« Le symptôme contre le mortifère pousse-à-l’éradication de la singularité ? »
Prendre ce titre au sérieux suppose que les agents du néolibéralisme qui imposent procédures, néopsychiatrie, Direction des ressources humaines délétères, sont également des sujets qui doivent "défendre" leur singularité au même type que celles et ceux qui sont leurs victimes. Dans mon idée, ainsi que Freud le pressentait, ce qui est sollicité est ni plus ni moins que la "destrudo", la pulsion de mort et la jouissance masochiste qui va avec. Après tout, la guerre actuelle à Gaza, celle d'Ukraine, et les conflits sans limites ici ou là, et encore les politiques néolibérales nuisibles pour la santé, la biodiversité – jusqu’au choix délibéré de confier la direction politique à une extrême droite décomplexée –, ne témoignent-ils d'une jouissance autodestructive ? Comment les sujets, outre leur pente pulsionnelle, ne seraient-ils pas impactés par le politiquement correct ?
Il y a singularité et singularité. Et il se pourrait bien que l’exploitation néolibérale de l’une fasse taire l’autre à laquelle le Discours Analytique est ordonné – l’une vise une identité absolue, l’autre la « différence absolue ».
Petit préalable. Quelle est l’origine du terme singularité ? Dans notre champ, il semble issue de la logique où il se distingue de particularité : celle-ci se compte, se décrit, etc. tandis que la singularité met tous les savoirs en échec. En physique il y va d’un moment imprévisible et non reproductible tel le Bigbang. En mathématique, il s’agirait d’une valeur qui rend une équation incalculable. Par exemple, dans le cas de Y=1/X, Y est défini pour toutes les valeurs de X sauf une (X=0). Si 1 est divisé par 0, il n’y a pas de réponse finie possible (on note par convention que dans ce cas Y= l’infini = ). En un sens ce mathème pourrait être celui de la singularité des sujets sans rien dire pour autant de ce sur quoi – quel réel irréductible au signifiant X – elle se fonde. Par quelque côté que nous l’examinions, la singularité touche donc à un réel.
Les tenants de l’Intelligence Artificielle introduisent une nouvelle version, proche de l’évènement Bigbang. J’ai interrogé Internet sur la singularité, et, surprise, c’est Bing, un interlocuteur IA, qui m’a répondu. La réponse est conforme à mon idée, quoique plus précise : « Le concept de singularité technologique trouve ses origines dans les années 1980 grâce au mathématicien américain et écrivain de science-fiction Vernor Vinge. Cependant, c’est grâce aux travaux de Ray Kurzweil2, un informaticien et futurologue renommé, que l’idée a gagné en popularité. La singularité technologique est l’hypothèse selon laquelle l’invention de l’intelligence artificielle déclencherait un emballement de la croissance technologique, induisant des changements imprévisibles [je souligne] dans la société humaine ». Mais Bing a l’air de mobiliser un savoir qui saurait de quoi il parle, car il poursuit… en prévoyant l’iprévisible : « Au-delà de ce point, le progrès ne serait plus l’œuvre que d’intelligences artificielles qui s’auto-amélioreraient, débouchant sur une puissante superintelligence qui dépasserait qualitativement de loin l’intelligence humaine. Certains futurologues et transhumanistes attendent même que la singularité devienne réalité approximativement en 2045 ». En bref le terme de « singularité » désigne le moment où l’Intelligence Artificielle surpasserait définitivement l’intelligence – que je n’ose qualifie de naturelle – humaine, autorisant un « grand remplacement machinique ». Paradoxe, cette singularité serait celle du moment où elle mettrait un terme aux singularités humaines. Ce fantasme dit en clair ce qu’est la logique du néolibéralisme.
Sans doute saisissons-nous là pourquoi Lacan peut qualifier la science de fantasme. Car l’IA n’est au fond qu’un ensemble de techniques sans cadre théorique, qui n’est capable que de fournir des réponses statistiques choisies ou composées à partir des datas les plus probables qui lui ont été implantées. L’IA, faute de sujet, ne sait pas ce qu’elle sait. Nous en avons un exemple amusant avec le correcteur d’Orthographe, qui nous fait écrire n’importe quoi en usant des mots les plus probables ou répétant nos fautes les plus usuelles… L’apparence est trompeuse. Ainsi ai-je demandé à un interlocuteur numérique si quelqu’un savait les conditions de reddition d’Ernst Langer (l’Homme aux rats) sur le champ de bataille. Il m’a « répondu » qu’à « sa connaissance » personne ne le savait. Il ne faut pas comprendre qu’il ne dispose pas de la donnée, mais qu’à cette question, le plus probable est que l’on réponde en affirmant son ignorance (ce que j’ai fait moi-même avec la question). Bing n’a pas été capable d’effectuer en même temps une recherche pour vérifier dans son corpus les occurrences relatives à la mort de l’Homme aux rats.
Je vais tenter d’explorer le lien d’une singularité (technique) avec la singularité du sujet, d’autant que la première est fabriquée par un sujet de la seconde : comment est-on parvenu à faire servir l’une contre l’autre quand la première est fabriquée par la seconde (!) ?
Du bon et mauvais usage de l’IA
Derrière cette question il ne s’agit pas seulement des mésusages de l’IA tels ceux révélés par deux médias indépendants israéliens, +972 et Local Call au moment où j’entame ces lignes. Selon leurs sources, l’armée israélienne s’en est remis à des programmes d’IA, Lavender et Where’s Dady ?, pour décider des cibles à tuer, qui – toute personne ayant un lien plus ou moins important avec le Hamas –, où – de préférence quand ils sont dans leur domicile en famille, ainsi que les bâtiments –, et quand – quand le maximum de victimes sont possibles. De la sorte le nombre de victimes est plus que décuplé, l’armée autorisant jusqu’à 300 victimes pour un membre du Hamas. Ainsi les soldats tuent « naturellement » plus de femmes et d’enfants que de membres armés du Hamas. Outre l’ordre de bombarder tout ce qu’ils pouvaient, les soldats sont invités à considérer les cibles désignés par l’IA comme des ordres – sans prendre le temps (20 s) pour en vérifier le bienfondé. En bref, l’usage de l’IA « est un choix stratégique assumé. En démultipliant les capacités de calcul, d’analyse et la vitesse de décision, l’IA facilite le ciblage d’objectifs militaire. La question est : qui veut-on cibler ? A Gaza, ce ne sont plus des responsables du Hamas ou du Djihad islamique que l’on cherche à atteindre, mais tous ceux qui, de près ou de loin, sont suspects d’un lien avec eux. Comme le révèle l’enquête des medias israéliens +972 et Local Call, pour toucher un seul de ces combattants, Israël estime pouvoir sacrifier des quantités énormes de civils »
Cet usage de l’IA a conduit ni plus ni moins qu’à un crime contre l’humanité, sur lequel paradoxalement là encore une grande partie de ladite humanité ferme les yeux. Ce n’est pas seulement que Netanyahou a écrasé indifféremment des Palestiniens en grand nombre – des responsables, complices ou innocents, majoritairement des femmes et des enfants, de l’attentat du 7 octobre. Un crime contre l’humanité est un crime dont non seulement l’humanité mais ma propre humanité, est changée (cela vaut pour tous les crimes contre l’humanité qu’ils soeint le fait de l’acte terroriste du Hamas ou d’Israël ici, mais ils ne sont pas les seuls de part le monde aujourd’hui !). Il faudra s’en souvenir.
Ce qui me retient, c’est comment se fait-il que des humains, sacrifiant la singularité de chacun d’eux, consentent à se soumettre à la machine qu’ils ont créés au point de considérer ses données comme des impératifs – certes relayés par des politiques – auxquels l’on ne peut se dérober ? Et comment se fait-il qu’en toute connaissance de cause, les protestations internationales sont finalement timorées au point de laisser le crime se poursuivre en empruntant une pente génocidaire dénoncée par quelques instances internationales et des témoins ? N’y aurait-il aucune résistance possible ?
De quoi est constituée la singularité du sujet ?
La singularité du sujet est liée au fait que le sujet est ce qui parle au travers du langage dans l’humain et qui reçoit sa structure de la structure de ce dernier (elles ne sont pas identiques, on va le voir). Les linguistes s’en sont aperçu, eux qui ont inventé la linguistique à partir du moment où ils ont décidé de renoncer à s’interroger sur comment le langage était apparue chez l’humain pour prendre le langage comme un objet scientifique. C’est que en effet ce surgissement du langage est inexplicable biologiquement et a fortiori socialement puisque il n’y a pas de social au sens où nous l’entendons avant le langage : il y va d’un évènement qui échappe à toute détermination et dont on ne saurait rendre compte scientifiquement. L’apparition du langage constituerait donc une singularité comparable à celle du Bigbang en physique, sans personne d’avant pour en être le témoin6. Mais nous pouvons nous interroger sur la façon dont le langage vient au sujet, c’est-à-dire dont le phénomène d’apparition de langage se reproduit, réussit ou rate, à chaque naissance d’un enfant d’homme – sur la trace en quelque sorte « d’aucune trace qui soit d’avant ». Dans le cas de la répétition de ce moment, il y a néanmoins l’Autre préalable (dont mère et père sont les médiateurs). Cet évènement singulier ne dit pas encore de quoi est fabriquée la singularité du sujet, mais il suggère où poursuivre la quête : vers la structure du langage et cet Autre préalable par lequel il lui parvient.
Le langage est pouvoir de symbolisation, c’est-à-dire de représentation de ce qu’il évoque sans pouvoir en saisir le réel sous peine de ne pas représenter et de se confondre au réel un peu comme dans la communication animale. Le sujet reçoit le langage via la parole de l’Autre. S’il consent à son tour à parler au travers du langage, alors s’impose à lui la question de ce qu’il est tandis que le langage lui interdit d’en saisir le réel – le réel de son être. A la place il reçoit un être de représentations, un être de mots, une identité, un moi. De là la formule canonique de Lacan à partir du fonctionnement du langage pour contribuer au sens, le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant, de sorte que nous devrions nous interdire de parler de signifiant s’il ne représente pas un sujet. Là réside la singularité : dans ce rapport du sujet au réel qu’il est et que le langage lui dérobe, rapport qui définit la vérité en psychanalyse, et que le sujet ne peut s’efforcer de dire qu’à réitérer le ratage du symbolique – soit à mentir… mais aussi à créer sa réponse propre, singulière même si c’est par les particularités dans lesquelles elle s’exprime qu’elle (la singularité) est saisie. Si la structure est commune aux sujets, il y a autant de rapport au réel qu’il existe de sujets, sans avoir à évoquer les particularités linguistiques, sociales, historiques, familiales, dans les discours desquels les sujets, finalement, empruntent « les mots pour ne pas le dire ». On aurait tort de confondre cette diversité avec la complexité théorisée par Edgard Morin : la complexité interdirait de saisir tous les paramètres à la fois. Mais idéalement on peut imaginer une IA qui serait capable de réaliser ce calcul exhaustif des particularités et de leur interaction, calcul impossible à l’humain du fait de ses limites cognitives et intellectuelles. Il n’empêche que justement la singularité qui pousse à des habillages particuliers infinis résiste à la moindre saisie : elle est ce qui échappe et dont Lacan rend-compte en l’indexant de l’objet a.
Je me réfère ici à Pierre Bruno. Quand le couple d’amant conçoit l’enfant, celui-ci n’est pas là. Et quand le couple parental apparaît, l’enfant est déjà là : c’est même lui qui consacre ledit couple comme parental. De la sorte il existe un temps logique où l’enfant est parlé mais ne parle pas : c’est sans doute ce que Lacan situe avec « le sujet dans son existence ineffable et stupide » qu’il écrit avec le S non barré du schéma L. Pour qu’il parle il faut qu’il rencontre le désir de l’Autre et lui réponde. Il en est aussitôt divisé du réel qu’il est, lequel introduit le manque, raison du désir. Lacan précise la complexité de ce moment dit de l’incorporation du langage, laquelle fait l’autre corps de le vider de la jouissance. Ce qui ne se comprend que logiquement : ce n’est pas que la jouissance l’occupe avant son expulsion, au contraire, elle n’est que d’ex-sister au corps du fait du langage qui l’expulse. Sans cet accès à la parole, le sujet n’est pas doté de corps. Mais s’il y accède, alors le réel du corps mute en la Chose perdue, le besoin devient pulsion (soit doit prendre en considération le langage), et l’instinct devient libido (soit doit prendre en compte les conditions du désir). La jouissance est la substance du réel de l’être : être de jouissance hors langage, après lequel le désir court.
