et en ce sens le récit dans la psychanalyse avec nos collègues peut être autant la preuve de notre échec que de notre réussite.

Montaigne

Montaigne [4] , au livre III, chapitre II, « Du repentir », des Essais, écrit : « Les autres forment l’homme ; je le récite et en représente un particulier bien mal formé, et lequel, si j’avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu’il n’est ». Je mets la citation de Montaigne au départ de mon propos, car comme il le dit lui-même : « Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant d’une yvresse naturelle... Je ne peins pas l’estre, je peints le passage... Il faut accommoder mon histoire à l’heure.» [ 5 ]

NOTES


1/ Intervention « comment penser le récit dans la psychanalyse » à la journée d’étude « Faire cas du récit dans l’approche des symptô mes » de l’IPOP (Interrogation Psychanalytique d’Orientation Profane), Angoulême, 25 mars 2023. https://www.ipop.info/post/correspondants

2 KOHN (M), (1998), Le Récit dans la psychanalyse, Ramonville Saint-Agne, Éd. Erès, collection Actualité de la Psychanalyse dirigée par Serge Lesourd,. Réédition, préface de Robert Samacher, Collection « Culture & Langage », Paris, MJW Fédition, 2014. KOHN (M), « Je récite l’homme : du récit dans la psychanalyse » in Cliniques méditerranéennes, n°77, le marché de la souffrance psychique, 2008, 205-214.

3/ RICŒUR (P.), Temps et récit.1.L’Intrigue et le récit historique. 2. La Configuration dans le récit de fiction. 3. Le Temps raconté, Paris, éd. du Seuil, 1983, 1984, 1985.

4/ MONTAIGNE, Essais, in Œuvres complètes, livre III, chapitre II, « Du repentir », p. 782, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1962.

5/ MONTAIGNE, Ibid. p. 782. Les questions

J’aime Montaigne, c’est un ami. Il ne sait pas ce qu’est l’homme en général, mais en particulier, ce en quoi il rejoint Spinoza dont Jean-Toussaint Desanti avec qui j’ai eu la joie de travailler, était un grand lecteur, qui pense l’écart entre le mode fini de la créature et la pensée infinie de l’entendement divin : « Par mode, j’entends les affections de la substance, autrement dit ce qui est autre chose, par quoi il est aussi conçu. »[6] Ce que je pense de moi n’a rien à voir avec ce que Dieu pense de moi. Ce que je raconte, ce que je me raconte, n’a rien à voir avec ce que Dieu pourrait raconter. Mais raconte-t-il ? Les hommes, eux, se racontent certainement des histoires, et en racontent aux autres. Qu’est-ce que l’homme ? Je n’en sais rien, et je ne pense pas que la psychanalyse détienne la vérité là-dessus. C’est la première question, celle de la définition d’un homme qui ne peut pas se définir, car il est ouvert sur l’infini du sens, l’exigence du sens, sa fuite et sa connexion, jamais stabilisée, où il doit reprendre toujours sa manifestation dans son inachèvement, comme le fait Jean-Toussaint Desanti [7], sur le tas, comme Montaigne qui accommode son histoire à l’heure. J’essaye d’être analyste, ce qui veut dire que je ne le suis pas forcément dans mon cabinet. Car dans le travail que j’ai fait en institution, dans un Centre maternel [8], sur la relation entre mères et enfants, je ne faisais qu’utiliser la psychanalyse, pour voir si l’enfant fait événement pour sa mère, et le dégager des conflits avec elle et avec le personnel. Ce que pense l’enfant de la situation dans laquelle il est, il faut que quelqu’un le pense.[9 ].Je ne fais que représenter l’enfant sans me substituer à lui, penser pour lui ce qu’il pense inconsciemment. L’inconscient pense. Qu’est-ce que penser ? Cela se raconte-t-il ? Voilà une autre question. Si l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses, comme le pense Spinoza [10] , alors nous sommes toujours en écart entre les deux, et nous devons trouver et retrouver du sens, pas le sens. Il n’y a pas de sens ultime. Les récits relient des événements,

NOTES



6/ SPINOZA, L’Éthique in Œuvres complètes, première partie, « De Dieu », V. Définitions, Paris, éd. de la Pléiade, Gallimard, 1967.

7/ DESANTI (J-T.), « La Phénoménologie sur le tas », propos recueillis par Vincent Gérard, Le Magazine littéraire, « La Phénoménologie, une philosophie pour notre monde », n° 403 novembre 2001, 29-33, p. 32.

8/ KOHN (M.), Le travail clinique en centre maternel. Les entretiens d’accueil à la Maison de la Mère et de l’Enfant, Collection « Langage et culture », Paris, MJW Fédition, 2011.

9/ KOHN (M.) et NAVELET (C.), « L’Intervention psychologique en Centre maternel » in L’Information psychiatrique, N° 1, vol 77, 761, janvier 2001, 55-60.

10/ SPINOZA, Ibid, cinquième partie, « De la puissance de l’entendement ou la liberté humaine, démonstration de l’axiome II, p. 566.

et mettent du sens pour les hommes sur ce qui leur arrive dans le temps, et l’œuvre de Paul Ricœur Temps et récit [11 ] est fondamentale de ce point de vue. On ne soumet pas des récits à des normes impunément, on ne les met pas au service de concepts sans risque. Dans nos récits d’analystes sur nos patients, il s’agit de la vie des gens. On ne joue pas avec la vie des gens pour se faire une carrière. Mes patients ne sont pas des cas. Comment parler de ce qui se passe dans la cure ? Voilà une autre question. Il s’agit d’événements. Qu’est-ce que raconter un événement dans la cure ? Qu’est-ce qu’un événement ? J’ai repris en ce qui me concerne [12] la définition de l’événement de Vladimir Jankélévitch : l’événement est quelque chose qui arrive qui n’est pas rien. C’est presque rien. Son œuvre est elle-même une expérience, qu’il faut avoir lu en entier, jusqu’à l’article le plus infinitésimal. Dans Philosophie première, il écrit : « Nous définissons l’instant comme le moindre être intermédiaire entre l’être descriptible, racontable, analysable ou l’insaisissable rien ».[13]

Les concepts

Desanti, dans Réflexions sur le temps. Variations philosophiques 1, écrit à propos de saint Augustin : « De quoi parle-t-il donc ? De la possibilité d’un récit qui rassemble sans cesse ce qui se disperse. »[14] Le temps échappe par définition, l’instant n’est jamais présent. C’est trop tôt ou trop tard. J’anticipe ce que je veux, ce qui arrive n’a rien à voir avec mon horizon de représentation, même si quelquefois c’est le cas. L’inadéquation des idées et des choses est le lot de notre être dans le temps, source de déchirement permanent. La vie passe. Comment fixer ce qui échappe sans sombrer dans la nostalgie ?[15] Je reprends pour la définition du récit ce que Desanti dit : « Le mot « récit » désignera donc l’engagement réciproque de la parole dans le temps et du temps dans la parole. »[16] Il s’agit bien, comme il le dit, de déterminer où se forme l’éclosion de la connexion nécessaire du temps et du discours.[17] Il faut saisir le germe de l’acte récitant de l’être parlant. Le récit constitué ne m’intéresse

NOTES


11/ RICŒUR (P.), Temps et récit. 1. L’intrigue et le récit historique. 2. La configuration dans le récit de fiction. 3. Le temps raconté, Paris, éd du Seuil, 1983, 1984, 1985.

