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La perversion ou ses avatars -

Dernière mise à jour : 29 déc. 2021


Impromptus [1] - Angoulême- automne 2019 - printemps 2020.



Titre

  • -  écrit qui établit le droit à un titre (brevet, parchemin, certificat). Qualité honorable, dignité.

  • -  subdivision utilisée dans les décrets de lois, dans les codes de la jurisprudence.

  • -  qualité d’une proportion contenue dans un alliage (rapport à la masse d’une substance dissoute au volume de solvant ou de solution). Proportion d’or ou d’argent dans une pièce de monnaie..

  • -  Chimie : degré, titrage.

  • -  Grosseur d’un fil exprimée par un numéro.

  • -  À titre de, sous prétexte de.

Parler de ladite « perversion » renverrait à la façon dont il a été précédemment fit état de cette entité et à la manière dont elle a pu être décrite, envisagée, suivant les périodes historiques (XIX ème Siècle, modernité, post-modernité), selon les disciplines (médecine, psychiatrie droit, littérature, philosophie, psychanalyse) et les penseurs ( Sade, Masoch, Magnan, Krafft-Ebing, Binet, De Clérambault, Freud, Lacan...) qui ont pu en donner une interprétation. Le rapport à la sexualité a notoirement muté et les techniques de contraception ont libéré le plaisir de la contrainte d’une reproduction génitale. Il serait donc difficile de... freudiennement soutenir, aujourd’hui, que sa caractéristique serait le détournement de ce but naturel. Déjà, la philosophie sadienne avait fait bouche cousue de la zone vaginale, la considérant comme une injure au processus de destruction régénératrice de la nature. L’arrière-fond culturel des mœurs a varié en fonction des époques : la rigueur austère de l’ère victorienne ou la pruderie viennoise du temps de Freud et ses refoulements n’ont plus grand chose à voir avec la levée moderne d’un sur-moi religieux (bride du péché) ou l’hybridation post-moderne des genres et des identifications sexuelles débridées. Ce constat peut être relayé par une critique de notre civilisation post-moderne, un nouveau malaise dans la culture. S’appuyant sur le déclin et la décadence de la loi symbolique paternelle [1], ce plaidoyer met en cause les théories du genre qui brouillerait les limites sexuées et déboucheraient sur une jouissance illimitée non bornée et bordée par une nécessaire « castration ». Peut-on faire équivaloir la notion de perversion à cette supposée transgression généralisée et écraser, réduire ses traits distinctifs sous le titre de « perversion ordinaire [2] » ? Il n’est pas sûr, du reste, que le « plus de jouir » du pervers ne soit pas aussi myrifique ou pacifié que cela et qu’il ne corresponde pas, plutôt à un fantasme de névrosé projetant sur lui sa propre quête inassouvie de jouissance. Cette formulation du « ladite » ouvre déjà l’ère d’un soupçon à l’endroit d’un prétendu invariant qui caractériserait, spécialement [3 ] ses manifestations. L’alternative serait de se demander s’il existe un fait de structure qui subsumerait par son mécanisme, le divers des pratiques.

Notes


1/ La loi paternelle n’est pas une panacée universelle. Elle peut être défaillance par carence signifiante ou, tout au contraire, comme sur-moisation, injonction, intrusions permanentes.. Elle a produit, aussi, le bouillon de culture des névroses familiales. Rien ne garantit, a priori, dans le cas de l’hétérosexualité, la façon dont une mère fait cas d’un père, dont une femme fait cas d’un homme, et dans le cas des alliances et des parentés gays ou lesbiennes de la manière dont un homme fait cas d’un autre homme, le nomme ou des modalités selon lesquelles une femme fait cas d’une autre femme. C’est justement cette question du cas qui fabrique le symptôme, fomente le fantasme. En tout cas, pour l’enfant, demeure la référence robuste à une limite incestueuse : quelle que soi les modalités de la parenté, son corps ne saurait alimenter ou saturer le plus-de-jouir parental. On ne peut confondre (même si ce procès a pu être insidieusement fait) pédophilie et homosexualité

2/ Jean-Pierre Lebrun, La perversion ordinaire, Paris, Flammarion, 2015.

3/ Certes, cette expression « ladite» indexe un mot déjà cité, mais elle me semble, de plus, porter un trait d’ironie à l’endroit de cette « référence » comme dans la phrase : « elle est allé voir un spécialiste des nerfs et ladite spécialiste n’avait pas de réponse. »

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perverses (par exemple, fétichisme, sadisme, masochisme, voyeurisme, exhibitionnisme...) ou s’il s’agirait de traits à multiples facettes à analyser dans leurs particularités ? Ce qui supposerait d’écrire au pluriel les régimes de perversions. La notion de castration féminine a subi suffisamment d’avatars ( elle ne peut qu’hérisser le poil de toute position dite féministe) pour être retenue comme érigeant le déni freudien au principe du recouvrement fétichiste (le masque d’un manque) et surtout la généralisation de ce clivage comme caractérisant le mécanisme pervers. Peut-on assimiler l’absence, la différence à un manque qui susciterait l’envie, comme si une fente, un creux était un vide à combler la refente du sujet dans sa disparité En outre,se régler sur l’horreur ou la terreur (démenti opposé à cette représentation ) de la castration relève, pour le coup, d’un point de vue, qui exclurait, alors, toute possibilité de perversion féminine. Faudrait-il plutôt retenir le montage des pulsions partielles ? Oui, mais comment entendre ce « partiel » si l’on admet, désormais, que la génitalité n’est plus ce qui unifie les dites pulsions puisque les préliminaires ou l’acte sexuel sont détournés de leurs fins exclusivement reproductrices. Il y a, ici, renversement du détournement : ce ne sont plus, selon l’expression freudienne, les trangressions anatomiques des zones du plaisir préliminaire qui devraient être rapidement traversées (elles sont, au contraire, temps d’arrêt, suspension, fixité détournant de la voie royale vers l’accouplement reproductif (dit altruiste) mais ledit acte sexuel génital qui se dévierait de son but et deviendrait transgressif de n’être plus une fin en soi. Le redoublement de l’unification des pulsions par l’accouplement, l’union reproductrice sexuelle que l’on peut entendre dans la position freudienne a été découplé dans notre modernité. Cela apparaît vraiment « has been » que de suivre, aujourd’hui, la théorie de Freud, quand il parle d’une synthèse des pulsions partielles qui entraînerait leur subordination au « primat » des parties génitales [4] Notons quand même, pour sa défense, les nuances qu’il apporte à ce développement :

4/ Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Folio Essais, 1987, p. 130.

Aucun bien-portant ne laisse probablement de joindre au but sexuel normal un supplément quelconque, qu’on peut qualifier de pervers, et ce trait général suffit en lui-même à dénoncer l’absurdité d’un emploi réprobateur du terme de perversion [5.]