A défaut de saisir son être de jouissance, et devant la labilité de son être de mots, l’humain l’a étayé sur un être de généalogie : fille ou fils de X, lequel X est fille ou fils de X’, etc. jusqu’au premier hors symbolique puisqu’il n’a personne d’avant pour le nommer. Il est le premier « réel » à nommer son enfant « enfant » et que son enfant a nommé « père ». C’est ce premier que mythes et religions ont élevé au rang de divinité, offrant la première mouture de social à ceux qui les partagent, tandis que la divinité garantit l’autorité de ceux qui régulent le collectif en son nom jusque dans la famille. L’humain ne peut pas ne pas chercher à donner un sens au monde qui l’entoure et à sa présence en son sein, de sorte qu’il n’habite pas une niche écologique mais le langage lui-même, ce qui le fait foncièrement inadapté : de la sorte il ne cesse pas d’user du pouvoir de symbolisation dans tous les domaines de la culture dont l’état définit une civilisation qui paradoxalement creuse l’écart à la nature si l’on peut dire, nourrissant le malaise.
Le sujet de la modernité et de la postmodernité
Ainsi le sujet en est venu à inventer la science moderne, un savoir réfutable, certain, qui ne se parle pas mais s’écrit seulement en langage mathématique. Sa face opératoire, la technoscience s’allie avec le marché pour booster le capitalisme d’abord industriel, puis financier et enfin numérique (ce n’est pas le bon mot). Nous savons tout cela : le savoir se divise entre scientifique et existentiel, lequel est disqualifié, ne pouvant rivaliser en certitude avec la science. Avec le savoir existentiel ce sont toutes les valeurs et solutions portées par mythes et religions voire ontologies et poésies qui sont déclarées obsolètes. A la place surviennent des idéologies et des anthropologies qui prétendent que la science fournira la réponse à toutes les questions aussi bien scientifique qu’existentielle et que l’humain est un objet naturel parmi les autres mais qui se doit de participer à la rentabilité, la valeur marchande étant la seule reconnue. La singularité du sujet, le désir, la parole créatrice, ne sont théoriquement plus pensables et en tout cas inutile dans le nouvel ordre du monde. A ceci près que le sujet n’est pas assignable, ou plutôt proteste contre toute assignation, par son symptôme qui atteste de la résistance (du réel) de sa singularité. Devant les conséquences subjectives de ces mutations, des sujets sont allés voir Freud et s’est inventée la psychanalyse pour accueillir ce que le discours capitaliste forclos. C’est pourquoi le politiquement correct n’a de cesse de s’en prendre au sujet, à son symptôme, et aux dispositifs et discours, tel la psychanalyse, qui le soutiennent et l’accueillent (et, on le voit, à la démocratie que ce sujet rend possible).
Le capitalisme s’est perfectionné et a trouvé dans le numérique un moyen de tout ramener à une écriture binaire compatible avec son insertion dans une machine informatique : c’est la communication généralisée. La soustraction de la parole à un langage réduit à son écriture nous ramène au moment logique de l’avènement du langage, voire préalable : des auteurs parlent alors « d’autistisation » du monde, qui consisterait à ramener le sujet à une « existence ineffable et stupide ». C’est ici que la visée de la singularité technologique s’avère à la fois travail de culture pour perfectionner le système capitaliste inventé par les hommes, et à la fois triomphe de la pulsion de la mort, soit la mort de la singularité subjective, si cette mort s’avérait possible. Car, à dire vrai, un monde exclusivement machinique survivrait-il à l’humain ? En effet, pourquoi et pour qui travaillerait-il ? Qui en jouirait ? Quel corps ?
Autistisation du monde
Nous comprenons le succès du numérique qui promet de fournir l’écriture qui autorise à tout inscrire en langage machine, sur le versant scientifique du savoir. C’est précisément ce que vise ce qui a été qualifié « d’autistisation » du monde de la globalisation néolibérale. Mon idée n’est pas de discuter de l’autisme, mais de me servir de la façon dont le monde s’autistise et de la façon dont certains autistes y résistent pour saisir la logique en jeu, une logique qui pourrait nous enseigner.
J’en donne un ultime avatar que j’ai découvert au moment où j’ai commencé à travailler pour cette intervention : la tokenisation. Au départ cela apparait comme une méthode de chiffrement sécurisante des données numériques : c’est un processus permettant de remplacer des données sensibles par un élément équivalent (un token, par exemple une étoile ou un point à la place d’un chiffre quelconque) et inutilisable en dehors de son système d’exploitation. Ce processus de sécurité informatique peut être utilisé pour des données bancaires (IBAN, numéros de carte, …), des données de santé (résultats médicaux, numéro de sécurité sociale, numéro de mutuelle, …), des mots de passe, des coordonnées personnelles (nom, prénom, numéro de carte d’identité, passeport, …) et bien d’autres données. Si quelqu’un volait ou piratait le système, il ne disposerait que du token (des étoiles ou des points à la place des mots de passe ou de carte de crédit et pas de ces derniers) : le vol serait inexploitable.
Mais le capitalisme a des ressources. Ses agents ne sont pas plus bêtes que nous. Ils savent que nous habitons un monde aux ressources finies, qu’il devient impossible de courir après une croissance infinie qui pourtant les obsèdes, irréconciliable avec le défi de la transition écologique. Là intervient à nouveau le token pour un au-delà (toujours plus) de la croissance ! Il s’agit tout simplement de transformer des actifs du monde réel (immobilier, œuvre d'art, dette, créance, etc...), en actifs numériques, sous la forme de tokens (de jetons), dans une blockchain, un grand registre sécurisé de transactions. Après des années de rejet, cette technologie, qui va avec la réhabilitation du bitcoin intéresse de plus en plus le monde de la finance traditionnelle. Larry Fink, patron du géant Blackrock, a même été jusqu'à affirmer à Bloomberg en janvier dernier (2024) : "La tokenisation est l'avenir de la finance." Ainsi a-t-on les moyens de ne rien laisser en dehors de la numérisation.
Une leçon de l’autisme
Pour saisir ce processus de bord que l’autiste construit aux limites de l’organisme (alors que faute d’incorporation du langage il ne dispose pas d’un corps constitué du vidage de la jouissance) et qui le sépare de l’Autre qui semble conditionner sinon accompagner un pas hors du mutisme de l’autisme profond, je prends un exemple que je suppose connu de vous. Il s’agit de Daniel Tammet13. Comme d’autres autistes il refuse de se présenter comme un spécialiste de l’autisme : il n’est pas autiste, il a un autisme. Il s’affirme néanmoins comme ayant un autisme de haut niveau. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Petit, il ne parlait pas : autiste profond. Mais il voyait les chiffres autrement que comme les simples signes dont la science se sert. Il les subjectivait : il leur voyait des couleurs et éprouvait des sensations. Il a pu décliner quasiment 24500 décimales du nombre Pi, sans faire effort de mémoire sinon pour décrire le paysage que les chiffres composaient pour lui. Petit, il s’est inventé une langue que lui seul parlait en langage mathématique – alors même, je le répète, que les mathématiques ne se parlent pas. Avec cette langue « fondamentale » très différente de celle d’un Schreber, il a ainsi construit un véritable barrage entre lui et l’Autre incapable de le déchiffrer ni de s’adresser à lui – une langue pour ne pas échanger avec l’Autre ! Néanmoins, il écrivait des haïkus et de la poésie numérique pour son propre plaisir ! Dira-t-on qu’il s’adressait à lui-même, grâce à la poésie, façon Rambaud, comme à un autre ?
Cette langue, il a pu la traduire dans la langue de ses proches et plus tard en français, et entrer en relation avec l’entourage, faire des études, et rencontrer l’amour. Tammet a d’ailleurs passé trois années à mettre en algorithme les allées et venues de sa mère, son Fort/da en quelque sorte. Au journaliste qui l’interroge sur le fait de savoir s’il a résolu l’énigme maternelle, il répond que non : il a désormais deux énigmes, celle de sa mère concrète et celle de sa mère numérique. « Mais, ajoute-t-il en substance, il faut bien que je l’aime pour avoir passé tant de temps à cette quête » ! Voilà donc quelqu’un que les écrans, le numérique a aidé à gagner la communauté de ses semblables. A lui seul, depuis son enfance mutique jusqu’à ces publications, il a parcouru le spectre de l’Autisme, ce qui confirme qu’un dit spectre pourrait être le kaléidoscope des positions que prend un sujet au travers du processus par lequel il se réalise. La découverte de l’amour par des sujets corrélés à l’autisme suppose qu’ils aient suppléé au rejet de la castration et renversé le rabattement du désir sur le besoin dont le discours capitaliste est responsable.
Le monde contemporain semble croire que la science répond à toutes les questions, scientifiques et existentielles : ce que nous désignons du terme scientisme. Celui-ci avait ses lettres de noblesse avec Freud qui s’est intéressé à tout ce que la science de son temps laissait de côté dans le registre psychique, et qui avait l’idée d’en faire la science (d’où par exemple sa « science des rêves ». Dans les faits il a produit une nouvelle discipline digne du discours scientifique, mais qui restituait dans le champ de la science le sujet, la jouissance, la singularité, soit tout ce qu’elle devait exclure pour se constituer : la psychanalyse est donc en quelque sorte une science par excès (de sujet). Ce n’est pas là l’option néolibérale qui impose dans tous dans tous les secteurs de la vie, de poursuivre sur ce qu’exclut la science et que le fantasme du transhumanisme réaliserait : en attendant il s’agit de compter, comptabiliser, mesurer l’efficacité, etc. au détriment toujours de ce que la science exclut (sujet, singularité, etc.). Les Directions des Ressources Humaine de nos établissements (santé, éducation…) n’y échappent pas, pas plus que nos professions (« psy ») quand l’Etat peut mettre la main dessus : voyez en France le site « monpsy » et ses séances limitées et remboursées. Avec la numérisation des savoirs, on atteint une sorte de paroxysme (sans que ce soit le dernier mot) qui nous impose le savoir sous une forme inutilisable. C’est de cette logique et de ce formatage forcené que c’est imposé le terme d’autistisaton du monde plutôt que de psychotisation comme on l’entend ici ou là.
Triomphe de la singularité
Voilà le précieux : des autistes tel Tammet font le chemin inverse à celui qui conduit du néolibéralisme à l’autistisation, puisqu’ils vont de l’autisme à un lien social viable. Ces autistes savants se tiendraient au joint du sujet et de la numérisation : ce qui confirme notre intuition sur la raison qui permet à des entreprises, qu’elles le sachent ou non, de les embaucher pour faire le travail dont l’intelligence artificielle est incapable. En effet, cette dernière ne sait pas ce qu’elle sait : une science sans sujet non pas « n’est que ruine de l’âme », mais est inutilisable. L’IA de nos messageries serait une sacrée poète parfois si elle pouvait s’identifier à ses « œuvres ». Pour utiliser le savoir, encore faut-il qu’il comporte ce trou où le sujet peut se loger. Un autiste est capable de subjectiver les chiffres, de réintroduire du sujet là où la science l’exclut (avec la vérité) : il peut savoir sinon sait ce qu’il fait et ce qu’il sait à la différence de l’ordinateur digital. D’où, qu’il soit, parfois, pour telle ou telle tâche, préférable à la machine. Le comique est sans doute que les employeurs seraient bien surpris par nos explications, ignorant ce qui fait la supériorité de l’autisme sur sa machine, alors qu’il rêve du moment où il pourra se passer du premier. La machine ne mange pas, ne réclame pas de salaire, ne s’arrête pas de travailler, ne jouit pas….
Ces dits autistes ont été contraints à un détour par un langage sans parole pour arriver à la parole au travers du langage qui et le nôtre. Ils ont alors affaire à ce trou, introduit par le fait que ce langage-là ne peut que représenter. Et il ne dit rien de ce que le sujet est, rien du réel qui fait sa singularité. C’est lui qui troue tout savoir. C’est ce qui fait dire à Schovanec qu’il n’est pas autiste, qu’il a un autisme (ce qui pourrait consonner avec l’autisme comme handicap). De l’autisme il ne peut rien en dire : il n’est pas un spécialiste. Par contre, il peut témoigner de ce qu’il en fait par ses réalisations… On aimerait que toutes les fins d’analyse incluent cette prise de position.
Cependant les autistes ne vivent pas en dehors de notre monde. Et certains tentent de compenser la labilité des identifications (puisqu’elles ratent le réel de ceux qui les adoptent) en revendiquant justement une identité autistique, « une différence autistique ». Ils demandent que l’on sorte l’autisme des manuels de psychopathologie et que l’on y reconnaisse une « autre façon de vivre », de fonctionner psychiquement. Voient-ils que cette revendication communautariste, fondant la singularité de chacun dans un groupe de semblables, vient à rebours de leur pas vers un lien social renouvelé et laisse en plan ceux des autistes profonds qui demeurent en arrêt au seuil du langage et qui ont bel et bien besoin d’aide, de présence, de soutien, d’institutions ? Laisseront-ils le dernier mot aux idéologies néolibérales ?