12/ KOHN (M.), Mot d’esprit, Inconscient, événement, Paris, L’Harmattan, 1991.

13 / JANKÉLÉVITCH (V.), Philosophie première, Paris, PUF, 1986, p. 160.

14 / DESANTI (J-T.), Réflexions sur le temps. Variations philosophiques 1, Paris, Grasset, 1992, p. 48.


15 / JANKÉLÉVITCH (V.), L’Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974.

16 DESANTI (J-T.), ibid p. 92.

17/ Ibid p. 159. pas en tant que j’essaye d’être analyste. Mon problème, c’est que de l’inconscient se produise dans la cure, mais dès que je le saisis, il m’échappe. La précipitation dans le récit est défensive. Je crois pouvoir fixer par un récit le temps qui passe, ce qui fait événement. La constitution du récit me sollicite. Notre récit de psychanalyste raconte ce qui arrive quand on essaye d’être analyste. Il prouve malheureusement souvent que nous ne le sommes pas. L’appartenance à une institution, à un code, à une doctrine, même pas une théorie, est le plus souvent l’enjeu. La psychanalyse existe et elle a de la valeur malgré ce que nous faisons comme psychanalystes quand nous racontons des histoires. Quelquefois comme avec Searles [18 ] ou Winnicott [19] , et bien d’autres, il se passe vraiment quelque chose. C’est l’éclosion du récit qui m’intéresse, je parle ici du récit du psychanalyste, étant bien entendu qu’il y a aussi le récit du patient. Mais nous rencontrons là une essentielle polyphonie du récit dans la psychanalyse. Il n’y a pas que notre récit d’analystes, montrant dans l’ensemble que nous sommes analystes, et non pas que nous essayons de l’être, ce qui n’est pas du tout la même chose. Essayer d’être, ce n’est pas partir de l’être comme une donnée, où le récit se coulerait sans faire scandale. L’étymologie du mot scandale, renvoie au bas latin scandalum, qui veut dire obstacle, pierre d’achoppement. Desanti dit dans La Philosophie silencieuse ou critique de la philosophie des sciences : « Les Grecs désignaient par le mot problema la qualité de ce qui est porté devant et le demeure, à la fois obstacle et moyen d’éviter l’obstacle (ou le danger : on dit du bouclier qu’il est problema). »[ 20 ] Le récit est un obstacle et un moyen d’éviter l’obstacle, un bouclier contre les événements inconscients, car ce qui compte dans la psychanalyse, c’est l’émergence des événements inconscients, pas leur précipitation dans du sens. L’événement est un scandale. Dans le même livre, Desanti écrit : « Il n’existe pas de région du signifiant assez forte pour assigner à jamais des bornes à la manifestation des effets littéraires... »[21] La littérature se coltine le signifiant qu’elle ne peut pas enfermer, qui la déborde sans cesse. Elle est une expérience du signifiant, sans que celui-ci ne se fixe en sens.

NOTES


18/ SEARLES (H.) L’Effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 1977.

19/ WINNICOTT (D. W.), La Consultation thérapeutique et l’enfant, Paris, Gallimard, 1971.

20/ DESANTI (J-T.), La Philosophie silencieuse ou critique des philosophies de la science, Paris, éd. du Seuil, 1975, p. 111

21/ Idem p. 236. Claude Lévi-Strauss dans « L’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » dit : « [...] L’homme dispose dès son origine d’une intégralité de signifiant dont il est fort embarrassé pour faire l’allocation à un signifié, donné comme tel sans pour autant être connu. Il y a toujours une inadéquation entre les deux, résorbable pour l’entendement divin, seul, et qui résulte dans l’existence d’une surabondance de signifiant par rapport aux signifiés sur lesquels elle peut se poser. »[22] Seulement voilà, l’analyste n’est pas Dieu, quoi qu’en pensent les patients, qui sont des croyants, sinon ils ne viendraient pas se faire entendre. Ce que nous pensons comme analystes, et qui passe dans des récits, n’est pas forcément adéquat à la situation clinique. Il y a vraiment excès de signifiants, et nous sommes débordés, que nous le voulions ou non quand nous parlons et écrivons sur notre activité. Le récit dans la psychanalyse est polyphonique, et l’œuvre de Bakhtine [23] est incontournable de ce point de vue. L’analyste et le patient ne parlent pas la même langue. Les autres non plus d’ailleurs. Ils croient le faire, mais c’est faux. La cure le montre. Il faut apprendre la langue que l’on parle en s’écoutant. En s’écoutant, ça rentre. Cela ne va pas de soi. Alors l’outil dans la cure, c’est le langage, le corps parlant plusieurs langues, multilingue. Il faut apprendre plusieurs langues, et pas seulement la sienne.

Typologie

Mikhaïl Bakhtine [24], dans Problèmes de la poétique de Dostoïevski, écrit : « Le mot n’est pas une chose mais le milieu perpétuellement mobile, perpétuellement changeant où l’on communique par le dialogue. Il ne renvoie jamais à une seule conscience, à une seule voix. La vie du mot, c’est de passer de bouche en bouche, d’un contexte à un autre contexte, d’un groupe social à un autre, d’une génération à une autre génération. Ce faisant le mot n’oublie pas quelle est sa voix et ne peut se libérer complètement du pouvoir qu’ont sur lui les contextes concrets dans lesquels il est entré ». Le mot à deux voix de Dostoïevski, est aussi le mot de l’autre, créateur du dialogue intérieur et reflété. Le thème passe par des voix multiples diverses, et les romans de Dostoïevski sont tous dialogues.

NOTES


22/ LÉVI-STRAUSS (C.), « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in L’Essai sur le don, Œuvres complètes, Paris, PUF, 1983, p. XLIX.

23/ BAKHTINE (M.), Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne, éd. l’Âge d’Homme, 1970. BAKHTINE (M.), L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.