Le « génital », (posé comme plaisir suprême terminal censé apaiser la tension de l’excitation et apporter la satisfaction comme lorsque s’assouvit la faim ou la soif) ne résonne plus avec » géniteur » mais devient une zone comme une autre, une intensité susceptible d’engendrer du plaisir à travers les rythmes quelle suscite, dans une mise en jeu érotique avec un.e autre. Cette rythmicité peut évoquer, la tonalité orale d’un suçotement ou d’une incorporation, l’algorithme d’une dépense ou d’une retenue. La précision de cette altérité qui différe sûrement de l’altruisme permet de répondre à ce que Freud appelle le « danger » du plaisir préliminaire comme si le recours à ce « dézonage » génital nous faisait retomber dans l’activité masturbatoire et régressive d’une sexualité infantile. Mais il est vrai que ce « avec un autre » comporte un risque, laisse une zone d’incertitude, trouble et équivoque dans la part masturbatoire que peut receler le rapport sexuel. Freud a également utilisé le terme de « déviation » pour caractériser cette position perverse et notamment, en proposant une anatomie de cette transgression pulsionnelle, à travers son analyse de la cavité buccale :

L’utilisation de la bouche comme organe sexuel a valeur de perversion lorque les lèvres (la langue) d’une personne sont mises en contact avec les parties génitales d’une autre, mais non lorsque les muqueuses des lèvres des deux partenaires entrent en contact.mutuel [7]

Notes


5/  S. Freud, Ibid., p. 73.


6/ S. Freud, Ibid., p. 163 : « Le clitoris, quand il est lui-même excité lors de l’acte sexuel finalement consenti, conserve le rôle qui consiste à transmettre cette excitation aux parties féminines voisines, un peu à la façon dont les copeaux de résineux peuvent servir à enflammer le bois plus dur. » En vertu de l’équivalence du petit avec le pénis, Marie Bonaparte a pu interprété le fantasme « on bat un enfant » comme une façon de châtier le chatouillement (en allemand kitzler) de cette zone érogène encore masculine.


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Freud a cru bon de préciser ce qui relèverait de la normalité supposée naturelle du baiser, de sa zone d’attribution (mais il y a de multiples façons de pratiquer cet art) et ce qui constituerait une anomalie par sa déviation vers de petites ou grandes lèvres. Freud s’accroche à une logique hiérarchique :c’est une prime ôtée à l’orifice génital que de faire valoir cette autre cavité. La marque perverse proviendrait de ce détournement du destin de la pulsion, dans la délimitation de ses zones. Oui, cela apparaîtrait passablement « vintage » de considérer la fellation comme une filiation pulsionnelle avatardisée par rapport à son but et son objet et de faire du cunnilingus une linguistique dévationniste. . De même, pour lui, l’attirance pour la zone anale proviendrait d’un plus-de-jouir olfactif (ces relents, ces restes de traces fécales) qui n’aurait pas succombé au refoulement Il y aurait là une érotique de l’équivoque, un jeu sur la limite entre plaisir d’un glissement des muqueuses anales et enfoncement dans un trou noir de matières, dans un retournement actif/passif. L’attrait, le goût serait marqué du trait de ce dégoût :

Dans le cas de l’utilisation de l’anus, on reconnaît encore plus clairement que c’est le dégoût qui marque ce but sexuel du sceau de la perversion. Que l’on ne me prête pas, cependant, une position partisane, si j’avance que ce dégoût, à savoir cette partie du corps, sert à l’excrétion et entre en contact avec ce qui est dégoûtant en soi – les excréments – n’est guère plus plausible que celle que les jeunes filles hystériques allèguent à propos de leur dégoût de l’organe génital masculin : il sert à la miction.


Ce serait donc l’immixtion, la connotation de « saleté » liées à une fonction physiologique d’expulsion qui pourrait s’associer et caractériser l’intensification perverse, alors que cette interférence produirait, au contraire, une inhibition hystérique par coloration et interférence uréthrale avec l'éjaculation spermatique. Mais là où la chose se complique, c’est lorsque Freud remarque que cette « pédication » ne serait pas l’apanage exclusif des pratiques sodomites, homosexuelles, qu’elle n’est pas réservée à une sensibilité invertie. De sorte que le coït anal peut être aussi une pratique hétérosexuelle. Il y a donc du même dans l’autre et de l’autre dans le même. L’homosexualité désignée tout à tour comme perversion,psychopathologisée comme maladie mentale, vilipendée comme négation de la différence sexuelle et de l’altérité au prétexte d’un choix narcissique d’objet et donc assimilée à des positions idéologiques négationnistes voire criminalisée encore dans certains pays n’a pas pourtant l’exclusive de ces traits dits pervers. La qualification « d’inverti » ( tourné à l’inverse) ne peut se soutenir qu’en référence à l’hétéronormativité oedipienne (de la mère à la femme) et ses répartitions identificatoires. Freud, du reste, atténue sensiblement l’idée d’une structure homosexuelle, homogène, permanente en avançant la notion de série sexuelle et en distinguant les invertis absolus, des invertis amphigènes (l’objet sexuel peut aussi bien appartenir à un sexe qu’à un autre) et des invertis occasionnels ( (événements comme une séparation, un deuil qui peuvent déclencher un changement d’orientation). Et dans une petite note qui accompagne son argumentation, il tempère fortement l’idée d’un choix « naturel » hétérosexuel :

Du point de vue de la psychanalyse, par conséquent, l’intérêt sexuel exclusif de l’homme pour la femme est aussi un problème qui requiert une explication et non par quelque chose qui va de soi et qu’il y aurait lieu d’attribuer à un attraction chimique en son fondement [10].

Hegel, dans la Phénoménologie de l'esprit voit plutôt un dépassement, dans la promotion de cet organe phallique, suprême qui devient organe de la reproduction du vivant, transcendant l’acte de pisser. Ce philosophe souligne ce mélange entre bassesse et élévation dans le passage du pénis urinant au phallus reproducteur. Il arrive que des garçons soufflent ou lèvent le symptôme d’une énurésie quand ils ne sont justement plus dans l’ignorance d’un autre liquide , le sperme (écoulé inopinément) lequel les intronise à un autre mode de plus-de-jouir, dans une identification moins régressive.

10 S. Freud, Ibid., p. 50.

De plus, la qualité « d’hétéro » versus « homo » ne saurait délivrer un certificat d’altérité, octroyer une garantie différentielle qui assurerait les uns ou les unes, par opposition binaire aux autres, d’être dans la reconnaissance d’une disparité. Le concept de choix d’objet narcissique n’est pas réservé exclusivement à une catégorie, nous dit aussi Freud [11] et donc, ne peut suffire à épingler la figure du « pervers narcissique » montée au pinacle par les temps qui courent, dans les relations conjugales ou les techniques de management.