Nous avons à retenir, éventuellement contre eux, leur leçon contre la subjectivité formatée (écrasée sur le semblable) de notre époque. Puisse la psychanalyse permettre aux dits autistes de rejoindre la seconde, notre époque, sans tomber dans le piège de la première, la subjectivité formaté où ils n’auraient vaincu l’autisme que pour succomber à notre autistisation commune. Mais pour cela, il convient que la psychanalyse elle-même se réinvente et se maintienne comme condition du lien social – ce qu’elle réalise à seulement exister (que la psychanalyse se réinvente est un pléonasme). Sur la voie de la restauration des singularités, les poètes nous précèdent certes. Nous avons à les rattraper.
Les autistes nous montrent qu’il y a une voie à explorer qui ne consiste pas à un retour vers la fonction paternelle dont ils devaient se passer d’emblée. Ils ont su s’inscrire dans la filiation de leur symptôme, ce que Lacan met à l’horizon de la psychanalyse dans son séminaire sur Joyce. C’est aussi ce que Freud, le « juif non juif », réalise pour son compte en fondant le judaïsme sur un Moïse égyptien : non juif. Que ce soit l’un de ses derniers ouvrages, ainsi que le Sinthome pour Lacan montre que sans doute le travail du symptôme n’est pas réalisé une fois pour toute mais constitue un véritable Work in progress.
Le chemin sur les traces du poète à rattraper (jusqu’à son œuvre symptomatique) est celui de la parole offerte à l’analysant dans l’association libre. S’il y consent, l’association libre autorise un « bon heur » de la rencontre du réel qui le concerne, un évènement. « Si quelque chose se rencontre qui définisse le singulier, avance Lacan à qui je laisse le dernier mot, c’est ce que j’ai quand même appelé de son nom, une destinée, c’est ça, le singulier, ça vaut la peine d’être sorti, et ça ne se fait que par une bonne chance, une chance qui a tout de même ses règles. Il y a une façon de serrer le singulier, c’est par la voie justement de ce particulier, ce particulier que je fais équivaloir au mot symptôme. La psychanalyse, c’est la recherche de cette bonne chance, qui n’est pas toujours forcément ni nécessairement ce qu’on appelle un bonheur en le comprimant dans un seul mot. Mais il est clair que quand nous proposons la règle fondamentale, nous faisons référence spécifiquement à la particularité, et en tant qu’elle dérange le principe du plaisir ».
Angoulême 18 juin 2024
Marie-Jean Sauret
Singleton ? …
« Il n’y a que ça, le lien social. Je le désigne du terme de discours parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de le désigner dès qu’on s’est aperçu que le lien social ne s’instaure que de s’ancrer dans la façon dont le langage se situe et s’imprime sur ce qui grouille, à savoir l’être parlant. » J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 51. Leçon du 13 février 1973.
Au bridge le terme de singleton désigne une carte unique d’une seule couleur dans un jeu. En mathématiques, un singleton est un ensemble qui comprend exactement un élément. Un élément isolé par rapport à d’autres ensembles où des éléments ne sont pas isolés. Comme quoi même un ensemble à un élément se détermine en relation avec d’autres ensembles aux éléments multiples. En ce qui concerne l’humain le paradoxe veut que le singulier, ce qui compose l’unicité du sujet, ne peut se construire que dans un collectif, familial d’abord, puis culturel, social et de toute façon langagier. Il n’y a pas de un tout seul, mais cependant chaque sujet est unique. Le paradoxe vise à penser en même temps le subjectif et le collectif… « Le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel », lançait Lacan à l’issue de son grand texte sur Le temps logique dont je vais parler un peu plus longuement. Apparaissent donc deux sujets : un sujet de l’individuel et un sujet du collectif. Chacun ayant en charge d’assumer son acte. Ici se recoupent sans se confondre le « un par un » dans la cure et le « un parmi les autres » dans les espaces de socialité. La visée autant du travail analytique que des pratiques sociales, selon de modalités différenciées, résidant dans cette « capacité à être seul que souligne Winnicott, ajoutant, « seul… parmi les autres. » C’est aussi ce que pose Freud dans sa préface à August Aichhorn : pratique analytique et pratique sociale, ce qui recoupe réalité psychique et réalité sociale, convergent vers la même intention, but, cible etc. ( absicht, ab : à partir de ; sicht (cf. sight en anglais) : vue, vision…
Dans une expérience comme celle de la psychothérapie institutionnelle, le nouage entre acte individuel et acte collectif est fondamental et fait partie du quotidien. Cependant il ne s’agit nullement d’appliquer la psychanalyse au collectif : c’est le sujet, qui dans sa subversion engage une dialectique du désir et fait exister le collectif comme lieu d’accueil du sujet qui, reconnu dans la singularité de sa parole, enrichit alors le collectif. François Tosquelles, le père de la psychothérapie institutionnelle aimait dire qu’il fallait marcher sur deux pieds : Marx et Freud. Comment s’articulent ces deux approches en institution, mais aussi dans la cité ? Comment se conjuguent, sans gommer les distinctions, marxisme et psychanalyse ?
Ce jour-là j’avais travaillé tout l’après-midi avec Tosquelles. En partant il me dit : tu diras à untel que je ne pourrai pas être présent à la réunion du tant. Sur le chemin du retour je me disais : il ne peut pas faire ses commissions lui-même, le vieux ? Je suis donc allé passer le message à la personne en question que je connaissais vaguement. Et dans la foulée elle me dit : on monte un groupe sur les questions de quotidien, tu veux en être ? Et là j’ai compris ce que tramait Tosq’ sans en maîtriser quoi que ce soit et sans le savoir. En effet, s’il avait téléphoné et ne m’avait pas chargé de ce message, la personne en question n’aurait pas pu me faire cette invitation. Faire le pari que du lien puise se tisser, que du subjectif puisse s’inscrire dans un collectif, telle était la perspective.
On n’a peut-être pas tiré toutes les conséquences du texte de Lacan de 1949 que je citais en introduction. Le temps logique est en effet un texte qui articule la logique du sujet, tentant de répondre, sans jamais y parvenir totalement, à la question « qui suis-je ? », et le lieu de la réponse qui s’ouvre sur le collectif. Répondre « je suis un homme ou une femme, plombier ou psychanalyste » etc. implique une identification du sujet à un groupe, un collectif, une catégorie sociale. C’est donc ce qui nous distingue et nous réunit. Définition même du sunbolon des grecs anciens d’où est issu notre « symbole », prenant la forme d’une poterie dite tessera que l’on brisait en deux et qui scellait l’alliance, entre deux familles, deux parties etc. A n’importe quel moment, les contractants ou leurs descendants pouvaient réunir les deux morceaux les jeter ensemble (sun-ballein) et rappeler la mémoire vive de cette alliance.
Dans « L’agressivité en psychanalyse », intervention de 1948 au XI ème congrès des psychanalystes de langue française à Bruxelles, que l’on trouve dans les Écrits, Lacan reprend une anecdote qui fit les choux gras de certains ethnologues frappés de stupeur devant la déclaration des mâles de la tribu de Bororós du Brésil, que Claude Lévi-Strauss a décrit en 1936, qui déclarent : « je suis un ara ». L’ara est « un grand perroquet des forêts d’Amazonie aux couleurs vives et heurtées, au bec fort et crochu ( Famille de psittacidés) » ( Dictionnaire Lexis). Lucien Lévy-Bruhl dans Les fonctions mentales dans les sociétés inférieure (Paris, Alcan, 1910), commente : « Les Bororós se vantent d'être des aras. Cela ne signifie pas seulement qu'après leur mort ils deviennent des araras, ni non plus que les araras sont des Bororós métamorphosés, et doivent être traités comme tels. Il s'agit de bien autre chose. Ce n'est pas un nom qu'ils donnent, ce n'est pas une parenté qu'ils proclament. Ce qu'ils veulent faire entendre, c'est une identité essentielle... Pour une mentalité régie par la loi de participation, il n'y a point là de difficulté. Toutes les sociétés de forme totémique comportent des représentations collectives du même genre, impliquant une semblable identité entre les individus d'un groupe totémique et leur totem. » Et Lacan de railler : « … tous les sociologues de la « mentalité primitive » (qui s’affairent) autour de cette profession d’identité, qui pourtant n’a rien de plus surprenant pour la réflexion que d’affirmer : « Je suis médecin » ou « Je suis citoyen de la République française », et présente sûrement moins de difficultés logiques que de promulguer : « Je suis un homme ».
Les Bororos ne sont pas plus fous que vous ou moi, ils ne délirent pas, ne se prennent pas pour un perroquet, comme d’autres se prennent pour Napoléon. Ils font fonctionner un système organisé de classification qui distingue chaque groupe à partir d’un totem.
Pour résoudre la question, Lacan reprend l’expression « Je suis un homme » et lui applique ce qu’il désigne comme « syllogisme subjectif » ou encore « assertion subjective anticipante », en trois étapes. C’est la fin du Temps logique, page 211 :
Un homme sait ce qui n’est pas un homme
Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes
Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme.
Suit une note en bas de page : « Que le lecteur qui poursuivra dans ce recueil (Ecrits), revienne à cette référence au collectif qui est la fin de cet article, pour en situer ce que Freud a produit sous le registre de la psychologie collective (Massen : psychologie und Ichanalyse, 1920) : le collectif n’est rien, que le sujet de l’individuel. »
Freud pour sa part dans l’article Psychologie collective et analyse du moi précise que « L’opposition entre la psychologie individuelle et la psychologie sociale ou collective qui peut, à première vue, paraitre très profonde, perd beaucoup de son acuité lorsqu’on l’examine de plus près. » Ceci dit, il me semble que Freud loupe la dimension dialectique entre sujet et collectif que Lacan déploie dans Le temps logique.
Tout ça a l’air sacrément tarabiscoté. Je vais essayer d’en démêler les fils pour ce que ma comprenette me permet de saisir. Notons que Lacan introduit une logique collective qui répond à une forme d’« assertion de certitude anticipée », par laquelle un sujet s’identifie à un groupe. C’est la cheville ouvrière de ce texte.
Mais reprenons d’abord l’histoire des 3 prisonniers. Le directeur d’une prison rassemble 3 détenus. Il leur explique qu’il va coller dans le dos de chacun un des 5 disques qu’il possède : trois blancs et deux noirs. Il les renvoie dans leur cellule où n'y a pas de miroir et où ils ont interdiction de communiquer entre eux. Le premier qui, en observant les disques dans le dos de deux autres, en déduit le disque qu’il porte, sera libéré, après être sorti et avoir délivré son raisonnement. Je vous passe les arguties du raisonnement qui aboutit à un point de butée : la logique s’épuise et ce sont les trois prisonniers qui se précipitent ensemble vers la sortie. Évidemment, souligne Lacan, l’expérience doit « être pratiquée dans les conditions innocentes la fiction. »
Chacun des trois constate que les deux autres ont un disque blanc collé dans le dos.
1er temps : Chacun des trois pense : « Si j’étais noir, chacun des deux autres aurait vu un blanc et un noir ».
2e temps : Celui qui (l’autre) aurait vu un blanc et un noir aurait pensé : « Si j’étais noir moi aussi, le blanc (l’autre de l’autre) aurait vu deux noirs. » Il (l’autre de l’autre) aurait donc compris qu’il était blanc et serait sorti.
3e temps : Mais comme aucun des deux blancs n’est sorti (après un temps de suspension pour vérifier que personne ne sort), personne n’a vu un blanc et un noir. Je suis donc blanc moi aussi.
4e temps : Les trois détenus sortent simultanément.