24/ BAKHTINE (M.), Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne, éd. l’Âge d’Homme, 1970, p. 235. Ce qui compte, c’est l’interaction des discours dans les dialogues quelles que soient les particularités linguistiques. C’est une parole prononcée par une parole, et adressée à une parole. Voilà un modèle pour ce qui se passe dans la cure psychanalytique comme expérience de la polyphonie. Et là aussi, ça résiste. Nous ne voulons souvent qu’une seule voix, celle du patient. L’analyste se tait... Il y a plusieurs voix, qui ne parlent même pas la même langue. Il faut des traducteurs qui doivent courir d’un endroit à l’autre du cabinet. Le mot n’est pas le mot impersonnel de la langue, mais le signe d’une position de sens appartenant à quelqu’un d’autre, comme représentant de l’énoncé d’un autre, et nous percevons en lui la voix d’un autre. C’est ce modèle qui convient à la psychanalyse. La technique de la cure n’est pas un dogme, mais elle donne lieu à des dogmes, pour des raisons linguistiques, pour refermer le mot comme mot impersonnel d’une seule langue. Les mots du patient et les mots de l’analyste sont mêlés. Il ne faut pas distinguer ce qui appartient à chacun au départ, mais à l’arrivée. Il ne faut pas se précipiter pour identifier les affects dans la cure, pour dire qui parle. Ce peut être l’inconscient d’un autre que le patient, ce peut être l’inconscient d’un autre que l’analyste.

Un exemple clinique

Je voudrais prendre un exemple dans la pratique que j’ai eu des entretiens d’accueil des mères à la Maison de la Mère et de l’Enfant à Paris.[25] « Mauricette a 19 ans et demi (née dans un village en Algérie). Elle est arrivée en France alors qu’elle avait 13 mois. Elle a été adoptée : elle en ignore la raison et ne connaît pas ses parents biologiques. Ses parents adoptifs ne les connaissent pas non plus. Jusqu’à 13 mois, elle était en clinique : c’est sa mère adoptive qui le lui a dit. Ses parents adoptifs ont trois enfants : 1er. Karim, 45 ans, marié, une fille. Cela fait 1 an que Mauricette n’a plus de ses nouvelles, parce qu’elle ne vit plus chez ses parents, elle ignore de qu’il fait. 2e. Fayçal, 32 ans, célibataire, ne travaille plus ;

NOTE


25/ KOHN (M.), Le travail clinique en centre maternel. Les entretiens d’accueil à la Maison de la Mère et de l’Enfant, Entretien d’accueil no 5 : avec Mauricette X, le 26 mai 2008. « J’ai des parents adoptifs », Op cit. p. 85-87. 3e. Locif, 26 ans, célibataire. Elle ignore ce qu’il fait. Ses parents adoptifs sont musulmans, comme elle. Ils ont adopté un enfant parce qu’ils voulaient une fille. Elle s’entend bien avec la famille. Il y a quelques disputes avec sa mère : elle ne ferme pas sa bouche, elle répond trop. Avant d’accoucher, elle était opératrice de saisie en intérim. Elle a une fille, Sarah, 17 jours. Le nom du père de l’enfant est : Smai Y. Il n’a pas reconnu l’enfant. Sa mère est au courant, mais ne veut pas entendre parler de l’enfant. Elle ignore pourquoi. Peut-être est-ce le fait qu’ils ne soient pas mariés : « C’est peut-être cela qui a joué. » Il va le reconnaître plus tard. Mais si sa mère n’est pas d’accord, elle devra attendre encore. Elle est avec Smai Y depuis 2 ans et demi. Il ne travaille pas. D’origine algérienne et de nationalité française, il vit chez sa mère. Mauricette l’a connu par une amie. Actuellement, Mauricette vit à l’hôtel. Elle s’est disputée avec Locif. C’est un problème familial personnel dont elle refuse de parler : « Si c’est personnel, c’est personnel. » Ses parents n’acceptent pas sa grossesse : ils ont vu l’enfant, mais comme il a été conçu hors mariage, ils ne sont pas contents. Dès qu’elle peut mettre la petite à la crèche, elle le fait et s’en va travailler. Elle ne sait pas du tout où elle en est avec le père de son enfant. Comme elle n’articule pas, je lui demande souvent de répéter ce qu’elle dit.

******************** J’ignore le prénom de mon interlocutrice que j’ai choisi d’appeler Mauricette. Ce qui est très frappant dans cet entretien, c’est d’une part, l’attitude des parents adoptifs de Mauricette par rapport à sa maternité et le rejet dont elle est l’objet, et d’autre part, le motif pour lequel ses parents ont accepté cette adoption (ils voulaient une fille après avoir eu trois garçons). Quelle est la raison qui a poussé cette famille à faire cette adoption ? On a l’impression qu’il y a dans cette famille quelque chose qui ne va pas et plus particulièrement au sein du couple parental. On le retrouve auprès des enfants : Mauricette n’a plus de nouvelles de son frère Karim, 45 ans, depuis plus d’un an. Pour quelles raisons ? Fayçal à 32 ans est célibataire et ne travaille plus. Elle ignore ce que fait Locif, son frère de 26 ans. Il y a des choses qui ne vont pas du côté des enfants. L’ignorance de Mauricette à leur égard est, à mon avis, plus volontaire qu’anecdotique. Il y a quelque chose d’obscur dans cette adoption et il est certain que durant cet entretien d’accueil, l’institution se trouve à la place des parents adoptifs pour lui dire ce qu’il y a à lui dire. La scène primitive est évidemment convoquée de manière forte dans le cas d’une adoption où l’enfant ne sait absolument pas à quel saint se vouer ; il n’a pas forcément de représentation de scènes primitives puisqu’elle lui est dérobée, ses parents eux-mêmes s’étant dérobés à leur filiation. Il y a du conflit et donc nécessairement du traumatisme dans cette origine inconnue qui est la sienne. Les parents adoptifs ne connaissent pas les parents biologiques ; jusqu’au treizième mois, elle est restée en clinique : pourquoi ? Que s’est-il passé ? On peut imaginer n’importe quoi. L’effet sur l’enfant de ce type de situation est à prendre en considération comme précédemment pour Lilye, l’enfant de Patricia X. Avec sa mère adoptive, elle dit qu’elle ne ferme pas sa bouche et répond trop (sic). Le conflit est très important et rejoint son interrogation sur ses vrais parents et sur les raisons qui les ont poussés à l’abandonner. La situation est potentiellement dans un fort conflit. Le père de son enfant de 17 jours n’a pas reconnu ce dernier. Qu’est-ce qui se passe là aussi ? On a l’impression d’une répétition de sa propre histoire : ses parents ne l’ont pas reconnue et ont délégué leurs responsabilités à l’institution et à l’adoption. Sa mère est au courant, mais ne veut pas entendre parler de l’enfant. Est-ce parce que Mauricette n’est pas mariée et que ses parents adoptifs sont musulmans ? C’est en tout cas la raison qu’apporte Mauricette. Le père de l’enfant va le reconnaître plus tard, mais la mère de Mauricette n’est pas d’accord. Qu’est-ce qui se passe du côté de la mère adoptive pour qu’elle ait un tel rejet ? Qu’est- ce qu’ils ont voulu recouvrir en adoptant cet enfant ? Que répare l’enfant dans leur couple ? Dès que sa fille adoptive a un enfant et devient mère, elle est rejetée : la religion sert de repoussoir. C’est par le circuit amical que Mauricette rencontre le père de son enfant, Smai, français d’origine algérienne. Manifestement, l’idée qu’il ne doit pas reconnaître l’enfant parce que c’est conflictuel pour sa mère ne tient pas la route. Il y a quelque chose qui vient de Mauricette et qui l’arrange dans le fait de ne pas faire reconnaître son enfant par cet homme. Il y a un problème avec Locif, le plus jeune de ses frères, dont elle ne veut absolument pas parler. Les parents de Mauricette n’acceptent pas sa grossesse sous prétexte qu’elle a été réalisée hors mariage. Mauricette vient chercher dans l’institution de vrais parents adoptifs et même de vrais parents tout court. » Pour conclure, dans la psychanalyse le récit est polyphonique, il ne faut pas se précipiter pour distinguer les voix de l’analyste, du patient, des ancêtres, avant, mais bien après que des événements inconscients ont eu lieu.[ 26 ] J’ai essayé dans cette intervention de dégager à partir de mon expérience clinique, et certainement pas au nom de la psychanalyse, de grandes lignes de recherches sur la question du récit dans la psychanalyse, qui reste une question, même si le plus souvent le récit est pour nous psychanalystes, une réponse. Je ne sais pas ce qu’est l’humain, mais je sais que la littérature en parle très bien, avec une richesse incroyable, par rapport à ce que je pourrais dire de mon expérience de la psychanalyse. Je conclurai bien sûr sur Montaigne : « Or les traits de ma peinture ne forvoyent point, quoy qu’ils se changent et diversifient. Le monde n’est qu’un branloire perenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte, et du branle public et du leur. »[27] Le récit dans la psychanalyse, c’est la mise en intrigue des actions non représentées.