Nous pouvons conclure ces remarques par un résumé des voies menant au choix d’objet . On aime :

selon le type narcissique :

  • -  ce que l’on est soi-même

  • -  ce que l’on a été soi-même

  • -  ce que l’on voudrait être soi-même

  • -  la personne qui a été une partie de son propre soi

selon le type par étayage

  • -  la femme qui nourrit

  • -  l’homme qui protège.

11/ S. Freud, « Pour introduire le narcissisme » in La vie sexuelle, paris, Puf, 1969, p. 95.

Quels que soient les aléas de nos choix d’objet, les tropismes de l’attirance peuvent opérer en fonction de ce qu’on a perdu et ce qu’on veut retrouver. L’attrait peut se faire autour de traits idéaux supposés à l’autre et qui nous feraient défaut. Mais il n’est pas exclu que les deux types distingués par Freud ne soient pas aussi dichotomiques et que le manque narcissique, la défaillance de l’image puissent être comblés par un étayage vital, exigé impérativement de l’autre.

Oui, ça ne va pas de soi. Alors, à quoi se fier, par rapport à la question de ces orifices, comme s’orienter dans la recherche d’une définition pertinente de la perversion ? Il fut un temps où les actes pervers ne concernaient que la sphère juridique et ses magistrats : ils n’étaient condamnés que dans la mesure où ils transgressaient les lois de la cité. Mais on ne se préoccupait pas de répertorier les manières intimes d’atteindre l’orgasme. Ce n’est que plus tard, vers les années 1850, et notamment sous l’impulsion de Magnan que la médecine fit valoir son expertise, en proposant une taxinomie de ce qui était qualifié d’anomalies, d’aberrations, sexuelles, en faisant même l'hypothèse de localisations cérébrales cartographiant cette tératologie monstrueuse [12]


12/ Georges Lantéri-Laura, Lecture des perversions, Paris, Anthropos, 2012.


Cette psychopathologie psychiatrique iatrogène s’approchait de la question du Mal mais, en recourant à la notion de dégénérescence ou de dépravation, elle ne retenait pas les forces de dégradation et de destruction mises en jeu, par exemple, dans la philosophie de Sade.. Si l’on se tourne vers le Littré pour préciser la définition du terme de « perversion », on peut lire ceci :

Trouble, dérangement. Il y a perversion de l’appétit dans le pica, de la vue dans la diplopie. Le pica est un trouble de la conduite alimentaire qui consiste à ingérer des substances non nutritives et non comestibles (terre, craie, sable, mégots, papier, plastique, cendre de cigarettes...) Son nom vient du latin p i c a , la pie, oiseau réputé pour avoir ce type de comportement. Et la diplopie est la perception simultanée de deux images (vision double) d’un objet unique.

Ici, dans ces deux exemples, le détournement porte sur le régime pulsionnel lui-même et met en jeu un « tourment ». Le régime alimentaire tourne mal et le regard se fait double, voire duplice sous l’effet d’une perception dédoublée. Peut- être pourrait-on dire que la bigarrure des perversions s’alimente d’une intensification, d’un « se faire mal » dans un régime grammatical duel. La mise en jeu pulsionnelle se fait tourmenteuse, en dédoublant l’intrication pulsion de vie/pulsion de mort au profit de cette dernière accentuée sur sa face létale. Au-delà d’un principe de plaisir contribuant à la tempérance d’une pulsion satisfaite, le régime pervers perpétue l’angoisse d’une mise en tension.Le titre de cette étude corrige, décline, singulièrement, un concept universel trop bétonné et propose la déprise de ses variantes sous la qualification d’avatars. La perversion ou plutôt ses avatars. Ce « ou », à la différence de la coordination « et » s’écarte d’une notation d’ajout ou de supplément. Ce n’est pas une disjonction exclusive (c’est l’un ou l’autre) mais une disjonction qui conjugue, inclut la question de ses avatars dans la problématique de cette approche.

À quel titre est-il légitime de faire cas de la perversion en déclinant ses manifestations sous la nomination « d’avatars » ? La descendance étymologique de ce mot nous renvoie au sanskrit avatera qui signifie « descente » et concerne plus précisément la sphère religieuse de l’hindouisme. Par exemple, Matsya le poisson, Kuma la tortue, Varaha le sanglier représentent les métamorphoses du Dieu Vishnu qui manifeste, ainsi, sous de multiples faces, l’incarnation de son âme sous ces différentes formes animales. Vous pourriez juger cette référence anachronique, croire qu’elle est bien lointaine, qu’elle ne concerne que le champ métaphysique des croyances et qu’il nous faut donc redescendre vers l‘ordinaire de nos réalités. Eh bien détrompez-vous ! Même si, en tant que telle, la technologie ne pense pas, nos techniques modernes de communication (en l’occurrence un réseau nommé Facebook) produisent des effets qui touchent à la mutation de nos représentations. La Corée du Sud doit combattre une véritable épidémie de voyeurisme appelé "molka" qui conjugue pulsion scopique et pulsion urétrale. Grâce aux techniques numériques de mini-caméras cachées, les Coréens peuvent faire immixtion dans les toilettes réservées aux femme, voir et entendre, en les filmant, cette miction et diffuser la scène sur les réseaux sociaux. La pulsion scopique est au zénith lorsqu'un collégien braque un professeur avec une arme factice et s'empresse de poster son exploit sur le web pour qu'il soit vu des milliers de fois. Le "plus-de-jouir" porte davantage sur le montage scopique que sur la réalité de cette agression. Dans le même type de montage, un haut fonctionnaire du ministère de la Culture a défrayé la chronique: il est poursuivi pénalement pour avoir versé des diurétiques dans du café qu'il offrait à des femmes, lors de rendez-vous d'embauche... ce qui ne manquait pas, ensuite, de susciter une envie présente de pisser. Puis,, il les débauchait en prétextant un voyage culturel à pied dans Paris. Alors, elles demandaient expressément uriner dans quelque petit coin de la capitale, il les regardait et les filmait à leur insu.