C’est de cet apologue que Lacan tirera la structure ternaire du temps logique : l’instant de voir, le temps pour comprendre, le moment de conclure. S’il l’applique au déroulement de la cure, on peut l’exporter dans d’autres domaines où travaille l’extension de la psychanalyse. Par exemple dans le dispositif que nous avons « bricolé » à Montpellier, pour la supervision ou la régulation d’équipes en travail social, à l’hôpital ou en milieu scolaire. Dispositif que je présenterai un peu plus loin. « Si l’objet de la psychanalyse est l’inconscient et ses effets de subjectivité, qu’en connaissons-nous lorsque les dispositifs d’accès à sa connaissance s’étendent à plusieurs espaces psychiques ? » René Kaës, « L'extension de la psychanalyse. Introduction à quelques problèmes épistémologiques, Cahiers de psychologie clinique, 2013/1 (n°40)
Mais tout d’abord, quelques commentaires issus de l’ouvrage passionnant signé Julien Copin, Les prisonniers de Lacan. Une introduction au temps logique (Hermann, 2016) : « Le sujet grâce à l’assertion de certitude anticipée crée par la parole sa propre réalité. Il se transforme par son énonciation même. Le prisonnier, en se déclarant blanc, obtient la certitude de sa blancheur… En restituant cette logique de l’identification, on arrache le sujet au moi qu’il croit être, pour le conduire à l’acte qui le constitue au sein du collectif dont il dépend… « Homme » doit renvoyer, non plus à un concept objectif et transcendant, mais à un acte subjectif immanent au collectif : la reconnaissance réciproque des êtres parlants les uns par les autres. »
Tout ceci c’est bien joli, mais en quoi cela nous aide-t-il à penser le monde (parfois immonde) dans lequel on vit ? L’ouverture à la question consiste avant tout à la poser dans la dialectique. La façon dont l’approche un auteur de science-fiction comme Alain Damasio dans La zone du dehors, me parait sans issue. Elle ne fait que reprendre une vielle critique resucée de la psychanalyse qui produirait chez les patients un retrait nombrilique du monde : « Ainsi l’homme s’appauvrit. Nos forces tournent sur elles-mêmes dans un court-circuit narcissique qu’exprime au mieux l’extraordinaire succès de la psychanalyse. Connectés à nous-mêmes, nous plongeons en apnée dans notre intériorité pour trouver à nos problèmes une solution qui n’existe qu’à l’air libre, dans ce qui nous arrache et nous excentre. » Soyons rassurés : pour Damasio en 2084, la psychanalyse sera encore là, sur une planète où se sont réfugiés des hommes fuyant une terre dévastée devenue invivable. Cependant il se trompe sur la visée de la psychanalyse qui est clair : réconcilier le sujet avec ses enveloppements collectifs, en se libérant autant que possible de ce qui dans ces enveloppements familiaux, sociaux, culturels etc. l’aliènent, ne consiste pas à une réduction nombrilique de son espace. Se pose radicalement dans le travail de l’analyse la question de comment se débrouiller dans la relation à autrui, comment faire lien social, sachant que, comme l’énonçait le juriste Loysel : « On prend les bœufs par les cornes et les hommes par les paroles. »
Un exemple récent de cette dialectique sujet/collectif
Mario Uribe, Le dignité du sujet, Les éditions de l’insu, Paris, 2024.
Le 18 octobre 2019 le gouvernement du Chili prend la décision d’augmenter de 30 pesos le prix du ticket de métro. Cette annonce est accompagnée de « déclarations malheureuses de certains ministres démontrant - au passage - leur divorce absolu avec la rue, leur manque de gestion politique, le degré zéro de l’empathie et la sous-estimation des citoyens ». C’est non seulement un tollé, mais une véritable explosion sociale et populaire dans les rues des grandes villes. Les murs se couvrent de slogans ; les murs ont la parole. Trop, c’est trop. Que fait un psychanalyste devant cette explosion réprimée dans le sang ? Il pérore dans ses cercles analytiques ? Se réfugie dans l’abri douillet de son cabinet ? Pas du tout. La clinique au plus près des sujets ne saurait faire fi de l’espace politique où se déroulent leur quotidien. Lorsque les citoyens ont risqué une parole dans l’espace commun des vient le temps où « La Cité s’est enfin transformée en espace analytique… » Il s’agit ensuite alors d’y recréer les conditions subjectives pour que le sujet puisse choisir librement de ne pas céder sur son désir ». Alors l’analyste est à la tâche pour interroger les signifiant du désir qui explose au grand jour après des années (40 au moins) de refoulement. Lorsque, dans un mouvement éthique et politique, c’est la psychanalyse qui descend dans la rue, pour qu’elle reste vivante, « … elle doit être capable d’offrir une écoute plus active et de créer des stratégies d’intervention innovantes, et surtout elle ne doit pas rester prisonnière de la neutralité et de l’exégèse, sous peine de voir sa transmission rester lettre morte et sa présence dans la Cité sans transcendance. » L’invitation faite au psychanalyste est d’abord de savoir écouter ce qui se dit dans la rue, de lire ce qui s’écrit sur les murs, d’entendre les… murmures. Le pouvoir, ce qu’ignorent volontairement les élites qui le confisquent, appartient avant tout à chaque sujet parlant faisant valoir sa parole dans la communauté qui l’accueille. C’est l’essence même de la démocratie, transmis de haute lutte, depuis l’Antiquité grecque, comme point de jonction, mais aussi de friction, entre subjectif et collectif.
« Le Chili s’est réveillé », lit-on justement sur les murs. Il faut croire, souligne à juste titre l’auteur, que le pays « était endormi ». C’est la force du signifiant que de révéler son envers. Le Chili et ses citoyens, après la dictature sanglante née sous Pinochet, se sont laissé berner par « l’offre d’un monde heureux exempt de castration et de manque ». Le néolibéralisme appliqué au Chili du dictateur Pinochet, sous l’impulsion de Chicago Boys, nourris au petit lait des théories économiques libérales de Milton Friedman et Arnold Harberger, une fois passée « la désillusion du citoyen transformé en consommateur », consommateur consumé, a plongé le pays dans le marasme et le désespoir. La frénésie de jouissance procurée par la surconsommation des objets du Marché a son revers. La chair est triste hélas à lâcher sur le désir du sujet et sa dialectique symbolique. Et ça ne parle plus dans le pays désubjectivé. Mais le Chili s’est réveillé. Le signifiant qui prend le pouvoir des mots dans les manifs c’est « dignité ». La dignité dont déjà Emmanuel Kant affirmait qu’elle est la seule valeur qui échappe aux lois du commerce. La Plaza de la Dignidad est une place de Santiago où se sont déroulées maintes manifs. Et les chansons d’antan, du temps d’Allende, que n’ont pas connues les plus jeunes, font aussi retour.
Mais un tel sursaut ne tombe pas du ciel. Le terrain avait été labouré par des prémisses : Révolution de Pingouins en 2006, contre le désengagement de l’État dans le système éducatif ; grandes mobilisations féministe en 2018, manifestation après le meurtre par un carabiniero de Camilo Catrillanca, un jeune indien Mapuche, le 14 novembre 2018 ; immolation par le feu de Sebastien Acevedo dans la cathédrale de Conception en 1983… Autant d’évènements qui ont marqué profondément le peuple Chilien, mais aussi lui ont ouvert les yeux sur leur servitude volontaire et leur consentement à la promesse du bonheur illusoire du Marché des biens et des pulsions, qui n’est que le paravent de la dictature, guidée par un impératif de jouissance. Jouissez, c’est un ordre !
La réaction du pouvoir est classique dans ses tentatives d’explication de cette insurrection populaire : complot de l’étranger (Venezuela et Cuba), des manifestants assimilation des manifestants aux pilleurs, délinquants et trafiquants de drogue ; manipulation par les forces d’opposition de gauche. Malgré la répression sanglante – « Le Chili s’est réveillé : et ils lui ont tiré dans les yeux » - le mouvement s’est poursuivi durant plus de cinq mois., atteignant son apogée le 8 mars 2020 avec 2 millions de femmes dans les rues de Santiago. Cette mobilisation massive, souligne l’auteur, est à analyser à l’aune de la surdité des gouvernants (exécutif et parlement) loin de « représenter les sentiments et les attentes des citoyens ordinaires. » Le gouvernement est impuissant et les manifestants furieux de n’être pas un minimum entendus : transfert négatif et dialogue de sourds ! Le pays en est là aujourd’hui, il s’est réveillé et a brisé le miroir aux alouettes que lui tendait le pouvoir. Reste une question de taille : « trouver la formule inédite pour sortir du capitalisme » en tenant compte de l’avertissement de Lacan en 1973 dans Télévision , à savoir que « cette sortie ne constituera pas un progrès si elle ne concerne que certains. »
Cet ouvrage est exemplaire pour trois raisons : d’abord il restitue la mémoire, en vivifie le récit et le situe dans une constellation de contestations radicales qui ont secoué le monde à la même époque : printemps des pays arabes, los Indignados en Espagne, le mouvement Occupy Wall Street aux USA, le Gilets Jaunes en France etc. Ensuite il fait la part belle à la place de la psychanalyse dans la Cité. Enfin il donne à lire dans le concret ce que le texte de Lacan de 1949 sur Le temps logique emporte de pertinence pour penser la question de l’émancipation sur le plan subjectif (clinique) et collectif (politique). Et c’est aussi ce que soulève Marx : l’émancipation de tous par tous. On ne s’émancipe pas tout seul. S’émanciper de l’aliénation sociale et de l’aliénation mentale : là se rejoignent, sans se confondre, le combat politique et les soins psychiques. L’émancipation humaine est la suppression pratique de l’aliénation, non de telle ou telle aliénation, mais de toutes les aliénations. Utopie s’il en est, mais qui entraîne une force désirante chargée d’espoir malgré tout.
Reprenant l’apologue des 3 prisonniers cité par Lacan, Stéphane Thiberge précise : « ce collectif-là fait droit à une vérité qui ne saurait s’énoncer que singulière. Mais ce que Lacan articule dans le même temps, c’est que cette vérité du sujet n’est pas isolable du processus par lequel l’autre s’exerce aussi à en trouver l’issue. En d’autres termes, mon accès à cette issue est fonction de la capacité de l’autre à y accéder également de son côté. Il y a là une solidarité logique qui implique chaque sujet pour lui-même et aussi dans son rapport au social » ( Stéphane Thibierge, Clinique de l'identité : Psychoses, identité sexuelle et lien social, Paris, PUF, 2007)
Ça suppose fondamentalement la question de l’émancipation. C’est aussi ce que pose Marx : l’émancipation de tous par tous. Émancipation : un maitre mot de Marx. « Toute émancipation est reconduction (Zurückführung, retour, rapatriement) du monde humain, des rapports, à l’homme lui-même. » Karl Marx, « A propos de la question juive », Œuvres III.
On ne s’émancipe pas tout seul. S’émanciper de l’aliénation sociale et de l’aliénation mentale. Là se joignent le combat politique et les soins psychiques. L’émancipation humaine est la suppression pratique de l’aliénation, non de telle ou telle aliénation, mais de toutes les aliénations. L’émancipation subjective à laquelle œuvre la cure analytique rejoint l’émancipation politique et sociale, telles les deux faces de la même médaille.
Les trois temps de la supervision en équipe. Le dispositif hérité des groupes Balint se déroule selon le schéma suivant :
Temps 1(L’instant de voir/ écouter) : un participant raconte une histoire tirée de sa pratique (plus que de présenter une situation il s’agit de se laisser aller à ce que Georges Pérec désignait comme : la racontouze). Pendant ce temp de récit, les autres membres du groupe ne peuvent pas intervenir. Il écoutent. Écouter, verbe actif du premier groupe, précise la grammaire !
Temps 2 (Le temps pour comprendre) : chacun des membres du groupe fait retour de ce que la parole du collègue lui a fait. Une seule intervention. Ça n’est pas un temps de discussion. L’exposant du premier temps ne peut pas intervenir.
Temps 3 (Le moment de conclure) : ouverture à la conversation… à « bâtons rompus ». Au Moyen Âge les « bâtons rompus » désignaient des tapisseries dont le motif était constitué de bâtons entremêlés, sans régularité.
Le superviseur n’intervient pas dans les deux premiers temps. Dans le troisième temps il retrouve la parole, ainsi que l’exposant du récit du premier temps. A une question judicieuse de Marie-Jean Sauret sur ce qu’il en est d’un temps de suspension avant de conclure, sans toutefois calquer le dispositif de façon fétichiste sur Le temps logique de Lacan, on peut penser que la mise en suspens de la parole dans les deux premiers temps peut amener à cette « certitude anticipée ».
Dans la conclusion de son ouvrage Baise ton prochain, qui donne à lire une analyse très fine des coulisses du capitalisme, mon ami le philosophe Dany-Robert Dufour se demande que faire pour résister à cette véritable destruction du monde et des humains ? Or il semble bien que seul un sursaut des peuples pour (re)prendre en main leur souveraineté pourrait, tout en s’appuyant sur les avancées des technosciences, changer la donne. « Une partie des techniques acquises lors du développement du capitalisme, au lieu d’asservir un grand nombre d’humains au point de les rendre surnuméraires, pourraient servir une tout autre fin : non plus l’exploitation, mais la libération. » Bref : l’idéal d’émancipation promu par Marx et quelques autres n’est pas mort. Dany-Robert Dufour prône l’avènement de « l’homme libre » au sens où l’entendaient les anciens grecs. Un homme nourri des arts libéraux qui crée sa vie en permanence comme une véritable œuvre d’art qu’il inscrit dans le collectif. « A l’horizon donc, ce rêve, où la vie libérée du capitalisme, pourrait devenir un art de vivre. » Ce n’est que sous la pression populaire en force que le petit groupe qui dirige le monde se pliera à des impératifs économiques, sociaux, écologiques, garantissant la vie et la survie humaines. Évidemment le travail d’analyse du philosophe s’arrête à ce seuil. A chacun ensuite d’en tirer les conséquences. Celles qui permettent de penser l’articulation frappée d’impossible entre sujet et collectif. A un patient qui lui demandait à quoi finalement pouvait bien servir la psychanalyse, Serge Leclaire de répondre : « A parler en son propre nom ». Parler en son propre nom dans l’espace de la cité ( la polis des grecs anciens), c’est proprement ce qu’on peut nommer : faire de la politique.