NOTES

26/ KOHN (M.), « La Polyphonie dans la psychanalyse » in Pratiques psychologiques, Interventions en psychologie, 2000-2, 11-16 27/ MONTAIGNE, ibid. p. 782.




« Vie de poète » d’un promeneur ironique dans la langue. P. Lacadée


Le docteur Lacan recommande de suivre un écrivain à la plume, d’être attentif à l’unité de style pour cerner son accent de singularité, dont il nous faut savoir entendre la résonance dans un mot, pour en détecter le délire mais aussi cette cohérence qui équivaut à une logique. S’engager dans cette voie permet d’étudier les significations de la folie, mais aussi « cette caractéristique qui, de l’unité d’un style aux stéréotypies, marque chaque forme de délire, c’est tout cela par quoi l’aliéné, par la parole ou par la plume se communique à nous. »


Robert Walser le dit lui-même il vient d’écrire avec son livre Vie de Poète, son livre le plus lumineux, tout en nous invitant à le lire comme une histoire romantique. Lui s’est enfermé à la fin de sa vie à l’asile, dans le silence en gardant la mémoire. Il s’est annulé sans s’oublier dans une folie incurable, cessant d’écrire pour rester libre. Il redoublait l’asile qui s’était refermé sur lui d’un enfermement intérieur qui préservait sa liberté libre de sujet, aspirant comme son héros Jakob von Gunten, à être insignifiant et le rester, mettant toute son ambition à n’être rien soit un ravissant zéro tout rond. Il consacre son dernier chapitre à Höderlin, qui avait une nostalgie maladive de l’enfance… Et là où Hölderlin sentait qu’il sombrait, sa musique et ses vers enchantaient. Il chantait la destruction et l’anéantissement de sa vie sur l’instrument de la langue qu’il parlait dans de merveilleuses mélodies dorées… Les mains d’un pouvoir fatal l’arrachèrent au monde et à ses dimensions trop étriquées pour lui et le jetèrent par-dessus le bord du saisissable, dans la folie. Il sombra comme un géant dans ces abîmes désirables et bienfaisants inondés de lumières riches en feux follets afin d’y somnoler pour toujours dans une douce distraction et dans l’opaque. Impossible de ne pas y entendre une anticipation poétique du destin de Walser lui-même.

Son style ironique celui qu’il s’était façonné une vie entière et qui, de longue date, faisait sa bizarrerie aux yeux du monde, puisqu’il n’en faisait qu’à sa tête, éclate dans ce Livre-Vie de poète. Curieux mélange d’un extravagant, toujours en promenade ironique sur quelque route mais pas-sans en faire résonner la langue toujours de l’Autre et d’un commis soigneux aux écritures. La route mettait en mouvement son écriture de poète, comme sa marche mettait en route le paysage et le monde. (Petite mésaventure sur la route) Il pouvait lui arriver de tenir un Disours à un poêle, mais aussi à un bouton. Sa plume sur la feuille vagabonde, comme le vagabond qu’il était cheminait épris de cette route joyeuse, où grâce à l’écriture il trouvait un singulier bonheur. Il voue dans ce livre un culte à la vie, allant même jusqu’à plus tard, dans son roman Le Brigand faire l’éloge de la vie en la faisant parler. Le je qui prend la parole dans cette série de poésies brèves, est le même que celui que Lacan interroge dans le séminaire D’un Autre à l’autre : Qui dit je ? Le poète ici répond : Le je, qui dit je suis, est, ici multiple.


Dans son texte Le presbytère, il le précise « Mon nom est tel et tel, et je suis çi et ça. » Pour lui, il est clair que le vêtement fait le moine et que « son habit ne ment pas ». Walser, dans ses habits d’emprunts, doit être saisis comme « une chose extérieure » quelqu’un qui se revêt lui-même du pronom je. Aussi bien n’envisageait-il l’histoire et la vie que dans l’unité des contraires, ne formant au bout du compte qu’« une seule personnalité contradictoire » (p. 11)


Walser n’est pas Hölderlin, qu’il décrit ainsi : Un héros était dans les fers, un lion devait faire le gentil et le poli, un Grec royal évoluait dans un salon bourgeois, et les parois étroites, mesquines, joliment tapissées broyaient son merveilleux cerveau. Mais lui, Walser-Le poète s’arrange plutôt de cette vie à personnalité multiple comme on dirait aujourd’hui, il tire son épingle du jeu du morcellement de son être. Il est le laquais, le domestique, le commis, mais qui s’évade aussi bien, muse et musarde dans l’intervalle des moments où il est voué consciencieusement à la tâche de servir. Bref, il garde sa liberté de mouvements dans une écoute sans pareil de la sonorité de la langue, ce qu’il nomma son lac acoustique. Je trouvai recommandable de garder pour moi, par prudence, le secret de mon bonheur. Cela me paraissait juste d’avoir à strictement éviter de divulguer mon doux savoir et de garder pour moi mes agréables silences pleins de promesses. (Marie)


Le style du poète


Quiconque se comporte bien a du style, déclare Walser dans son bref écrit Style où il écrit qu’avoir le sens du style est un plaisir et que le style est une attitude, soulignant ainsi ce nouage entre style et mode de jouissance. Son style de poète se source dans la vie de son écriture, elle-même nouée à son corps vivant grâce au lien entre la promenade et la langue.