En outre, des interfaces proposent, à notre guise, la création d’avatars (double ou triple faces) déclinant, déguisant, masquant nos identités par des logiciels de retouche. C’est une nouvelle ère où il est possible de travestir son image spéculaire au point qu’elle a perdu son statut de reflet et qu’elle devient existentielle, réelle. Le stade du miroir lacanien se voit détourné par l’assomption jubilatoire de cet avatar virtuel. Si le corps n’est pas photographié voire métamorphosé par le trucage vidéo, alors, il n’existe plus. Mais parfois, pas si enchanteur que cela ! La divine jouissance attendue par cette mutation éphémère, retombe, amèrement. Les « fake news » des selfies (vrai-faux self) deviennent mauvaise nouvelle, lorsque opère la descente à l’occasion d’une rencontre inscrite dans la réalité. Le jeu avec le semblant peut devenir sentiment de trahison ou de persécution. À quoi se fier dans cette falsification généralisée où prolifèrent les pseudos ? Ces filtres- photos qui pourraient apparaître comme les succédanés de philtres d’amour moyennâgeux, (ici, amour de l’autre recherché à travers l’amour d’un soi-même édulcoré) ne font plus écran à la « nudité » du sujet. L’avatar peut se transformer, comme sa dérive étymologique l’indique, en vicissitudes. ou avaries. Effet boomerang d’un retournement de situation. Des adolescentes se laissent pièger par des prédateurs qui, au nom de l'amour, exigent qu'elles leur adressent leurs selfies, la photographie de leur corps dénudé voire en train de se masturber. Sinon, ils exercent un chantage et menacent de diffuser ces images sur les réseaux sociaux. Ce qu'ils ne se privent pas de faire, à leur insu. Elles réagissent souvent par le recours à des scarifications qui blessent leur corps et fixent l'angoisse d la honte et de la tromperie.

Vous me direz que ce qui distingue les transformations de Vischnu des avatars virtuels de notre modernité, c’est que le dieu hindou ne présentait pas de multiples faces par intention de tromper les humains, même si les légendes des dieux grecs ou romains regorgent de ruses ou de tromperies accompagnant leurs exploits [13] La déesse grecque Métis excellait dans son pouvoir de dissimulation et de polymorphie. Aujourd’hui, ce jeu (simulation et dissimulation) ces artifices des semblants ou ce vertige des leurres sont devenus notre mythologie numérique, ( version moderne des légendes antiques) nos captures d’écran qui peuvent se cogner, se briser, se fracasser sur le roc d’un réel douloureux. Trois mythes relatés par le poète latin Ovide [14] peuvent nous permettre de suivre la pulsion scopique à la guise de ses avatars. Le premier concerne l’histoire d’Actéon, devenu voyeur, à son corps défendant, mais pas à celui de Diane... Cette déesse des forêts (cette divinité chasseresse), quand elle était fatiguée de la chasse, avait coûtume de répandre une rosée limpide sur son corps virginal. Pendant ce temps, Actéon, qui promenait ses pas incertains à travers des taillis qui lui étiaient inconnus, parvint au bois sacré ; car c’était là que le poussait sa destinée. À peine eut-il pénétré dans l’antre où la source épanchait sa rosée que les nymphes, dans l’état

Notes


13/ Il est probable que les religions monothéistes (judaisme, christianisme, islam) ayant condamné le recours aux images, nous ont éloigné du polythéisme de l’Antiquité et de ses hvbridations baroques. Ainsi, dans la légendu Minotaure, Dédale construit une vache de bois montée sur des roulettes. L’intérieur est creux et recouvert d’une peau de bovidé. Il la mit dans un pré où le taureau avait l’habitude de paître et Pasiphaé y rentra. Quand Minos, le taureau s’en approcha, il la monta, comme s’il s’agissait d’une vraie vache. La jeune femme mis au monde le Minotaure qui avait la tête d’un taureau et le corps d’un homme.


14/ Ovide, Les métamorphoses, Paris, Folio, 1992, p. 110-123.

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de nudité où elles se trouvaient, se mirent soudain, en apercevant un homme, à se frapper la poitrine et à remplir toute la forêt de leurs cris perçants : pressées autour de Diane, elles lui firent un abri de leur corps. Comme des nuages reflètent les rayons du soleil qui les frappent de face, ou comme l’aurore se colore de pourpre, ainsi Diane rougit d’avoir été vue sans vêtement. Elle n’a pas de flèches sous la main, sans son carquois, mais elle lui jette à la figure une onde vengeresse, ainsi que des paroles qui annonçaient sa perte prochaine sous forme de défi narquois et dans la duplicité d’une invitation: « Maintenant, va raconter que tu m’as vue sans voile ; si tu le peux, j’y consens ». Bornant là ses menaces, elle fait naître sur sa tête ruisselante les cornes d’un cerf. Et quand Actéon surprend son image dans l’eau, aucune parole ne sort de sa bouche pour exprimer son malheur. Alors, ses chiens l’apercevant dans cet nouvel avatar de cerf, se ruent vers lui, comme une meute avide de curée. Il est obligé de fuir ceux qui étaient à son service et poursuivaient le gibier, mais il est rapidement rattrapé. Tous les crocs s’abattent en même temps sur lui.et les chiens mettent le corps de leur maître (réduit à la forme trompeuse d’un cerf) en lambeaux. Le préambule d’Ovide, concernant cette histoire de métamorphose prend soin de noter qu’ Actéon fut perdu par une faute de la Fortune, non pour avoir commis un crime. Quel crime, en effet, pourrait-on imputer à une hasardeuse déambulation dans la forêt où l’on peut facilement s’égarer de son chemin. Dans le contexte de cette culture latine, le Destin, avec sa bonne ou mauvaise fortune, peut s’entendre comme l’insu d’une conduite, la bévue d’un acte qui échappent au sujet, joué par les dieux, dans ses aveuglements. L’anatomie du Destin latin, c’est ce que nous nommons, dans notre modernité, l’inconscient, ici, dans ce cas de figure le destion de la pulsion scopique. Et il est vrai que nous sommes peu enclins à supposer une division du sujet dans les impulsions d’un acte pervers (ce qui peut le déborder) dans la mesure où nous réagissons moralement, sidérés, horrifiés, parfois, par la monstruosité, la barbarie de certains comportements pouvant pousser jusqu’au

meurtre. Souvent, du reste, nous n’avons d’approche des perversions que par le truchement de plaintes ou de considérations médico-légales. Dans le dénouement de ces péripéties, la condamnation d’Actéon est sans appel. Drôle de trajet, de renversement et de bouclage pulsionnel : transformé dans l’avatar d’un cerf, il subit un retournement de la captation et de la prédation, devient la proie des chiens qui aboient désespérément à la recherche de leur maître alors qu’ils viennent de le dévorer sans le savoir.