Joseph ROUZEL
De la singularité….
Pour commencer je voudrais dire que c’est avec un certain plaisir que je participe à cette journée d’Ipop. Je remercie vivement les autres intervenants du jour d’avoir accepté l’invitation. Le thème de cette journée me paraît important car il met en jeu des questions fondamentales, c’est-à-dire des questions qui sont au fondement, aussi bien en ce qui concerne nos engagements professionnels (en libéral ou dans différentes institutions de soin ou d’éducation) qu’en ce qui concerne la vie sociale et politique dans notre époque. Je ne vais pas revenir sur le « malaise dans la culture » dans sa version freudienne, même si c’est un point départ précieux, qui n’est pas à reprendre tel quel mais à discuter et à actualiser. C’est d’ailleurs par là que nous avons commencé à travailler dans le cadre des activités d’Ipop. Ni sur le « malaise dans les institutions », je l’ai aussi évoqué à plusieurs reprises. Ceux et celles qui seraient intéressés peuvent jeter un œil sur le site d’Ipop pour retrouver ces différentes contributions.
Si la singularité d’un sujet me semble si importante aujourd’hui, c’est justement parce qu’elle semble menacée, remise en cause ou difficilement considérée, parfois pathologisée et soumise à toutes sortes de programmes de rectification qui passent par le comportement (comportementalisme), ou par la pensée et les émotions (cognitivisme), les deux pouvant être conjugués (cognitivo-comportementalisme). C’est une tendance qui me paraît nette dans les institutions médico-sociales ou sanitaires, qui s’amplifie et qui en s’amplifiant amène à déconsidérer, voire à condamner, d’autres approches qui prennent au sérieux la subjectivité inhérente à la condition humaine. Cette tendance s’appuie sur un savoir, comme on dit aujourd’hui « scientifiquement validé », qui donne lieu à une « vérité » devenant incontestable, qui fait loi et qui devrait donc s’imposer à tous. Tout ceci s’accompagne d’un langage, un nouveau langage, une « novlangue » se constituant en discours et qui participe à la réification du sujet humain et de ce qui fait sa singularité. Voilà, rapidement, pour le constat.
Ce qui fait la singularité me semble donc menacé. Pour autant, il ne s’agit pas de considérer une singularité qui serait déconnectée du lien avec d’autres, et qui n’aurait rien d’autre à faire valoir qu’elle-même. En ce sens, la singularité n’est pas à envisager comme une sorte d’altérité absolue et définitive menant à un « chacun pour soi ». Elle serait plutôt à inscrire dans le collectif. Essayons d’avancer en tentant de préciser ce qui fait la singularité, peut-être faudrait-il dire qu’il s’agit de préciser d’abord les conditions à partir desquelles la singularité peut advenir, si nous considérons qu’elle n’est pas toute là, d’emblée.
Le corps
Commençons par avoir recours à l’anthropologie en nous intéressant, à propos du corps, au travail de Marcel Mauss. En 1934, Mauss publie un petit texte, très instructif, intitulé « Les techniques du corps ». Mauss écrit : « J’entends par ce mot les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps » (Mauss, 2003, p.365). Et Mauss donne quelques exemples : la nage, les marches militaires, la course… L’ethnographie permet d’élargir notre point de vue, et par là d’interroger nos représentations. Pour reprendre l’exemple de la marche, Mauss nous livre quelques variations de la marche dans le champ militaire, notamment. Mais nous pourrions continuer en situant cette « technique » dans notre époque. Nous marchons d’un pas plutôt « pressé » pour aller travailler, plutôt « décontracté » pour marcher dans la nature, ou plutôt « sportif » comme dans la marche nordique, ou plutôt « spirituelle » comme les marcheurs de Compostelle, ou « méditatif et thérapeutique » comme dans la marche qi-gong, ou « optimisante » comme dans la marche afghane, etc. Dans certains pays on marche à l’envers… Mais on peut aussi marcher pour faire valoir une idée, pour défendre une cause, pour protester (manifestations), pour se recueillir (marche blanche)… Dans le langage courant on entendra que « nous marchons sur la tête » ou « sur les mains »… ma grand-mère disait parfois « marche donc », comme pour dire « t’occupe pas, continue… ». Il y a pu avoir également un usage politique du signifiant, devenant quasiment mot d’ordre : « en marche » a-t-il dit. Mais comme il n’avait pas bien indiquer la direction il y a eu quelques complications… Morts de fatigue il fallait à ces marcheurs une renaissance… puis une dissolution, comme si la dissolution dirait la solution, à moins qu’il ne s’agisse d’une dissolution finale... Bref.
Ce qui serait intéressant ce serait de montrer à quelles nécessités individuelles et sociales correspondent ces techniques et ses usages, ce qui les rend possibles ou ce qui les empêche.
Mauss commence donc à montrer les variations historiques de certains apprentissages concernant le corps. Et plus largement tous les apprentissages du corps qui seront utiles au développement individuel et à la vie sociale. Ainsi l’« habitus » ne varie « pas simplement avec les individus et leurs imitations, elles varient surtout avec les sociétés, les éducations, les convenances et les modes, les prestiges », écrit Mauss (2003, p.369). En cela, il pense s’inscrire dans l’idée d’une continuité entre le biologique et le social, sans faire cas de « l’intermédiaire psychologique ». Mais le plus important me semble-t-il, c’est précisément que Mauss veut justement réhabiliter cette « aire intermédiaire », considérant que ce « triple point de vue » caractérisait ce qu’il a appelé « l’homme total ». L’idée c’était sans doute de faire du corps, non plus uniquement un corps-objet mais un corps-moyen qui, par le « senti », oriente l’action et procède à des montages ou à des agencements (Deleuze) pour atteindre un but. En somme, c’est ce « senti » qui ferait l’intelligence du corps et qui le décalerait d’un mécanicisme implacable. Dommage que Mauss ne montre pas comment le « social » s’actualise et se potentialise dans des lieux institutionnels, dans des figures d’autorité légitimées, dans des énoncés culturels qui articulent de manière plus ou moins homogène les savoirs d’une époque, les croyances et les fantasmes, les représentations du monde et de la vie.
Mais déjà, à partir de là avec Mauss, on peut sans doute commencer à envisager la question de la singularité, ou disons plutôt de la singularisation. De la singularisation parce que la singularité ne peut pas être entièrement donnée, entièrement inscrite dans le corps dès le début, et rester immuable tout au long de l’existence. Et l’on peut aussi questionner ce « senti » comme ce qui indiquerait une sorte d’autonomie par laquelle se renouvellerait, au contact avec d’autres corps vivants, et finalement en-deçà du langage, toute une économie des corps, des techniques et des pratiques.
Reprenons ces deux points. Il y a une singularité inscrite en chacun dès le début de la vie, c’est-à-dire qu’au-delà des similitudes de base qui nous permettent de nous reconnaître comme faisant partie de la même espèce vivante, humaine en l’occurrence, il y a des différences parfois importantes, parfois infinitésimales, qui tiennent aux gènes, aux neurones, aux organes. François Ansermet et Pierre Magistrettti (2004) écrivent « A chacun son cerveau » parce que la plasticité neuronale qu’ils décrivent à l’œuvre dans le devenir des humains est ce qui fait l’unicité et la singularité. Ils écrivent : « De la plasticité découle l’évidence que, à travers la somme des expériences vécues, chaque individu se révèle unique et imprédictible, au-delà des déterminations qu’implique son bagage génétique ». Récemment, nous avons organisé une journée d’étude sur le « phénomène trans ». A cette occasion nous avons reçu Claudio Rubiliano qui est biologiste. Il a évoqué ce qui a été pour lui un choc dans sa carrière de chercheur : il existe des femmes XY et des hommes XX. Il s’agit de cas de « réversion sexuelle », certes rares mais qui néanmoins existent. La biologie ne nous indique pas toujours, et ne fige pas non plus, ce qui ferait la vérité sexuée du sujet et de son devenir parmi les autres. Pour dire comme Ansermet : nous sommes biologiquement déterminés pour ne pas être biologiquement déterminés. Et j’ajoute que les déterminations biologiques ne permettent pas de prédire quel genre de sujet pourrait advenir puisqu’il faut considérer des facteurs non-biologiques, aux effets incalculables, dans le devenir sujet. Il n’est pas exclu non plus que les facteurs non-biologiques puissent produire des effets biologiques.
Je ne développe pas davantage cet aspect, pour résumer : au-delà des similitudes de base et de l’inscription dans la culture, il y a en chacun, en chaque corps, une singularité qui ne cesse de se singulariser.
Le Sujet et l’Autre
Par le « senti » Mauss semble se situer en-deça du sujet, si l’on considère que le sujet parle, qu’il articule des signifiants. Mais la ligne de partage est difficile à positionner… Certes, le tout jeune n’articule pas tout de suite des signifiants mais il y a quand même très tôt des « pulsions messagères », des sonorités et des tentatives de symbolisation. Et l’infans est aussi parlé, et ce dès le début de sa vie et même avant. Et la manière dont l’enfant est parlé produit des effets dans son corps. Cela vient valider ou invalider certaines expériences… et les sensations qui vont avec.
Il y a du signifiant dans la chair et c’est pour cela qu’elle devient corps, et il y a aussi de la chair dans le signifiant. Mais la condition pour qu’il y ait du sujet c’est qu’il faut de l’Autre.
Sans relayer tous les récits de la décadence qui circulent activement dans les médias et qui se déploient aussi dans certaines publications, y compris (et surtout) celles qui émanent de certains psychanalystes, nous pouvons admettre l’idée que le sujet post-moderne serait comme désorienté, déboussolé dans son rapport à l’Autre dont le savoir ne fait plus repère, ni autorité. Il est même parfois évoqué une forclusion de l’Autre, qu’il n’y aurait donc plus. Ou alors, autre hypothèse à explorer, l’Autre comme lieu se trouverait dans une continuité avec le sujet, sans écart possible, sans distance, dans un trop de proximité et de présence. En tout cas, il semblerait que l’Autre n’offre plus suffisamment d’homogénéité, de repères, et qu’une sorte de cacophonie devient insupportable à certains sujets qui ne reçoivent plus leur vérité, et se retrouvent finalement sans boussole quant à leur devenir.
L’Autre c’est d’abord, pour Lacan, le lieu du code. Trésor du langage qu’il faut supposer déjà là pour en extraire des éléments, S1, S2, S3, qui viennent s’inscrire sous la forme d’une série. Mais « à la fin des fins » écrit Lacan, « ce lieu de l’Autre n’est pas à prendre ailleurs que dans le corps ». Autre du signifiant donc, mais aussi Autre de la jouissance. Point important, pour les cliniciens, quant à l’orientation de l’écoute et de leur activité interprétative.
Puisqu’il est question de la singularité j’avancerai que l’Autre est donc toujours déjà là, et qu’il consiste différemment pour chacun, ou pour le dire autrement « à chacun son Autre » et à chacun sa manière de se débrouiller avec cet Autre. En postulant que l’Autre est déjà là, cela amène que l’être humain n’est pas une sorte de cartographe qui se cartographierait lui-même. C’est important parce que c’est souvent oublié, ou disons négligé, par les neuroscientifiques, malgré l’épigénétique.
Le devenir sujet est forcément lié à l’Autre, à son discours comme à son désir, à sa méchanceté éventuelle. Et il n’est pas totalement exclu que l’Autre soit incarné par un être de chair, la mère notamment, qui n’est pas l’Autre mais qui en occupe la place de manière concrète surtout au tout début de la vie. En définissant l’Autre comme lieu du code, Lacan nous a un peu (trop?) focalisé sur le langage, sur ce fameux « trésor des signifiants ». Y aurait-il d’autres versions possibles de l’Autre chez d’autres auteurs ? On pourrait dire que Foucault permet un élargissement : le sujet existe parce qu’il est traversé par la vie sociale, par les relations de pouvoir et les jeux de savoir, par les discours de vérité, par des modes de gouvernement et des techniques d’assujettissement qui déterminent son existence. Il y aurait donc un sujet assujetti, puis un autre sujet, disons comme François Jullien une « seconde vie » du sujet par désassujetissement, par décantation ou par dégagement.