En affirmant le style est une attitude, il indique aussi comment son style ironique, son rapport au langage, lui ont imposé de faire de la beauté du son, de l’esthétique verbale une fonction. C’est par là que sa part de vivant, celle qui était nouée à l’objet voix, façonne son écriture et lui permet de s’inscrire de façon extime dans l’Autre.

Son propre style de vie de poète s’origine de sa position par rapport à la langue. Pour lui, il n’y a pas de style sans rapport à l’Autre du savoir que véhicule la langue articulée, celle qui fait qu’un mot tout seul ne veut rien dire, sauf ce qui pourrait se déduire de sa simple sonorité. D’une façon générale, bien que je me croie intelligent, j’ai peu de goût pour le savoir. Pour la raison, je pense, que je suis tout le contraire d’un curieux. Je laisse arriver beaucoup de choses qui me concernent, sans me préoccuper de la façon dont elles arrivent.


Le style est une attitude ironique dans la langue

Robert Walser est un artiste de la langue. Son style ironique, qui concerne sa modalité de jouissance, met à distance tout rapport à l’ordre du sens commun. Pour lui, comme le dit Lacan dans sa conférence Triomphe de la religion, le verbe fait jouir : S’il n’y avait pas le verbe, qui, il faut bien le dire, les fait jouir, tous ces gens qui viennent me voir, pourquoi est-ce qu’ils reviendraient chez moi, si ce n’était pas pour à chaque fois s’en payer une tranche de verbe ? Moi, c’est sous cet angle-là que je m’en aperçois. Ça leur fait plaisir, ils jubilent.

Lacan précise bien que pour ce personnage répugnant qu’est un homme moyen, le drame ne commence que quand le verbe est dans le coup, quand il s’incarne, comme dit la religion la vraie. C’est quand le verbe s’incarne que ça commence à aller vachement mal. L’homme est ravagé par le verbe, et c’est de ce ravage que Robert Walser déduit son style ironique, indice d’une posture face au langage qui imprègne son être et tous ses écrits, jusqu’à choisir une écriture miniaturisée pour refuser, ou se protéger de l’Autre de la lecture.

Cependant ce mode ironique met aussi en évidence un autre usage du langage : celui, destiné à produire chez l’Autre des effets. Il utilise à merveille l’art des mots. Il l’écrit, le langage ne sert pas à dire la vérité car les mots ont leur volonté propre à eux.

Walser signe de son ironie mordante sa résistance à rentrer dans ce dans quoi il pense que l’Autre veut l’inscrire. Il montre aussi avec virtuosité comment il se dérobe aux exigences du grand roman d’une vie en choisissant le grotesque de la réduction : voilà un roman miniature, de trois pages et demie, écrit en réduisant l’écriture, et enfin en réduisant le personnage de l’enfant à zéro.

Pour lui, le langage retrouve toute sa puissance, le mot réalise la chose, il ne se réduit pas à être le reflet de l’être des choses. Le langage transforme son être, ainsi il devient la servante de la lettre qui le féminise. Le mot retrouve sa vocation proprement humaine, celle du pouvoir d’évocation échappant au sens commun, pouvoir de jouissance rendant nécessaire la lecture à voix haute, pour devenir son propre auditeur – ce que Peter Utz appelle l’auralité de Walser. Tous ses dramôlets, mais aussi Le Brigand, sont l’illustration paradigmatique du fait qu’il n’a dialogué qu’avec lui-même, car lorsqu’il parle à voix haute, il s’entend avec lui-même. Dans Le Brigand, Walser fait dialoguer l’auteur avec son lecteur, mais aussi avec son double le brigand qui n’est autre que la part indicible de lui-même, qui trouve ainsi à se dire. La seule arme du roman est ce pouvoir trouble et redoutable des mots qui illustre le pouvoir de néantisation de la langue.


L’éveil de la langue vivante


Walser était très sensible au fait que l’homme doit consentir à passer par le défilé de la chaîne signifiante pour y articuler son désir. Mais, pas tout du mot peut dire l’être du sujet. Le désir est articulé à l’objet a indicible, ici l’objet voix, soit ce qui de l’indicible résonne dans la sonorité du signifiant tout seul.

En effet, si l’homme veut se dire à l’Autre, s’il veut articuler son désir de vérité, il faut qu’il consente à sacrifier quelque chose. Le refus de Walser de céder cette jouissance du Verbe, le fait se maintenir à la porte, à la lisière du bois, ravi du tour joué à l’Autre, préférant se sentir libre : non, l’Autre ne saura rien de lui, il préfère se tenir à la frontière du sens commun pour j’ouir de la langue et de la sonorité, qui l’entraînent dans un autre chemin.

S’il bavarde tout seul à voix haute ou avec une extrême politesse, c’est pour éviter la rencontre avec l’Autre, trop intimante, à ses yeux.

Car à chaque terme utilisé, c’est un peu de son ontologie qui est perdue ainsi, seule la solution d’être un zéro incarne son être inentamable par le pouvoir d’un mot. D’où son silence ou bavarder tout seul, car parler à l’Autre, c’est non seulement toujours mentir un peu, mais c’est surtout mourir. Walser est en effet plus particulièrement sensible au côté arbitraire de la langue, qui ne fait que recouvrir de son mensonge le réel du mot, et à son pouvoir de néantisation.

Sa trouvaille c’est donc la création, dans et avec le langage, d’une fabulation si particulière qu’il peut la retourner de l’intérieur, de telle sorte qu’elle devienne un moyen d’éveil de la conscience. Procédé qu’il utilisera à merveille en reprenant les contes de Cendrillon et Blanche Neige pour donner la parole au conte lui-même.