La deuxième légende a trait à ce qui arrive à Tirésias : Jupiter, épanoui, dit-on, par le nectar, déposa ses lourds soucis pour se divertir sans contrainte avec Junon, exempte, elle-aussi, de tout tracas. « Assurément, lui dit-il, vous ressentez bien plus profondément la volupté que le sexe masculin. » Elle le nie. Ils conviennent de consulter le Docteur Tirésias, car il connaissait le plaisir des deux sexes : un jour que deux serpents s’accouplaient dans une verte forêt, il les avait frappés d’un grand coup de bâton ; alors, (ô prodige), d’homme il devint femme et le resta pendant sept automnes ; au huitième, il les revit. : « Si les coups que vous recevez, leur dit-il, ont assez de pouvoir pour changer de sexe celui qui vous les donne, aujourd’hui encore, je vais vous frapper ». Il frappe alors ces deux serpents et retrouve sa forme première, puis confirme l’avis de Jupiter. Junon en ayant éprouvé, à ce qu’on assure, un dépit excessif, sans rapport avec la cause, condamna les yeux de Tirésias à une nuit éternelle. Mias le père tout-puissant (car aucun dieu n’a le droit d’anéantir l’ouvrage d’un autre dieu), en échange de la lumière qui lui avait été ravie, lui accorda le don de connaître l’avenir et allégea sa peine par cet honneur. Ce passage d’Ovide reste énigmatique, à plus d’un titre. Qu’est- ce qui pousse Junon à nier, une première fois, les allégations de Jupiter sur la jouissance féminine et son supplément de « profondeur »?. Sa déclaration prend la forme d’une question ouverte et n’est pourtant pas si péremptoire et « assurée » que ça. Qu’est-ce qui l’entraîne, une deuxième fois, à condamner de cécité (une nuit éternelle) Tirésias qui vient confirmer les impressions de Jupiter ? Cette réaction paraît, excessive, démesurée, hors de proportion, apparamment, par rapport à la cause de son dépit... à moins qu'il ne soit châtié d'avoir outrepasser une autre forme de castration: il n'est pas possible d'être homme et femme!

Est-ce une manifestation de pudeur qui châtierait l’effronté, l’impudique qui a osé parler, de cette zone secrète, sensible, de ce « continent noir de la féminité » comme le dira, bien plus tard, Freud? Serait-ce une forme de représailles par rapport à une saillie pour le moins imprudente et risquée ? On ne peut ça voir sans en être aveuglé.ou payer le prix. Mais cet avatar punitif d’aveugle sera assorti, paradoxalement (potence et omnipotence) d’un don de voyance, octroyé par Jupiter ne pouvant accepter la puissance d’une déesse venant contrecarrer sa création. En outre, le savoir de Tirésias sur la chose sexuelle résulte, curieusement de deux coups de baguette magique portés à la cette reptation coïtale sinueuse, un aller-retour suivant la pente de deux positions dites masculine et féminine (mais qu’est-ce qui est actif ou passif dans un coït ?) ce qui serpente, se fait des nœuds dans l’accouplement. On peut remarquer que Tirésias, malgré sa déclaration sur une jouissance féminine supplémentaire, tient à retrouver un corps d’homme pour rendre son verdict dans ce « joyeux » mais fatal débat.

Et nous retrouvons Tirésias et sa parole oraculaire pour le troisième mythe rapporté par Ovide : Liriope aux cheveux d’azur vient consulter le devin pour savoir si Narcisse, le fils qu’elle a engendré avec le fleuve Césiphe (violée dans les remous de son enlacement aux ondes sinueuses) verrait sa vie se prolonger dans une vieillesse avancée. L’interprète des destinées répondit : « S’il ne se connaît pas ». Longtemps ce mot de l’augure parut obscur, énigmatique et vain, jusqu’au jour où un événement le rendit plus transparent La beauté de Narcisse encore tendre (il pouvait passer aussi bien pour un enfant que pour un jeune homme) cachait un orgueil si dur que ni les jeunes gens ni les jeunes filles ne purent le toucher. La nymphe Écho dont la voix était réduite à répéter les derniers mots de l’interlocuteur, (punie par Junon de l’avoir trompée avec de longs entretiens pour permettre aux nymphes qui avaient séduit son Dieu Jupiter de fuir) aperçut Narcisse errant à travers les campagnes solitaires. Dérouté, abusé par sa voix qu’il entend en écho, il prononce les paroles : « Réunissons-nous » qui concernent ce souhait de synchronisation vocale. Mais Écho l’interprète comme invitation à concordance corporelle et veut l’enlacer. Il la rejette. Méprisée, la maigreur dessèche sa peau, il ne lui reste que les os qui ont pris la forme d’un

rocher et sa voix qui s’entend dans les montagnes. Seul un son survit en elle. Des jeunes gens qui avaient été aussi dédaignés par lui souhaitaient une vengeance : « qu’il puisse lui-auusi, souffrir et ne jamais posséder l’objet de son amour ». La déesse de Rhamnonte exauça alors ces prières et battira vers la fraîcheur d’une source où Narcisse, fatigué par la chasse et la chaleur du jour s’approcha pour se désaltérer. Alors une soif nouvelle jaillit. Tandis qui’l boit, il s’éprend de son image, se passionne pour une illusion sans corps. Sans s’en douter, il se désire lui-même, il est l’amant et l’objet aimé mais il donne de vains baisers à cette source fallacieuse, cette image mensongère. Ce qu’il voit le consume, la même erreur qui trompe ses yeux les excite. Pourquoi, crédule enfant, t’obstines-tu ? Le fantôme que tu vois n’est que le reflet de ton image. Dans son délire, iI pleure de dépit et ses larmes troublent la surface de l’onde au point que son image s’efface et fuit. Narcisse dépérit ainsi consumé par l’amour. Écho, malgré sa colère et son ressentiment à son égard, prit pitié de lui et répétait « hélas » chaque fois qu’il se lamentait, renvoyait le son de ses coups quand il se frappait les bras ou son dernier « adieu » quand la mort lui ferma ses yeux . À force d’être penché sur les bords de la source, il fut transformé en une fleur , couleur de safran dont le centre est entouré de blanc et qui se nomme : narcisse. Le mythe de Narcisse, contrairement à la vulgate véhiculée dans l’opinion n’est vraiment pas une sinécure, une paisible contemplation satisfaisante de soi-même dans une onde tranquille. L’eau se trouble de risées et de meurtrissures. Aux sources de son origine, la naissance de ce superbe jeune homme résulte d’une violente prédation. Scène primitive qui pourrait le rendre méfiant ou dédaigneux de tout accouplement ( il ne se laisse ni aprrocher par des nymphes ou d’autres jeunes hommes). Cette attitude passe pour orgueilleuse et dédaigneuse alors que c’est plutôt une représentation spéculaire de lui- même qui lui échappe et à laquelle il ne peut coïncider. Il prend une eau qui fuit pour un corps devant lequel il ne cesse de s’extasier, à la limite d'une glaciation,une pétrification (immobile, visage impassible, semblable à une statue taillée dans le marbre). Dans cette recherche éperdue, il souhaiterait se séparer de cette illusion mais il est capturé par cette image trompeuse, dans cette source fallacieuse. Cet enfant s’obstine, mû par ce charme maléfique du reflet de son image qui n’est que fantôme. Perçoit-il là, l’ombre portée, la hantise de cet enfant fantômal (il a compris que c’est lui et il est compris dans lui) qu’il aurait pu être et qu’il chercherait maintenant, désespérément, à enlacer ? Il mourra donc de cet impossible amour de soi-même (il se perd encore dans ces eaux) métamorphosé dans un avatar floral, sans parole et sans voix, mais qui fera écho à son nom. Et comme une ironie s’adressant à l’incomplétude de son image et de sa scission spéculaire, il n’entend plus qu’une échographie inachevée, les bribes de phrases fragmentées et prononcées par la nymphe Écho (elle- même pétrifiée en rocher sur les parois de la montagne) faisant résonner son tourment .