L’expérience analytique, dont les effets ne sont pas prévisibles à l’avance, peut produire ce dégagement, cette désaliénation. L’analysant intègre ce qui fait sa singularité, au-delà du nécessaire déchiffrage de l’inconscient, il se sinthomatise. Mais aussi il se déleste de ce qu’il pensait lui appartenir en propre et qui le caractérisait, il désingularise ce qu’il pensait faire sa singularité en souffrance. Il tire les conséquences du fait d’être humain et donc de partager avec d’autres les mêmes questions et de buter sur les mêmes problèmes : la place réservée à autrui dans son économie psychique et la mise en jeu de la sexualité, l’énigme vertigineuse et potentiellement douloureuse de l’amour, le sens de la vie et le mystère angoissant de la mort… Le processus analytique peut potentialiser la singularité, l’amplifier, l’affiner, la raffiner, la sublimer, en tout cas la rendre disponible à des prolongements inattendus. Tout le contraire d’une normalisation ou d’une rééducation. Il restera néanmoins au sujet à inscrire cette singularité dans l’espace social et culturel dans lequel il évolue. C’est important parce qu’on pourrait s’inquiéter d’une singularité qui, suivant sa propre pente, se désarrimerait de la Loi pour faire valoir uniquement sa propre modalité de jouissance. Pour reprendre des termes deleuziens un pouvoir est méchant quand il empêche à quelqu’un l’effectuation de sa puissance. Mais toutes les puissances ne se valent pas, certaines peuvent servir à nuire ou à détruire. Il y a des puissances au service de la vie et des puissances au service de la mort. Cela vient rappeler je crois que la psychanalyse, participant d’une singularisation se situant du côté de la vie et d’une certaine liberté qui n’est pas non plus sans limite, n’est pas possible dans un régime totalitaire. Et qu’elle est rendue difficile d’accès dans les sociétés néolibérales où prévaut la logique de marché, et dans lesquelles la biopolitique autoritaire n’est jamais très loin.
Pour tirer les conséquences de ce que je viens d’avancer :
- la clinique consistant à « être au chevet de » dans un certain type de relation, combinant une certaine écoute et une activité interprétative, permet d’appréhender ce qui fait l’unicité et la singularité d’un sujet. Et le récit de cette clinique devient le moyen de rendre sensible et intelligible ce vécu, devenant par là, expérience.
- Deuxième point qui découle logiquement de ce que je viens juste de dire, je le reprends avec les mots de Jean Allouch : « Il nous faudra bien oser franchir le pas, parfaitement indiquer par Lacan, d’une clinique radicalement singulière, autrement dit sans nosographie » (Allouch, L’Unebévue, n°19, 2002).
Je voudrais poursuivre cette intervention d’aujourd’hui en proposant une deuxième partie pour essayer de préciser ce qui, pris dans le discours, fait le « fond » du lien social. Ce fond est lié au discours, on ne peut pas le séparer d’un certain type de discours, mais on peut l’isoler provisoirement pour l’étudier.
Le travail de la différence
Il semblerait que la différence ait toujours suscité des peurs et des craintes. Au travers de ses ouvrages et de ses articles Stiker (1997) ne cesse de montrer comment s’élabore le « travail de la différence » dans les sociétés humaines. Dès l’Antiquité la difformité physique va être écartée. La pratique de l’exposition chez les grecs et dans la Rome ancienne est exemplaire même si le sens doit en être expliqué. Les simples malformations (doigts en surnombre, pied-bot), non-assimilables à ce que l’on appelle aujourd’hui le handicap, indiquent une déviance par rapport au groupe. Il convient d’éloigner les enfants difformes, de les abandonner ou de les laisser se noyer. La conséquence de ce traitement est la mort mais l’objectif est de remettre ces enfants aux dieux. C’est la colère des dieux qui a provoqué leur venue au monde et cette venue annonce des malheurs ou des catastrophes. Maléfiques ils mettent en péril la société. Dans la mythologie grecque les héros et les dieux ne sont pas épargnés par les difformités physiques : Œdipe, boiteux, « pieds enflés » ou « pieds percés », Héphaïstos rejeté à cause d’une anomalie physique mal définie est pourtant doté de pouvoirs surnaturels. La difformité d’Œdipe et, plus largement, la boiterie que l’on retrouve dans toute la mythologie grecque incite Lévi-Strauss, à en faire l’un des éléments qui servira à montrer comment le mythe est structuré. Cette boiterie indique les impasses qui se manifestent à différents niveaux : psychique, sexuel, familial, politique. Ces niveaux sont séparés mais ils s’interpénètrent. Avec Œdipe, la question de la différence et de l’identique constitue l’aspect problématique de l’existence humaine. Œdipe se crèvera les yeux pour expier sa faute. Nouvelle infirmité. Selon Stiker, la différence est un problème fondamental qui se pose chez les grecs puisque la difformité physique posait à l’homme grec le problème même de sa condition, « condition qui cherche à colmater les brèches de l’altérité toute drapée qu’elle est dans le désir du même ». Mais parler de la différence induit une difficulté dans la mesure où la différence « ne se désigne telle que par rapport à quelque chose dont elle diffère ».
Ne pas reconnaître en l’autre son semblable…
Ces quelques exemples tendent à montrer que l’inhumain ou le monstrueux est toujours placé en l’autre, celui que je ne connais pas, celui qui ne correspond pas à l’idée que je me fais de l’humanité. A partir de là, comment traiter un autre qui ne serait pas, à mes yeux, un humain comme moi ? J’ajoute, comme l’indique Marie-Jean Sauret, que l’étranger c’est aussi un voleur de jouissance. Lorsque la haine se trouve activée, c’est aussi bien dans la fureur et dans le bruit que dans le calme et le silence. Il peut « simplement » s’agir d’obéir aveuglément sans discussion aucune, d’accomplir son devoir, en œuvrant pour une cause « juste », « noble » et « supérieure ».
Freud avait amorcé en 1933, une réflexion sur l’inquiétante étrangeté en se référant plus à la littérature qu’à son expérience clinique. Il commence son article en tentant la traduction du mot allemand unheimlich. Le mot heimlich signifie « familier » alors que un marque la négation. Il faut comprendre l’inquiétante étrangeté comme « quelque chose qui aurait dû demeurer caché et qui a reparu ». Ce qui nous est étrangement inquiétant est en fait quelque chose qui nous est familier mais qui a été refoulé. Tel pourrait être le mécanisme à l’œuvre dans la rencontre avec le « fou ». Freud avait d’ailleurs évoqué cette possibilité sans s’y attarder : « L’impression étrangement inquiétante que font l’épilepsie, la folie, a la même origine. Le profane y voit la manifestation de forces qu’il ne soupçonnait pas chez son prochain, mais dont il peut pressentir obscurément l’existence dans les coins les plus reculés de sa propre personnalité ». Ce qui produit ce sentiment pourrait être lié au corps déformé, à certaines manifestations « bizarres », mais aussi parfois à un mode de pensée apparaissant comme trop différent. Il n’y a qu’un pas pour que s’engage une « guerre des mondes » dans laquelle différentes humanités se confrontent.
Notre rapport au prochain s’avère problématique malgré la formule chrétienne bien connue consistant à aimer son prochain comme soi-même. Freud soumet cette exigence à l’examen critique. Il la situe d’abord dans un contexte élargi même si le christianisme en a fait une revendication s’inscrivant pleinement dans sa doctrine. L’attitude "naïve" que Freud propose d’adopter à l’égard de cette exigence déconcerte le lecteur. Il établit une série de questions : « Pourquoi devrions-nous l’aimer ? En quoi cela nous aiderait-il ? Mais avant tout, comment mettrons-nous cela en pratique ? Comment cela nous sera-t-il possible ? ». Freud considère que l’autre doit mériter l’amour qui lui est porté en dehors du profit qu’il peut apporter ou des satisfactions sexuelles qu’il peut procurer. Et ce mérite peut être justifié de différentes manières : s’il est semblable à moi de telle sorte que je puisse m’aimer en lui, s’il est parfait au point que je puisse le considérer comme l’idéal que j’entretiens ou que je vise pour moi-même, ou encore s’il m’est proche car je serais amené à partager sa douleur qui sera aussi la mienne. Notons ici que Freud semble essentiellement concevoir le rapport à l’autre sur un mode narcissique. Il reste, sur ce plan, en phase avec ce qu’il avait élaboré, en 1914, dans son article Pour introduire le narcissisme. Aimer selon le type narcissique peut être défini comme aimer ce que l’on est soi-même, ce que l’on a été soi-même, ce que l’on voudrait être soi-même, la personne qui a été une partie du propre soi. Aimer, selon le type par étayage, peut être défini comme aimer la femme qui nourrit ou l’homme qui protège. Dans les deux cas de figure il s’agit d’une recherche de complétude susceptible de réparer ce que la castration a engendré, à savoir une perte jamais totalement acceptée. En revanche, si l’autre est étranger il sera difficile de l’aimer et cela serait même injuste vis-à-vis de ceux qui nous sont proches car ils seraient placés au "même niveau". La conception freudienne de l’amitié et du rapport à l’autre n’est pas si éloignée de la conception aristotélicienne. L’autre ne peut être aimé que s’il est semblable ou s’il se présente dans une proximité avec soi. Dans le domaine de l’amitié l’éthique aristotélicienne fournit quelques indications en ce qui concerne le rapport à l’autre. L’ami est un semblable et il est ami parce qu’il est semblable : « Du reste, on peut encore voir, au gré des voyages, comme tout homme a de l’affinité pour son semblable et lui est cher » (Aristote, 2004, p. 408). Les dissemblances empêcheraient l’amitié véritable : « D’autre part, ce qui naît entre personnes contraires, c’est surtout, semble-t-il, l’amitié fondée sur l’intérêt » (Aristote, 2004, p. 432). Autrement dit, dans cette quête de ressemblance, c’est moi en l’autre qui est aimé. L’amour de d’autrui ne serait donc qu’une version de l’amour de soi. En aimant vertueusement, le bien de l’autre est recherché à hauteur de son propre bien : « De plus, en aimant son ami, on aime ce qui est bon pour soi-même, car l’homme bon qui devient cher à quelqu’un devient quelque chose de bon pour celui auquel il est cher ; chacun des deux partenaires aime donc ce qui est bon pour lui-même et en même temps retourne dans une égale mesure souhait et agrément » (Aristote, 2004, pp. 422-423).
Rien ne saurait donc justifier, pour Freud, l’exigence consistant à aimer son prochain comme soi-même. Plus encore, il considère que l’autre génère de l’hostilité : « Non seulement cet étranger n’est pas, en général, digne d’être aimé, mais, je dois le confesser honnêtement, il a davantage droit à mon hostilité, voire à ma haine ». Une telle radicalité interroge. En fait, Freud considère qu'autrui n’éprouve pas de "nobles sentiments" à mon égard mais, qu’au contraire, il s’attache le plus souvent à me nuire ou à m’utiliser pour son bien propre. Si tel n’était pas le cas et qu’il se comportait autrement alors il serait possible de lui retourner l’amour qu’il m’accorde. Ce que Freud semble déplorer dans le mécanisme qu’il décrit c’est la non-réciprocité. Formulons ainsi ce phénomène relationnel : « Je le hais parce qu’il me hait. S’il m’aimait je l’aimerais ». La logique du don et du contre-don est mise en échec. À la fin de son texte Freud revient sur ce commandement consistant à aimer son prochain comme soi-même et éclaire sa fonction psychique : il s’agit d’une défense très puissante contre l’agression humaine. Le penchant à l'agression est une "réalité effective" déniée : "La part de réalité effective cachée derrière tout cela et volontiers déniée, c'est que l'homme n'est pas un être doux, en besoin d'amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais qu'au contraire il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l'agression. En conséquence de quoi, le prochain n'est pas seulement pour lui un aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d'exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l'utiliser sexuellement sans son consentement, de s'approprier ce qu'il possède, de l'humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer".
Dans le séminaire VII, l’Ethique de la psychanalyse, Lacan avance d’abord que, peut-être, nous pourrions reculer à « attenter à l’image de l’autre, parce que c’est l’image sur laquelle nous nous sommes formés comme moi », ou encore que « nous sommes solidaires de tout ce qui repose sur l’image de l’autre en tant que notre semblable, sur la similitude que nous avons à notre moi et à tout ce qui nous situe dans le registre imaginaire ». Mais pour Lacan cela ne tient pas, les images sont trompeuses, elles sont creuses. Si le prochain, comme l’avance Freud a sans doute quelque méchanceté, elle « n’est autre que celle devant laquelle je recule en moi-même ». Il y aurait donc nécessairement une cruauté à aimer l’autre comme soi-même.
Pour récapituler, pour Freud le prochain trop différent de soi ne peut être aimé, pour Lacan c’est le semblable qui ne peut être aimé...