Walser veut maintenir son lecteur, et surtout lui-même, en éveil, d’où son rapport si particulier à l’ordre établi, l’ordre bourgeois qui endort l’être. C’est là son ironie : si tout discours doit en passer par le dia-logos, le mot ment, d’où l’importance de faire surgir le détail inaperçu sauf par lui. C’est là où son Jetztzeitstil , son style-du-temps-présent, qu’il désigne ainsi dans son roman Le Brigand, prend en compte le temps-présent tout en s’en démarquant pour en faire jaillir la fulgurance instantanée de son style si singulier. Parlons plutôt dans le style du temps présent s’admoneste à l’improviste le narrateur dans Le Brigand ! Si cette invitation s’adresse au brigand, Peter Utz fort justement nous invite comme lecteur à lire Walser dans son style-du-temps-présent. De fait il ne peut écrire que contre l’Autre, à côté mais contre lui, c’est-à-dire en refusant la vérité dogmatique. Il relève l’art de l’évocation contre le monisme des valeurs du discours établi qui se déduirait du sens commun, et pour lui la question de la vérité se problématise dans l’enjeu vital de la sonorité du mot. Car, pour lui, le mot est vivant seulement si on le prononce. L’énonciation lui donne un corps vivant, et Walser ne fait alors qu’un corps avec la sonorité entendue : il est celui qui s’entend lui-même.


L’éloge de la vie


Pour Lacan, une langue est vivante pour autant qu’à chaque instant on la crée.

L’écriture de Walser le démontre : la vie c’est la langue, et si c’est la vie qui parle, c’est la sonorité vivante du mot qui parle à l’insu de celui qui l’énonce. Ainsi Walser parvient–il à rendre audible dans la langue la jouissance qui, est interdite à celui qui parle comme tel. Walser, du fait de sa position ironique d’être hors-discours, fait jouir cette langue vivante. En faisant parler la vie, il fait entendre ce qui, dans cette vie, veut jouir sans l’entrave du signifiant, lequel, de structure, réfrène et mortifie le trop de jouissance du vivant. Cette vie, qui se jouit dans ses mots, contamine son rapport à l’Autre du savoir. Pour lui, les mots se mettent à jouir tout seuls de leur propre vie, de leur volonté à eux. Sans l’interdit du sens commun qui indique ce que le mot veut dire, les mots de Walser sont à la fête, tout à la joie de s’inter-dire entre eux, de jouir de leur propre sonorité pour garder la liberté libre de se signifier eux-mêmes.


Faute de se servir du père, ne pouvoir se passer du détail des chemins parcourus.


Walser saisit l’occasion pour dire le poids des mots et leur pouvoir de dénoncer celui-là même qui les énonce : Les mots mêmes contenaient l’issue propre à faire sortir de sa confusion celui qui les prononçait.

Le sujet est plus parlé par le mot qu’il ne le parle : ça parle en lui. Je est un Autre. C’est faux de dire : Je pense. On devrait dire : On me pense. (Rimbaud) Et nous proposons ici d’ajouter avec Walser que le sujet est parlé par la vie du mot à condition de le dire à voix haute, surtout au moment de l’écrire.

Le Portrait du père dressé par Walser est dans ce sens exemplaire d’illustrer la carence du père qui de façon ironique, dit que ce n’est pas lui mais la nature qui se chargera de l’éduquer. Ainsi Walser trouvera la voie de sa vie dans la promenade et l’errance. Sur les chemins, il parle à voix haute, afin de ne faire qu’un avec l’harmonie de sa voix, et d’atteindre ainsi une forme de silence absolu. C’est aussi pour lui une manière de ne plus avoir à écouter la voix de l’Autre, celui qui parle en lui, son automatisme mental qu’il nomme Lui, le féerique, et qui le pousse à bavarder.

L’écriture du Brigand est la tentative désespérée de conquérir le réel par le dialogue qui rend possible ce va et vient entre l’envoi et le renvoi à soi-même. Dans ce texte, l’ironie permet un accès à la vérité qui ne peut surgir de la chose elle-même mais du choc entre deux êtres, entre la liberté du locuteur pris par la sonorité de la langue et la contrainte du sens commun incarné par l’auditeur. Edith y incarne comme le double féminin de Walser, celle dont la voix donne substance et corps à l’écriture.

Dans son dramolet Cendrillon, Walser fait dire au prince que, de toute façon, Cendrillon, dans sa volonté de rester libre se heurtera au fait qu’elle n’échappera pas à la chaîne. Atteindre la liberté suprême en étant serviteur, dissoudre son moi dans l’Autre en évitant l’universel de la langue articulée, se réaliser comme serviteur du détail en usant de la fonction de l’ouïe, tel est le choix de Walser : il serait préférable de perdre la vue que l’ouïe. C’est par l’ouïe que la vie pénètre en lui. L’ouïe alors se noue à la parole – la bouche de l’un à l’entrée de l’autre – et le plus petit mot contient le salut de l’âme. Ainsi, l’art de raconter ouvre les possibles et un détail même infime peut faire croire qu’il y a une femme là où il n’y a rien. Walser ne craint pas d’être contredit. Pour lui, être ridicule est une vertu de taille, et il dit aimer se mouvoir dans le style des petites choses quotidiennes et parfois ridicules, sans intérêt pour d’autres. C’est ce qu’il fait avec ce qu’il désigne comme le Jetztzeitstil.


Le feuilletoniste exécutant

Walser était publié dans presque tous les quotidiens et revues de son époque. Il trouvait là un signifiant maître auquel appuyer son travail d’écriture. Pendant plus de vingt-cinq ans, son trait d’ironie, que l’on peut qualifier dans la logique de Lacan comme un signifiant tout seul, lui permet de s’inscrire dans les journaux qui représentent la culture du temps-présent. En retour, il reçoit de l’Autre le nom de feuilletoniste et se nomme lui-même ainsi. Ce signifiant lui permet de se donner un nom en qualifiant son style d’écriture. C’est ce qui soutient son être désarrimé, son être d’exception.

Au cours de cette période de grande production, ce nom de feuilletoniste lui permet de s’incarner dans un idéal : un de mes maîtres avait loué mon écriture, et d’habiller son être d’un signifiant de l’Autre, là où lui-même comme on l’a vu, se qualifiait de zéro tout rond. Son dit, celui qu’il écrit, trouve alors à se ranger de façon presque anonyme dans le discours quotidien du journal. Sa voix se fait entendre par la modalité d’une suppléance écrite où il trouve alors sa voie.

On ne fait cette sorte de chose que pour se donner l’air nécessaire avant d’entreprendre des travaux plus amples. C’est donc sous ce trait du feuilletoniste, sachant que le lecteur anonyme attend de le lire, que Walser trouve à se loger, comme il l’écrit dans Mes efforts : J’ai l’impression, en ce moment délicieux pour moi, d’être le contentement en personne. Préservé du danger que représente la demande trop intimante de l’éditeur, d’autant que sa main développa comme une sorte de refus de servir, Walser, grâce au feuilleton, se donne alors pour règle de se contenter de tout petits succès, des plus modestes et expérimente l’espoir que la langue [recèle] quelque vitalité encore inconnue que ce serait une joie d’éveiller.


Un « équipage » d’écrivain.