Dans le cadre de cette prédation de la pulsion scopique (capture ou aveuglement) la légende antique de Narcisse ne peut que nous renvoyer au mythe entretenu par notre modernité autour du pervers narcissique et à l'écho mass-médiatique qu'il déchaîne. Il est difficile de soutenir que son image s'entoure d'une exclusive aura de toute-puissance. Sa suffisance cache une insuffisance. Elle masque une blessure dans la mesure où il a besoin de l'étayage de l'autre (capture d'écran) pour se faire valoir. Son langage peut alterner adoration et humiliation, dans des injonctions paradoxales que l'on peut retrouver dans certaines techniques de management (idéalisation ou placardisation du salarié, promotion on culpabilisation, intimidation). Son plus-de-jouir manoeuvre en suscitant l'angoisse de l'autre instrumentalisé dans un écartélement ravageant (conflit de loyautés entre différentes valeurs dans l'entreprise). Comme l'indique la version grecque, cette contemplation de lui-même révèle une fragilité, une vulnérabilité qui le fait dépérir et mourir. Quand le partenaire ne ravale plus, ne restaure plus sa propre image [i(a)], et décide par exemple de se séparer de lui, alors il déchaîne ses coups, ses imprécations (injures ou insultes) en le dégradant, le ravalant au rang d'objet a (tu n'est qu'une merde ou une sous-merde). Et cette violence devient létale jusqu'à se tourner vers l'autre (meurtre) ou se retourner contre lui-même (suicide).


Le fétichisme de la castration

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Si vous vous replongez dans l’article de Freud, publié en 1927 sur Le Fétichisme (Puf, La Vie sexuelle, p. 133-138), vous remarquerez que cette analyse commence par la citation d’une observation clinique dont le respect de confidentialité réglant la publication d’un cas rend la compréhension difficile voire opaque. Il s’agit d’un jeune homme

qui avait érigé comme condition de fétiche un certain « brillant sur le nez. »

Elevé par une nurse anglaise, il était venu ensuite en Allemagne, oubliant sa langue maternelle. L’opération interprétative freudienne consiste à faire jouer une homophonie trans-langues et considérer que cette expression « glanz » (brillant en allemand) devait être entendue en anglais (glanz signifiant regard). Toutefois, continue Freud, il n’était pas exclu que le caractère brillant du nez s’associe au regard sur cet appendice. Le passage entre les deux langues n’était pas dichotomie tranchée, laissait jouer un entre-deux. Le côté lapidaire de ce commentaire ne nous permet pas de subodorer dans quelques circonstances apparaissait le recours à cet organe fétichiste, quel choix d’objet il recouvrait, sans quel scénario il s’incluait. Un recoupement avec l’histoire de L’Homme aux Loups que Freud reçut en analyse, pourrait lever quelque voile. Dans des entretiens avec la journaliste Karine Obholzer (Gallimard, p.116) il lui livre un souvenir qui concerne sa soeur:

Ma soeur s’imaginait avoir le nez rouge bien que ce ne fût pas le cas. Nous avions convenu de demander esanetor, c’est-à-dire « nez rouge » (rote Nase) quand on le lit à l’envers. Alors quand elle voulait savoir ce qu’il en était, ma soeur me demandait: esanetor? Et moi, je répondais: Non, non, tu n’as rien, tout est en ordre.

La suite de la conversation qui prolonge ce souvenir-couvercle laisse entendre qu’il recouvrait probablement une attirance incestueuse entre les deux. Pourtant Freud ne peut se déprendre d’une interprétation globalisante et unitaire (une solution générale) de la fonction du fétiche, non sans… de façon savoureuse, supposer que la théorie qu’il va nous asséner, va forcément décevoir:

Je vais certainement décevoir en disant que le fétiche est le substitut du pénis. […] je dirais pus clairement que le fétiche est le substitut du phallus de la femme (la mère) auquel a cru le petit enfant et auquel, nous ne savons pas pourquoi, il ne veut pas renoncer.

Il ne s’agirait pas d’une « scotomisation » comme le laisserait supposer Laforgue, ni de « refoulement » (terme réservé au destin de la représentation des affects et des pulsions) mais de Verleugnung, mot allemand signifiant « déni ». La perception de cette absence de pénis chez la mère (que Freud interprètera comme un manque, un en-moins, quelque chose qui a pu être coupé) n’est pas scotomisée (elle ne fait pas tache aveugle) m C’est la mise en jeu que représente cette zone qui est désavouée. Il lui revient la tâche de maintenir le mensonge du « démenti ». Si la femme est châtrée, alors, lui-aussi, ce petit d’homme est menacé dans son ses assises narcissiques. Ça ne peut que lui hérisser le poil! La petite fille trouvera la compensation de ce manque en souhaitant recevoir l’enfant du père, en vertu de l’équivalence pénis/enfant. Dans la même veine doctrinale, Freud interprétera l’homosexualité d’une jeune fille comme un défi adressé au père, par représailles de ce désir d’enfant déçu puis son passage à l’acte ( elle saute du haut d’un parapet alors qu’elle croise le regard paternel furieux, au bras de sa demi-mondaine) comme une identification à cet enfant qu’elle aurait pu souhaiter tuer lors de l’accouchement de la mère. Le terme allemand niederkommen signifie « venir bas », tomber, accoucher, mettre bas. Dans cette chute, elle ne ne soutient lus comme sujet, se laisse littéralement tomber comme déchet.