Racamier (2001) avait avancé "l’idée du moi" pour exprimer à la fois le nouage et la différenciation qui s’opèrent entre l’image de soi et l’image de l’autre. Idée du moi comme « sens de l’humain », « représentation non-figurative » se rapportant « à moi comme à pas-moi ». Selon Racamier, cette idée du moi est à différencier de l’idéal du moi : « L’idéal du moi est l’héritier unique du narcissisme seul. Mais l’idée du moi est, à mes yeux, l’héritière du conflit que j’appelle originaire – conflit entre la préservation narcissique autarcique et l’aspiration objectale antinarcissique » (Racamier, 2001, p.15). Même si le désinvestissement de cette image est à relier aux « éruptions psychotiques » et aux « organisations schizophréniques » nous pouvons nous demander si ce même désinvestissement n’est pas envisageable chez tout un chacun. C’est à partir de cette idée du moi qui constitue « un axe discret sur lequel se rencontrent et se différencient l’image de l’autre et l’image de soi » que les différences peuvent être repérées et acceptées. Lorsque l’idée du moi ne se produit pas, lorsqu’elle est « défaillante », nous constatons l’émergence de discours et de pratiques tendant à générer de l’indifférence ou de la haine destructrice. Pour le dire autrement, une similitude de base serait la condition essentielle de la reconnaissance de la différence. Le problème est de faire « jouer » cette similitude-différence, c’est-à-dire ne pas perdre la différence au seul profit de la mêmeté, ni à l’inverse de perdre la mêmeté au seul profit de la différence. Retenons quand même que si la mêmeté disparaît la différence devient inconcevable. Notons ici le décalage qui s'établit avec le discrédit porté sur l'imaginaire par Lacan, considérant que la "préférence pour l'image" amène à penser que l'humain ne pourrait "pas voir un de ses semblables sans penser que ce semblable prend sa place – donc, naturellement qu'il le vomit" et que ce "mirage est justement ce qui le porte à haïr, non pas son prochain mais son semblable" (Lacan, 1974, p.28-29).
Mon idée est plus winnicottienne : maintenir une tension du même, jamais tout à fait le même, au différent, jamais tout à fait différent. C’est à partir de cette matrice relationnelle fondamentale référée à la Loi, que le lien social pourrait avoir quelque chance de ne pas tourner systématiquement à un affrontement destructeur.
Xavier Gallut
Bibliographie indicative :
Ansermet F. Magistretti P. 2004. A chacun son cerveau. Plasticité neuronale et inconscient, Odile Jacob, Paris
Aristote. 2004. Ethique à Nicomaque, Flammarion, Paris
Freud, S. 1976. « L’inquiétante étrangeté », in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard
Freud, S. 2004. Malaise dans la culture, PUF, Paris
Lacan, J. 1986. L’éthique de la psychanalyse, Seuil, Paris
Mauss, M. 2003. Sociologie et anthropologie, PUF, Paris
Racamier, P-C. 2001. Les schizophrènes, Payot, Paris
Stiker, H-J. 1997. Corps infirmes et sociétés, Paris, Dunod
Les rebonds de la baballe …
Par Jacques Cabassut
(Mal)Être culturel
Être social et être langagier ont une naissance simultanée pour la psychanalyse. Ce pourquoi, il n’y a pas de sujet sans Autre (celui-ci se construisant à partir des déterminants fournis par celui-ci), comme il n’y a pas d’Autre sans sujet (un sujet qui, via sa construction subjective, va établir un rapport intime à cet Autre de la Culture, des discours, de la langue, du signifiant, etc…). Sujet de l’individuel et sujet du collectif se réalisent alors dans la proposition de bas de page du Temps logique lacanien : « le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel ».
Nous traversons une période troublée pour chacun comme pour tous -dans le lien social-politique- par la dissolution traumatogène de l’assemblée. Cette dernière excède cette journée de travail, mais s’avère cruellement d’actualité quant à la question de savoir ce que peuvent bien faire les psychanalystes et le discours analytique dans la cité face au péril en marche.
Et justement, à suivre l’argument de la journée, lequel convoque les dimensions de subjectivité, de singularité, de sujet dit de l’inconscient … c’est bien la dégradation du discours politique sous les coups de butoir de l’alliance infernale précisée par Marie Jean Sauret, celle du sujet de la science moderne (dans la toute puissance de feu d’une rationalité technoscientifique) aliéné à la logique de Marché (propre au discours capitaliste), qui produit aujourd’hui ce « là » où nous en sommes, un « là » scientiste, technocrate, normalisant, adaptatif, protocolaire, réglementaire et conformiste dans son pouvoir de contrôle, de maîtrise et de mise au pas. N’oublions pas que le projet de création d’un ordre des psychologues sur le modèle de celui des médecins est contemporain de nos propos …
Que pouvons-nous donc « y » faire, nous psychanalystes ? Comment mettre le discours capitaliste hors de soi ou ne pas adhérer au signifiant de ce nouveau maitre pour nous désidentifier de lui ? Nous savons depuis Freud que « l’exemple est la chose même » … alors comment éviter le « je suis coca cola », cet exemple du regretté G. Pommier, ou ne pas adhérer à la novlangue des partis politiques qui ne cessent de vouloir « changer de logiciel » ?
Quantiles …
A ce titre, je vous raconte une histoire de « Q », de quantiles en fait. Le classement des revues par le CNU (Conseil National des Universités) est depuis quelques années une histoire de Q1, Q2, Q3, Q4, qui détermine – en compagnie d’autres indicateurs comme « l’impact factor » - l’ordre - du plus au moins - prestigieux de la revue, donc l’importance des recherches qui y sont publiées, facilitant l’avancement et la carrière du chercheur. Elle nous instruit de la question de la résistance à nous-mêmes et aux discours dominants contemporains, celle des stratégies de résistance et de subversion. Me revient la proposition d’un ancien collègue directeur de master à l’université, qui m’avait dit en son temps : « tu adoptes la forme scientifique, objective, via les échelles et les camemberts, tu proposes du quantitatif et ensuite dans la conclusion tu dis ce que tu veux vraiment dire avec la psychanalyse » … Bref, prendre la forme de l’objectivité et de l’objectivation puis conclure sur la singularité… Impossible ! : à reprendre la formule de Camus, « mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde ».
Du coup, je m’apprête à exhumer un débat d’il y a quinze à vingt ans déjà, lequel garde aujourd’hui toute son incise. Différentes disputations assez sportives car aux enjeux cruciaux du discours et de la pratique analytique, ont eu lieu entre les tenants de la Nouvelle Economie Psychique (Lebrun, Melman …) et Erik Porge (dont je conseille le texte « Un sujet sans subjectivité »).
La première des résistances est donc notre résistance intime à la Chose, au sens de l’obstacle qui nous interroge sur la façon dont nous intégrons et faisons nôtre l’adoption de certains termes qui vont la nommer, ravaler les identifications aux identités, le sujet à la subjectivité, le père à une bouillie confusionnelle du père sociologique, psychologique, anthropologique médiatisé mais surement pas psychanalytique (quant au versant de la structure et donc de la métaphore paternelle).
J’exhume donc ce débat car il n’est pas sans déterminer une stratégie de résistance, celle que Joseph et moi avons positionnée au fronton de la collection Psychanalyse et lien social dans le sillage d’Anzieu : « hier les psychanalystes avaient à braver la résistance du monde à la psychanalyse. Leur tâche aujourd’hui est inverse : ils ont à soutenir la résistance de la psychanalyse au monde ».
A l’hôpital, à l’université, dans les formations nécessaires au titre de psychologue, dans nos institutions, comme au CNU, – cf. les textes de MJ Sauret dans « Tous les psychologues ne font pas le même travail (« l’Humanité ») et Intitulés de diplômes : une géopolitique en mouvement » - nous ne pouvons pas nous retrouver ensemble sous la bannière du signifiant clinique, trop de différences subsistant entre ceux qui se réfèrent à l’Evidence-based médecine, aux partisans de la singularité et du symptôme, ceux d’un humanisme sirupeux, de l’EMDR, des adeptes de la pleine conscience, de l’homme « bio-psycho-social » voire du DSM …
Alors, que faire ?
P.P.D.C ou la rencontre réussie …
Disons tout au moins pour aujourd’hui, que nous pouvons nous réunir autour du plus petit dénominateur commun ou P.P.D.C (quant au sujet de la structure), soit celui de la clinique de l’angoisse et donc de la culpabilité. Si l’angoisse nait lorsque le « manque manque » dans la confrontation et à la merci de l’envahissement par l’Autre, un Autre dont on ne sait plus ce qu’il nous veut (Que vuoi ?) … la culpabilité quant à elle, s’entend comme le fait d’avoir joui du meurtre de l’A(a)utre dans le fantasme. Elle s’avère conjointe et nécessaire à la séparation du sujet à son Autre.
Ainsi, sur le plan de la Culture, tous les mythes, ceux des cosmogonies ou autres mythologies religieuses sont ceux de l’Origine. Ils signifient la condition humaine, dans un montage théologique de la causation de la faute et du péché, ainsi que des différentes prescriptions pour les « traiter » d’un point de vue éthique et moral, tant pour le sujet de l’individuel que pour celui du collectif. Ces mythes de l’origine produisent le sens des tourments d’angoisse et de culpabilité, de la misère de la condition humaine, de son avant (l’origine) comme de son après (la mort).
Il existe donc une angoisse et une culpabilité structurelles, que la psychanalyse positionne comme telles puisque, dans la fabrique de l’humain, être social et être langagier naissent simultanément, simultanéité structurelle donc du sujet de l’individuel et du sujet du collectif.
Phénomène Trans
Le maître mot permettant le nouage de l’individuel et du collectif est ici « Transindividuel ». Transindividuel signifie que « si la vérité ne s’énonce que de façon singulière et subjective, elle n’est pourtant pas isolable du processus par lequel l’autre, les autres s’exercent également à en trouver l’issue. En d’autres termes, il existe une solidarité logique qui implique chaque sujet pour lui-même et aussi dans son rapport au social » (Thibierge, 2007, p. 164). Ici, seul le rugby supplante le football dans cette qualité « socio-politique » démocratique, nécessitant d’en passer par l’autre, les autres de l’équipe, afin de produire du jeu – et ce, en ne progressant que par une passe en retrait afin d’éviter les « en avants » !
Il existe néanmoins un second maître mot : « Phénomène époqual » (Anders, 1956, 2) : « Est donc dit époqual ce qui définit à chaque fois la nécessité d’une époque, c’est-à-dire chaque mutation de l’essence même de la vérité », et ce au lieu du corps propre et du corps social. L’essence de la vérité se confond alors à l’éthique, laquelle se définit dans ce rapport intime, original et singulier à la jouissance.
Or, examinons avec quelques autres (cf. l’ouvrage de Gérard Wacjman « l’œil absolu ») le « phénomène époqual » contemporain : le triomphe de l’image, des images. Régis Debray (1992, p. 11) à ce titre, nous incite à prendre pour objet les codes invisibles du visible, qui définissent, naïvement et pour chaque époque, un état du monde soit une culture : ou comment le monde se donne à voir à ceux qui le regardent sans y penser.
Au sein de « Footaises », je postule l’inflation de l’image, des images comme moyen de narration contemporaine. Il faut dire que les images à la différence des textes, ne révèlent jamais les rapports qui constituent le monde mais se contentent de prélever des lambeaux de celui-ci (Anders, 1956, p. 18). Dès lors, en montrant le monde, elles le dissimulent.
V.A.R
Et quoi de plus évident que d’observer que cette profusion des images et de leur supports (écrans, tablettes, tv, etc…) se réalise via les dispositifs technologiques de contrôle par l’image - ce que nous avons devant les yeux sans y penser – du champ footballistique ? Je parle là de la V.A.R, (assistance de l’arbitrage vidéo) qui est aujourd’hui la norme universelle de la FIFA sur la retransmission des matchs de football (déjà été utilisée dans le rugby).
La VAR opère une véritable révolution du dispositif pris ici au sens foucaldien du terme : le dispositif produit le sujet – aliéné - qui va l’utiliser, le faire fonctionner, se constituant au carrefour des relations - invisibles - de savoir et de pouvoir.
Le dispositif technique n’est donc pas neutre : à l’interface de l’individuel et du collectif, de la structure et de la contingence, de l’être langagier et de l’être social, j’avance que la VAR est un symptôme du contemporain qui occulte et révèle à la fois. Elle compose une nouvelle éthique du regard (Zupancic, 2002) - propre à la post modernité - qui affecte évidemment la dimension de l’angoisse (propre à la castration et au manque à être) et de la faute sinon de la culpabilité. C’est dire si la VAR révolutionne l’ensemble du champ narratif propre à la Culture.
Maradona
Pour le concevoir, je vous ramène à un temps que les jeunes de 20 ans etc … quand la VAR n’existait même pas au titre de fantasme.