Pour Walser, la nécessité se situe dans l’écriture du feuilleton, à partir de la contingence d’un petit détail de la vie quotidienne. Il donne la clé de sa position subjective dans une lettre à Frieda Mermet datée du 19 avril 1926, lettre qui accompagne l’envoi d’une pantoufle afin que le cordonnier de Frieda puisse en prendre mesure pour une nouvelle paire. Il écrit que cette pantoufle, en allemand de Berne “Finken”, n’est pas un “Buchfink”, un pinson (le mot désignant à la fois ces oiseaux et des chaussons d’intérieur), mais un “équipage d’écrivain, car que de fois, ainsi chaussé, ai-je couru çà et là dans la pièce, enflammé de zèle feuilletonesque et tel un lion du journalisme moderne”. C’est bien là qu’il parvient à loger son être, en revêtant cet équipage d’écrivain, comme au début d’un microgramme datant de la même époque où il dit aussi revêtir la blouse de prose.

Les “Finken” du feuilleton, remarque Peter Utz, base concrète de l’existence d’écrivain, ne se laissent plus transformer en “Buchfinken”, ne deviennent pas livre (“Buch”) – après le recueil La Rose (1925), c’en est fini pour Walser de la publication en volume. C’est à cette date qu’a lieu sa crise de l’écriture et son entrée dans un nouveau pays du langage, le Territoire du crayon, dans lequel il peut se lire lui-même à voix haute, en recopiant son texte à la plume. […] et ainsi la rudesse de ma vie me lança sur la voie d’un feuilletoniste exécutant. Oh, puissé-je n’avoir jamais écrit un feuilleton. Mais le destin qui est toujours incompréhensible l’a voulu ainsi, il a fait de moi, semble-t-il, un écrivain et un expert à toutes mains, sautillant et parfumé, et il m’a fallu perdre tous les noyaux si précieux de mon être qui me rattachent au pays, ce que je déplore les larmes aux yeux et du fond de mon âme évidée.

Avec le feuilleton se met au jour pour Walser l’écart entre parole et écriture, et la place de la parole entendue dans l’écho-nomie de la jouissance. Seul compte son rapport diachronique à lalangue qui l’oblige à parler à voix haute pour que se prolonge la réson de la langue entendue dans la résonance de la parole, soit la dérive métonymique de la sonorité du signifiant. C’est alors que jaillit pour lui son style-du-temps-présent qui le pousse à écrire la sonorité de lalangue. C’est cette jouis-sens, de la langue qu’il cherche à fixer, sous le trait du feuilleton : Les sonorités jouent aujourd’hui on ne sait quel rôle, contribuent à déterminer, peut-être à influencer.

C’est là la source de son écriture qui équivaut à une série de petites proses fixant un moment réel de sa vie, avec lesquels il tisse en sourdine un lien social lui permettant de se soutenir de son rapport ironique à la langue du temps présent.


Le temps-présent et le style-du-temps-présent


Cher ou bon marché, modeste ou prétentieux, c’est ce ou bien-ou bien qui sévit à travers l’humanité comme une sorte de fièvre, et à vrai dire il en a toujours été ainsi, à cette différence près que, autrefois, on prenait ou l’on ressentait les questions comme quelque chose de naturel, alors que dans le temps-présent elles se voient soulignées, fortement accentuées. Par exemple une place lucrative (Stelle) a pour l’oreille une parenté avec je vole (stehle) et les sonorités jouent aujourd’hui on ne sait quel rôle, contribuent à déterminer, peut-être à influencer. Quiconque, où et de quelque façon que ce soit, est à la pointe (Spitze) deviendra quelque chose de pointu (spitzig) et pourrait presque être un voleur (Spitzube) ou quelqu’un qui aime les dentelles (Spitzen) qui sont importantes pour les femmes.

Dans cette lettre à Frieda Mermet du 26 décembre 1927, Walser dit de façon magistrale comment se joue, dans la sonorité de la langue, la contamination phonétique des mots, et comment c’est là ce qui détermine le sens de sa pensée en influençant sa promenade dans les mots.

On retrouve là ce qui sera la trame de son roman du réel au style labyrinthique : ce n’est pas le sens qui le guide mais la sonorité qui, dans un hors-sens, le fait passer de voleur, brigand à dentelles. La sonorité lui ouvre tout un faisceau de sens dans le son du mot, soutenant la solution de sa position subjective devenant ainsi une gamine ou une servante en dentelles, ce qui rappelle le dessin offert par son frère, celui d’un brigand féminisé, paré de dentelles, qui avait tant fasciné Walser adolescent.

Cette ironie donne au brigand, qui se disait aussi être un filou, le style de l’étrangeté.

Style-du-temps-présent est une expression employée par Walser dans Le Brigand pour bien démontrer que l’Autre du temps présent et la langue synchronique ne savent rien, que tout s’écrit dans l’immédiateté. Dans son texte en prose J’écris ici un essai, il emploie l’expression Une chambre du temps présent, pour montrer que sa volonté de se mettre à l’abri du dehors dans sa chambre mansardée, lui permet d’être plus à l’aise pour donner libre cours au style du présent sur le papier. Etre branché sur le présent, sur le bruit, l’entendu qui l’inspire il le fait entrer dans la figure de style-de-son-temps-présent.


Un événement de corps et le style-du-temps-présent.


Pour illustrer ce choix de style, Walser va se servir de ce qui arrive au brigand de bizarre, de ce qui vient contraindre son corps et sa pensée, et dont l’écriture lui permet de témoigner. Il part d’une simple promenade effectuée par le narrateur sous les arcades de sa ville natale : On doit toujours nuancer un peu ce qu’on dit car, précise-t-il, de nos jours on ne supporte plus l’expression à l’état brut. En effet il y en a qui sont déjà passés plus de huit mille fois sous ces arcades. » (B, 106-107) Promenade au cours de laquelle il convoque son double réel, le brigand, lequel pense à Edith qu’il a perdue. Cela le préoccupe, il ne pense qu’à cela, même s’il précise qu’il ne la tient pas pour responsable, pas le moins du monde, et pourtant ! Mais nous préférons ne rien dire. Ou plutôt nous préférons le dire plus tard. (B, 107) Nous entraînant à la suite de la promenade du brigand, Walser y fait surgir son style-du-temps-présent : Donc avec dans la poitrine la balle de pistolet de son amour pour cette fille aux yeux d’or, notre bonne âme de brigand s’éloignait toujours davantage de la ville où vivait celle à laquelle il était soumis. Balle qu’elle finira par lui adresser en lui tirant dessus. On aurait quelque raison de la nommer “une maîtresse impitoyable”, pour parler dans le style du temps passé. Mais parlons plutôt dans le style du temps présent. (B, 107)