Le langage freudien n’est pas particulièrement châtié puisque Freud parle d’horreur, de terreur de la supposée castration féminine qui laisse un « stigmate indélébile ». Le fétiche demeure le signe du triomphe sur cette menace qu’il couvre et recouvre. Ce primat accordé au phallus comme référent de l’économie libidinale, ce phallocentrisme a pu donner lieu à des formulations freudiennes jugées scandaleuses par les féministes, même si l’énonciation freudienne adoucit, tempère leur thèse par le recours au conditionnel d’une possible hypothèse:

Eu égard aux manifestations sexuelles auto-érotiques et masturbatoires, on pourrait formuler la thèse suivante: la sexualité des petites filles a un caractère entièrement masculin. Bien plus, si on était capable de donner un contenu plus précis aux concepts de « masculin et de féminin », il serait possible de soutenir que la libido est, de façon conforme et régulière à des lois, de nature masculine.

Il est singulier de remarquer que ces formules qui tournent autour de l’équivalence substitutive clitoris/pénis, s’inscrivent dans la langue allemande comme jeu homophonie voire polyphonique. Le rythme de la libido coule dans la matière du langage. En effet, à l’écoute du texte freudien, proche d’une allitération, cette partition pourrait s’écrire ainsi:

Die Annahme eines nämlichen (männlichen) Genitales

L’hypothèse d’un même organe génital masculin

Annahme fait assonance anagrammatique avec nämlichen, lequel consonne à une lettre près (paronomase) avec männlichen. Le « masculin » contamine le « même » et est contenu dans l’hypothèse. La langue allemande, par homophonie, fabrique, insinue du « même » avant toute thèse de la différence sexuelle. L’envie du « même ne peut passer que par la référence à l’organe masculin. L’érotique du suçoteront, de l’incorporation, du glissement, de la caresse, bref, le montage pulsionnel dans la polyphonie des organes est rabattu sur une sexuation dichotomique masculin/féminin.


Au pied de la lettre

Cette construction échafaudée autour du pénis maternel se trouve corroborée par l’analyse que fait Freud concernant Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, relaté, dans ses Carnets, par ce célèbre peintre de la Renaissance:

Il me semble qu’il m’était déjà assigné auparavant de m’intéresser aussi fondamentalement au vautour, car il me vient comme tout premier souvenir qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue.

Freud s’empresse de traduire cette notation épistémologique en une évocation érotique. Cette queue serait membre pénien qui fourrage vigoureusement la bouche de l’enfant. Ce serait l’acte sexuel d’une fellation à peine voilée. Derrière l’étymologie de ce terme latin savant se cache le plaisir de sucer, téter. Oui, mais quel organe? Cela peut être le mamelon maternel que l’enfant saisit à pleines mains mais qu’il peut aussi assimiler au pis de la vache comme équivalent du pénis. Il est possible que la mère de Léonard ait pressé d’innombrables baisers sa bouche après qu’il est pris la tétée. Souhaitait-t-elle comme nous le dit Freud, le « dédommager » de ne pas avoir eu de père qui put le caresser? En effet, la biographie raconte que Léonard vécut seul avec Catarina, sa mère, ( en l’absence d’un père) quelques années et qu’il fut ensuite, âgé de cinq ans, confié à Ser Piero da Vinci et Donna Albierta qui le reconnurent et l’adoptèrent. Cette mère génitrice Catarina aurait aussi substitué Léonard à son mari, en lui ravissant, par un érotisme trop précoce, une part de sa virilité.

N’en vint-il pas à s’identifier au Christ enfant, au consolateur et rédempteur, pas seulement pour cette femme?

Mais ce souvenir qualifié par de « déconcertant » n’a pas encore totalement dévoilé son caractère étrange et énigmatique et demeure, pour Freud, particulièrement entêtant: dans le texte, il ne cesse d’y revenir et de proposer, à chaque fois, un nouvel angle de lecture, une nouvelle interprétation qui reposent sur un problème de traduction et de passage de langues autour desquels s’est emballée l’affaire de cet « enfant au vautour ». Il apparaît que Freud, à travers la version allemande de seconde main, ait retenu la signification du « vautour » (geler en allemand) au lieu du sens de « milan » (nibio) comme l’indique le texte italien original. Evidemment, tout portait à cet emballement, tout allait de « concert » pour boucler l’interprétation de ce souvenir. La substitution qui remplace « milan » par « vautour » se fondait aussi sur le pictogramme sacré égyptien de la déesse Mout dont le nom, en plus, par assonance signifiante, ne pouvait qu’évoquer Mutter (la mère en langue allemande). Par ailleurs, cette déesse, symbole de la maternité, était représentée exclusivement comme femelle et comme porteuse de phallus (il n' y avait pas, selon la légende, de mâles de cette espèce-là). Et, suivant la fable, ces oiseaux-vautours s’arrêtaient pour féconder en plein vol, ouvraient leur vagin et fondaient sous l’action du vent. Quelle aubaine pour les Pères de l’Eglise qui s’empressèrent de se servir de ce mythe pour justifier, par analogie, le phénomène de l’Immaculée Conception. Ainsi, le fantasme de fellation aura pris le tour d’une filiation parthénogénétique. Une difficulté surgit lorsqu’on se demande quel ersatz, quel succédané est élu pour faire office de prothèse à ce démenti de la différence sexuée. On ne peut pas dire que des tissus de soie, une fine lingerie ou un imperméable soient des parangons de substitut phallique! Lacan, dans son séminaire sur La relation d’objet (séance du 5 décembre 1956) nous interpelle:

De même, vous avez pu remarquer que le nombre de fétiches sexuels est assez limité. Pourquoi? Sorti des chaussures qui tiennent là un rôle si étonnant qu’on peut se demander pourquoi on n’y prête pas plus d’attention, on ne trouve guère que les jarretières, les chaussettes, les soutiens-gorges et autres, tout ça tenant d’assez près à la peau. Le principal est la chaussure . Comment pouvait-on être fétichiste du temps de Catulle? Là aussi, il y a un résidu.

Le pied peut tout autant représenter une forme pénienne qu’être associé à un fantasme masochisme d’écrasement ou à une résurgence olfactive de mauvaises odeurs refoulées par la convenance culturelle. Et même Freud invente une interprétation cinématographique (travelling et contre-plongée du regard) comme si les « dessous » du corps féminin enrobaient, opéraient un voilement du corps dénudé. Il y aurait comme un arrêt sur image, un instantané avant la révélation terrorisante de ladite castration:

Ainsi, si le pied ou la chaussure ou une partie de ceux-ci sont les fétiches préférés, ils le doivent au fait que dans sa curiosité, la garçon a épié l’organe génital de la femme, d’en bas, à partir des jambes. […] L’élection si fréquente des pièces de lingerie est due à ce qu’est retenu ce dernier moment du déshabillage pendant lequel on a pu encore penser que la femme est phallique.