Lors de la demi-finale de la coupe du monde de football Argentine – Angleterre, un dimanche 22 juin 1986, au stade Azteca de Mexico, Maradona marque par deux fois : le premier but via une faute de main délibérément intentionnelle, l’autre le but absolu.
En conférence de presse, à la question comment avez-vous marqué ce but ?, « Diez » répond : « Un peu avec la tête de Maradona et un peu avec la main de Dieu… ». Maradona est un symbole (pour le peuple Argentin qu’il venge de la défaite des Malouines) assumant la narration et la nomination – fautives - de l’image.
Il s’agit là de l’inverse narratif telle que la main d’Henry qui s’affichera en mondovision en ce 19 octobre 2009 au Stade de France, accomplira - en même temps que l’élimination de l’Eire et la qualification de l’équipe de France pour la coupe du monde d’Afrique du Sud (Cabassut, 2023).
De fait, Maradona via sa faute de main, montre le « hors champ » de l’image, là où la VAR hallucine et réécrit le réel.
Car à vitesse réelle, in situ et dans l’instant, la faute n’apparait pas. A séquencer les images au ralenti, la faute apparait telle une révélation mystique. J’en veux pour preuve l’exemple du hors-jeu : la mesure millimétrée objective et objectivante remplace l’esprit du jeu. Certains hors-jeux sont sanctionnés alors que le défenseur et l’attaquant sont sur la même ligne, pour un doigt, un genou de quelques millimètres devant le joueur adverse.
Dès lors, quel écho pouvons-nous établir dans la construction du sujet éthique et moral, dans l’avènement du rapport et du traitement de l’angoisse et de la culpabilité ?
Rapport et traitement de l’angoisse
L’argument même de la journée comprend la notion d’emprise du concept de traumatisme. A suivre Freud, le Pathos du traumatisé se définit par la tentative dans l’après coup de l’évènement traumatogène, de remplacer l’effroi par l’angoisse, de donner forme au réel par l’image - il s’agit du fameux syndrome de répétition avec réminiscences diurnes et nocturnes (séries cauchemardesques) de la situation de danger.
Bref, en termes lacaniens, l’imaginaire ne négative plus un réel de fait non intégrable. Il le met en boucle stérile.
Cette non-intégration d’un point de réel, conduit le traumatisé à souffrir de réminiscences. Il est envahi par des images qui ont valeur d’hallucinations, tentant dans l’après coup de symboliser ce qui n’a pu l’être au moment impossible (à vivre, à penser, à dire, à affecter, à représenter …) de la mauvaise rencontre, sans sujet : comme il n’y a pas de sujet du rêve, cette régression hallucinatoire du désir, il n’y a pas de sujet du trauma.
Wajcman (2010, p. 207-211) aura repéré au sein des trois évènements respectifs que sont la guerre de 14-18, la Shoah et l’attentat du 9 septembre, trois « qualités » d’impossible(s) freudiens et finalement trois points de bascule anthropologique, trois « phénomènes époquals » :
Elles se déploient de « l’impossible à dire » (la disparition des « poilus »), à « l’impossible à voir » (qui martyrise le témoin de l’holocauste, cf. Primo Levi), et débouchent sur « l’impossible de ne pas voir » - tel que l’attentat des tours new-yorkaises du 11 septembre marquera le siècle naissant de son « trop d’images ».
Cette dernière nous intéresse tout particulièrement, puisqu’elle épingle l’exhibition pornographique d’une sidération traumatique qui emprisonne le spectateur en rabattant la réalité sur la fiction du fantasme, soumettant le réel à l’image. Tentative de virtualisation totale et de rencontre pseudo réussie du virtuel, dans son passage à l’acte au présent.
Ces trois régimes de l’idole, de l’art et ensuite du visuel (Debray, 2002), modifient le statut de l’image en lui offrant une figure-forme esthétique nouvelle. En définitive, le terrain de football et ses images s’inscrivent en matrice d’une “nouvelle éthique du regard” de/à l’homme contemporain.
Et si, comme cause de l’inflation de l’image, à l’instar du traumatisé qui tente de symboliser -stérilement -l’impossible représentation du réel, ne cessait de ne pas s’écrire le « hors champ » structurel de l’image ?
Hors champ – Hors limite
Le hors champ s’acoquine avec le hors limite. Une précision s’impose :
Aujourd’hui, dans le sport comme dans le lien social, c’est le « hors limite » - de l’acte sportif – qui prévaut. Monique Labridy en reprend sa maxime : « toujours plus haut, plus vite, plus fort ». Mais le hors limite n’est pas le hors champ. C’est même son envers.
J’avance que la VAR est un dispositif de neutralisation du « hors champ ».
Car il existe un « hors champ », une non-retransmission, une symbolisation impossible, celui ou celle d’un match de football à Auschwitz :
« […] Levi rapporte qu’un témoin, Miklos Nyiszli, l’un des rares survivants de la dernière équipe spéciale d’Auschwitz, dit avoir assisté, pendant une pause dans son “travail”, à un match de foot entre SS et membres du Sonderkommando. […] Certains voient peut-être dans ce match un bref moment d’humanité au cœur d’une horreur infinie. À mes yeux, comme à ceux des témoins, cette partie, cet intervalle de normalité, est au contraire la véritable horreur des camps ». Agamben (1998, p. 27) rajoute : « si nous ne parvenons pas à comprendre cette partie et à y mettre fin, il n’y a plus d’espoir ».
Le « à jamais hors champ » d’après Wacjman, est celui de l’irregardable de la chambre à gaz. Quant à l’Œuvre « Shoah » de Lanzman, elle ne montre pas d’image mais témoigne par le verbe. Seule l’œuvre d’art est à même de témoigner du point de réel.
Rapport et Traitement de la culpabilité
Qu’est-ce que le péché, la faute, la responsabilité (dont sont exempts l’enfant et le fou) écrit Legendre (2001, 106), sinon ces passions qui tourmentent l’humain ?
Structurellement coupable d’avoir joui dans le fantasme (de la mort de l’Autre, indispensable pour s’en séparer). Sur le plan du « sans limite » sociétal, plus l’on ouvre de jouissances nouvelles, plus il faut les encadrer et les contrôler pour les faire apparaitre-disparaître en majesté.
Et plus on jouit des sommes colossales en jeu dans le football, plus il faut une morale sportive « clean » en dehors de la pulsion de mort et de la jouissance à l’œuvre (affaires de corruption, dopage, etc…)
La VAR ce dispositif objectif et objectivant de contrôle et de surveillance de la faute de jeu, qui la sanctionne, est peut-être aussi la faute de « Je » du fait de sa monstration paradoxale : tout montrer pour ne rien voir et dissimuler donc la vérité du réel.
La VAR crée donc une « réellisation » de l’image, en réinventant l’hallucination du réel, une néo réalité par discrétion du « hors champ », soit l’évacuation d’un point de réel qui n’est pas dans la représentation imagée. Elle nourrit le discours de l’alliance entre techno science et logique de marché comme le montre les travaux de Marie-Jean Sauret. A la place, le monde ou la société comme spectacle (Guy Debord) et le relai imagé d’une forme de discours religieux, pour lequel tout fait sens !
Pourtant, l’invisible et l’irregardable de l’image (Cabassut, 2023) restent in fine « hors champ », par définition. Ratage assuré. Car, il faut le préciser, « L’image tient sa puissance réelle de ce qu’elle est prélevée sur un monde qui n’est pas dans l’image, mais qui en construit la force » (Badiou 2015, p. 31). Tel est le discours de légitimité de validité de la preuve scientifique moderne de la faute : elle laisse de côté la culpabilité ou plutôt la honte structurelle d’être né.
Pauvres humains …
Il existe chez Anders (1956) une honte des hommes du fait de la non-identité de l’homme avec soi-même, imperfection honteuse et coupable devant leurs instruments, d’une humiliante perfection. La perfection a contrario est machinique, propre à « l’Homme machine ».
Novlangue managériale et technologique copulent donc dans leur entreprise de ménage, ou pourquoi pas, de management du réel, transformant ce dernier en objet et par là même, croyant épuiser le mystère de l’être (Rappin, 2017, p. 46-47). Ces dispositifs surmoïques opèrent dans leurs effets depuis l’idéal de perfection de la machine, à l’instar de la clinique actuelle des « dys » (Chiha, 2018, p. 154) : seule la machine dysfonctionne, pas l’humain. Laquelle ne cesse de nous renvoyer à la honte de notre origine, celle d’être « devenu » plutôt que « fabriqué » (Cabassut, 2018).
Dans la fabrique de l’humain, persiste toujours la question de la dette, de la faute, de la culpabilité. Du fait de cette naissance simultanée entre être langagier et être social chez l’humain, l’homme qui sait qu’il est né, sait qu’il va mourir.
Nous pouvons donc nous soutenir de l’image qui manque (Quignard, 1994), l’image qui manque de l’origine, qui est aussi celle manquante de notre mort. Telle est la dimension du « hors champ ».
Si l’invention hideuse d’Auschwitz est celle du « muselman » dans son statut de mort-vivant, ou de fantôme, celle-ci s’accomplit par la réduction de l’être à l’organique (d’un corps qui n’est plus noué RSIquement parlant).
Et si le fantôme de la post modernité, qui ne cesse de hanter l’inflation de retransmission de nos matchs tout comme l’avènement de la VAR, prenait source dans cet hors champ de l’image, invisible du fantasme et irregardable de l’abject du match du siècle qui a eu lieu à Auschwitz ?
Et si dans la retransmission de nos matchs de football ainsi que dans le dispositif post moderne de la VAR, quelque chose ne cessait pas de ne pas s’écrire de ce rapport traumatique, cause de l’inflation de l’image dans la post modernité ?
La VAR révèle et édifie le phénomène époqual, celui d’un certain rapport à la faute et à l’angoisse que le triomphe de l’image révèle et accomplit. Il se réalise en miroir à la souffrance du traumatisé, lequel s’avère également en écho au fantasme du discours de la science moderne : tout symboliser du réel, en symboliser son « hors champ » fusse-t-il invisible voire irregardable…
A partir de quoi, les liens avec les dispositifs actuels de contrôle propres aux théories managériales, à la démarche qualité, à celle de la profusion des procédures, etc… s’imposent d’eux-mêmes. L’implantation de « Sérafin ph » dans le médico-social, ce rouleau compresseur de codification, d’évaluation, de normalisation et de contrôle des pratiques vient en fait voiler et évacuer, le réel de limite du « hors champ ».
Aux psychanalystes et au discours analytique de tenter de le restaurer par la parole (Cabassut, 2009). Laisser la parole s’installer, que le sujet puisse tirer les conséquences de ce qu’il dit. Rendre à la parole de chacun sa fonction politique (sans laquelle il n’y a de démocratie que formelle), retrouver la jouissance de la langue – de la lalangue – dans sa fonction poétique, créatrice, transformative (Sauret, 2024, 18-19). Bref, soutenir la résistance de la psychanalyse au monde contemporain.
Bibliographie
Agamben, G. (2006). Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris : 2007, éditions Payot et Rivage pour la traduction française.
Anders, G. (1956). L’obsolescence de l’homme. Paris : édition Ivréa – éditions de l’encyclopédie des nuisances, Tr. Française, 2002.
Cabassut, J. (2023). Footaises / Psychanalyse du ballon rond. Paris : L’Harmattan, Collection Psychanalyse et lien social.
Cabassut, (2018). « Le retour de l’Homme Machine ? ». In 11e Congrès International du Grimh, (Groupe de Recherche sur les Images du Monde hispanique), « Image et Science », IUT Lumière Lyon 2, les 15, 16 et 17 novembre 2018. Actes du colloque, Les Cahiers du Grimh.
Cabassut, J. (2009). Petite grammaire lacanienne du Collectif institutionnel. L’institution parlante. Nîmes : Champ social Editions.
Debray, R. (1992). Vie et mort de l’image/Une histoire du regard en Occident. Paris : Gallimard.
Lapeyre, M. (2000). Complexe d’Œdipe et complexe de castration. Paris : éd. Economica – Anthropos.
Legendre, P. (2001). De la société comme texte. Linéaments d’une anthropologie dogmatique. Paris : Fayard.
Rappin, B. (2017). Au régal du management. Le Banquet des simulacres. Nice : Les éditions Ovidia, Coll. Temps présents – Au-delà des Apparences.
Sauret, M-J. (2024). Message à destination des générations qui viennent. Orange : Editions le Retrait.
Thibierge, S. (2007). Clinique de l’identité : Psychoses, identité sexuelle et lien social. Paris : PUF, p. 164.
Zupancic, A. (2002). Esthétique du désir, éthique de la jouissance. Nîmes : Champ social, Théétète Editions.
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