Walser décrit ensuite des chiens se promenant à côté de leurs maîtres, les arbres immobiles et silencieux, des petits oiseaux attendant leurs amis pour jubiler dans la fraîcheur du soir. Mais le cœur du style-du-temps-présent va surgir par le brigand qui, au milieu de ce tableau champêtre, se met à contempler des pieds de pommes de terre : Au bout d’un moment quelque chose se mit à se plaindre en lui, de sorte qu’il se vit contraint de soupirer. Dans le temps cela ne lui serait jamais arrivé. Est-ce à dire que son âme avait crû en beauté ? Nous voulons lui faire ce crédit. Et dans la même minute la belle et chère et fière Edith pensait peut-être à lui. Peut-être avec un sourire moqueur. Il n’avait d’autre parti que de la laisser sourire, bien que la cruauté de cette pensée le jetât presque à terre. (B, 107-108) Et de poursuivre : Nous pouvons dire que son âme exhalait l’amour comme un buisson l’arôme de ses fleurs. Et le parfum de ses sentiments l’étourdissait. » C’est alors que les arbres rêveurs se mirent à frémir et qu’une sonnerie de cloches [fit] trembler l’air sur son passage, le [remplissant] de ciel, porteuse du nom d’Edith et comme venue de toutes les églises du monde. Oh, comme ces sons lui fendaient le cœur, un cœur ému déjà bien assez. » Le brigand est alors invité à s’asseoir dans un carrousel rutilant et sa façon d’être assis dans la chaise tapissée de velours, assis ou plutôt étendu de tout son long, était celle d’une nonne composant des cantiques, laissant venir à elle toutes les souffrances et tout le malheur de la terre, et tout ce qu’elle a de beau, de douloureux et de suave. (B, 108)

Le style-du-temps-présent apparaît comme ce qui fait événement de corps pour le brigand, d’abord éprouvé sur le mode de quelque chose qui se met à se plaindre en lui et le contraint à pousser un soupir – un peu comme le miracle du hurlement de Schreber, qui se voit contraint de pousser un cri. Puis sur le mode d’un mot qui s’impose – Edith – et vient réaliser la chose en incarnant, dans le corps de l’écriture, sa sensibilité féminine sous la forme d’une présence qui prend l’initiative du roman et le persécute — ce qui équivaut au laisser tomber de Schreber. Tout ceci se conclut par un opéra à bas bruit de voix hallucinées dans le murmure frémissant des arbres, qui finit par éclater de façon plus sonore avec la cloche qui porte le nom d’Edith au creux de ses oreilles.


Le style en labyrinthe


Oh, comme je le plains celui qui lit cet imbroglio de phrases. Cela lui semblera labyrinthique, comme à moi-même d’ailleurs. Walser tente d’arrimer son style d’écriture à celui de son époque, comme Kafka dans son texte Le Terrier : Ce faisant, il s’appuie sur un topos de l’époque : le labyrinthe est une des métaphores directrices du « Jetztzeit » de Walser. Mais par cette forme labyrinthique, Walser cherche surtout à distinguer son style du discours commun. Le labyrinthe n’est-il pas la métaphore de son isolement dans un espace ouvert à l’Autre ? De là son souci de dialoguer avec le lecteur jusqu’à le perdre sur son propre chemin.

Le labyrinthe illustre cette dialectique entre la contrainte extérieure liée à l’inscription d’un mot dans le discours du sens commun, et la liberté liée à la sonorité du signifiant. Walser y souligne sa résistance à l’universel et sa prédilection pour la singularité de n’importe quel détail. C’est ce qui le pousse à écrire pour border la joie qui l’envahit et le tient dans un minimum de lien social.

Hofmannsthal diagnostique à cette époque une crise du langage due au fait que les gens, depuis l’apparition du téléphone et de la radio, sont fatigués d’entendre parler : Ils éprouvent un profond dégoût des paroles : car les paroles se sont mises devant les choses. L’ouï-dire a avalé le monde. […] Ainsi s’est éveillé un amour désespéré pour tous les arts qui se pratiquent sans rien dire : la musique, la danse et les numéros d’acrobates et de saltimbanques.

Pour Walser, du fait de son lien particulier à la langue articulée, ce bouleversement se joue de façon dialectique entre la contrainte et le laisser aller qu’il éprouve dans la langue.

Dans son microgramme Le soir va tomber, Walser témoigne de la façon dont la contrainte Zwang à laquelle il se soumet pour trouver des rimes à la sonorité Klang vient à son secours pour border les mots qui échappent à toute loi signifiante : là où l’objet voix se déchaîne, le recours est la contrainte de la rime. Walser démontre ici comment il jouit de la contrainte des deux lois : celle de sa sonorité hors-sens, et celle de la loi du signifiant : Tout ce qui précède a germé de la volonté de rimer.

Quelle est la nature de cette volonté ? C’est la question posée par Walter Benjamin à laquelle il nous semble que le texte de Walser Les mots que je m’apprête à prononcer ont leur volonté propre répond. Walser y démontre comment il est pris entre la contrainte du sens commun, comme lieu d’un discours qui soutienne son lien à l’Autre, et la contrainte de la résonance des mots. Walser écrit : C’est la plume qui prononce ce mot, non la bouche, mais la plume d’acier est la bouche silencieuse et sonore de l’écrivain. L’ironie de la langue vivante et sonore l’emporte sur le sens.

On saisit mieux en quoi le labyrinthe est pour Walser le topos de l’orientation perdue, celle du sens évident liée à la signification, et le style labyrinthique de son écriture le signe de la dissociation du sujet, de sa schize, de son égarement dans l’espace narratif qu’il crée en parlant. Car Walser ne s’oriente pas vers la finalité d’un sens, mais plutôt de la j’ouis-sens de la sonorité du mot dans laquelle il est pris, ce qui laisse son lecteur perdu.

Pris par l’acte d’énonciation, dans le style-du-temps-présent, Walser écrit ses sensations immédiates, à la façon d’un peintre. C’est l’écrivain lui-même qui peint et illustre avec sa plume, avec les mots du langage. La voix, pour lui, sonorise le regard comme le dit Lacan pour le sujet psychotique. Son style en labyrinthe, ce mouvement de quête sans fin, est le refus de l’aliénation subjective en tant qu’elle fixe la subjectivité ou l’orientation vers l’Autre. Walser trace le chemin de ses écrits autour d’un centre vide, autour de la schize du sujet et du trou lié pour lui à l’absence de la signification phallique.

Walser cherche à cerner son corps parasité par le langage, son existence de vivant par l’écriture. Il se promène dans le labyrinthe de la vie, ce qui implique pour lui de marcher, s’arrêter, écouter pour mieux entendre, écrire le sens-jouis de ce que lui seul entend au cours de ses rencontres et le lire à voix haute. Tel est le sens de sa promenade ironique.


Philippe Lacadée

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