Dans ce séminaire La relation d’objet,(séance du 30 janvier 1957) Lacan déplacera l’interprétation freudienne sur-lignant l’horreur suscitée par le manque réel de pénis chez la femme en insistant sur cette fonction de voilement qui porterait plutôt sur un au-delà de cette réalité, une absence considérée comme le voile, le rideau du phallus symbolique qui sera mis en jeu dans l’acte sexuel, là où « résiderait » la véritable angoisse et constituerait le « résiduel » couvert et recouvert par la prothèse fétichiste. Un objet inerte se révèle plus maniable pour la manœuvre de relations érotiques. Le fétiche serait instrumentalisé comme parade à la castration du sujet confronté à l’altérité, l’incomplétude, la disparité risquées dans le rapport sexuel. Si la castration peut renvoyer à des notions de sevrage ou de perte d’objet (castration orale ou anale), ces coupures, comme la castration symbolique qui interdit que l’enfant jouisse du corps des parents et inversement) ne sont pas du même ordre que le fait de rabattre la fente, le creux d’un organe sous la catégorisation d’un manque. Cette lecture univoque, phallocentrée, nous fait, pour le coup, manquer ce qu’il en est d’une possible perversion féminine, comme si le recouvrement de cette horreur de la castration ne pouvait concerner qu’un fétichisme masculin.

Généralisation


Dans un article publié en 1938, Le clivage du moi dans les processus de défense, Freud ne limite plus la question du démenti à la seule hantise de la castration mais élargit la notion de « clivage » à une scission, une déchirure du moi écartelé entre le renoncement à sa satisfaction pulsionnelle ou le recours à un déni grâce auquel il déboute la réalité. L’unité synthétique du moi en est sérieusement ébranlée.

L’ensemble du processus ne nous paraît si étrange que parce que nous considérons la synthèse des processus du moi comme allant de soi. Mais là, nous avons manifestement tort.

Ainsi, c’est la subjectivation d’un événement, dans sa dimension de perte ou de reconnaissance symbolique (inconcevable ou déni d’une grossesse, acceptation d’ne maternité, d’une paternité, inscription dans une filiation ou une déclaration de sexe, admission d'une épidémie virale, du résultat d'une élection, d'une faillite ou d’une séparation, effondrement des idéaux, effraction d’un deuil, d’une maladie ou d’un trauma) dont le sujet aura à répondre par rapport à la structure qui constituait son assise, auparavant.


Le souci de soie

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Elles se retrouvent souvent écrouées, sous le coup d’une accusation de vols de tissus (souvent des coupons de soie) réitérés dans les grands magasins. Leurs tendances kleptomanes, dans le cadre d’une enquête médico-légale, les conduisent à l’Infirmerie spéciale du Dépôt où De Clérambault a consigné quelques observations cliniques [19] concernant leurs symptômes ou fantasmes. Et même si certaines, en tant que couturières, possèdent le nécessaire, chez elles, le frisson de la transgression augmente leur jouissance à froisser le tissus et le frotter sur leurs parties génitales. Le cri de la soie les électrise.

Le velours m’est agréable mais bien inférieur à la soie. Le satin ne m’attire pas ; je préférerais plutôt la faille, elle est plus soyeuse et elle crie. Le contact de la soie est bien supérieur à la vue, mais le froissement de la soie est encore supérieur, il vous excite, vous vous sentez mouillée, aucune jouissance sexuelle n’égale celle-là, pour moi. Mais la jouissance est encore plus grande quand j’ai volé. Voler de la soie est délicieux. La soie, je ne peux pas la déchirer, mais elle donne un spasme étonnant et voluptueux.

Après l’accomplissement impératif de cette séquence (vol et onanisme), il y a chute de la tension. Les pièces d’étoffe sont jetées ou cachées dans un coin, la pièce, la mise en scène propice à la jouissance s’achèvent. La représentation mentale voire le regard sur l’objet ne suffisent pas à susciter « le plus de jouir » de ces femmes. Il y faut la mise en jeu d’autres sensations cutanées et tactiles : toucher, palpation, picotements épidermiques. Elles disent aussi leur répugnance, leur aversion à l’égard de tout rapport sexuel (pénétration vaginale) avec les

19 / Gaëtan Gatian De Clérambault, Passion érotique des étoffes chez la femme, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.

hommes, de sorte qu’à la différence du fétichisme masculin, ce bout de tissus ne représente aucun substitut ou ersatz que ce soit. Ça n’a aucun rapport avec l’autre sexe[20], C’est une jouissance intrinsèque, auto- érotique, bouclée sur elle- même. Il est donc rédhibitoire de maintenir le terme de fétichisme, même sous la forme d’un pseudo-fétichisme ou d’un petit fétichisme [21] qui évoqueraient encore une analogie forcée avec l’instrumentalisation masculine du fétiche. De Clérambault propose la qualification de hyphéphilie érotique (en grec, amour de l’étoffe) qui pourrait rendre compte du processus synesthésique qui fait passer du frottement du tissus à un retentissement génital, « comme le chatouillement peut provoquer un éclat de rire ». Cette conduite a été cataloguée sous la rubrique « perversion » dans la mesure où la compulsion à voler qui l’accompagne concerne la sphère médico-légale dans la transgression de la loi sociale, et se détourne de tout rapport génital et de toute rencontre avec l’autre sexe. Mais, en tant que telle, elle nous parle de l’étoffe du sujet dont la mise en jeu érotique : la substance jouissante ( dans la résonance sujet/objet) se déplie dans une large tessiture à nuances, préliminaires et gradations multiples. Le sujet passe dans l’intervalle de différentes zones de tissus qui vont des lignes, du toucher, de la sensualité des vêtements aux intensités de la nudité corporelle. Le caractère fétichiste ne peut être attribué que lorsque la fixité du fétiche s’isole de tout rapport à l’autre, dans le risque désirant.

Notes

20 / Dans sa Psychopatia sexualis, Krafft-Ebing cite le cas d’un homme qui devait enfouir son visage dans la fourrure portée par une femme pour pouvoir se livrer à un coït avec elle. Ici le fétiche est un intermédiaire physique qui se rapporte à une personne, une prothèse qui permet d’accéder au désir érotique et à la sensualité.

21 / Alfred Binet, Le fétichisme dans l’amour,Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001 : dans le petit fétichisme, l’image du fétiche ne joue qu’un rôle d’adjuvant du désir et du plaisir, elle ne substitue pas à la personne désirée. Dans ce cas, le recours fétichiste reste polythéiste alors que dans le grand fétichisme, il y a fixité monothéiste, suppléance totale, sans mise en jeu du corps de l’autre. Binet ajoute : « L’amour du perverti est une pièce de théâtre où un simple figurant s’avance vers la rampe et prend la place du premier rôle. ». Le fétichisme ne se distingue de ladite normalité du rapport sexuel que par le degré, les gradations de la force libidinale accordée au fétiche.


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