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Le Malaise dans la culture, - Sigmund Freud - Acte I

Dernière mise à jour : 29 juin 2021



Par une fenêtre entr'ouverte sur le monde, cet après-midi là, concomitamment à l'exposé de Xavier Gallut, dans cette salle où nous avions pu nous réunir malgré les restrictions sanitaires, nous entendions une rumeur qui montait du théâtre d'Angoulême, non loin de là, manifestant le malaise dans les milieux de la culture en ces temps de propagation virale.





Samedi 27 mars 2021, à Angoulême

Malaise dans la culture 1

1 A partir de S. Freud. (1929). Le malaise dans la culture, Quadrige/PUF, Paris, 2000






"L'homme n'est jamais seul. L'homme n'est pas individuel (mais la société non plus). L'homme est le conflit de ce qui déchire le social en lui de la même façon qu'il a été le fruit de ce qui déchire le sexuel entre l'homme et la femme. Il en est le résultat contingent, entre deux mondes. L'individuel, c'est déjà du social déchiré. L'homme se définit comme l'espèce à deux vies, à deux mondes, entre le ciel et la terre, entre l'homme et la femme, entre l'avant naissance et l'après mort".

Pascal Quignard, Vie secrète


S'intéresser à ce qui se passe aujourd'hui dans le champ social et culturel, disons à l'interface entre l'économie psychique du sujet singulier et le "monde social" (Bourdieu) semble relever d'une nécessité. Nécessité de penser avec d'autres ce que nous vivons. Depuis quelques années des psychanalystes et des philosophes (surtout eux) se sont engagés dans ce travail de décryptage du monde contemporain ouvrant ainsi à différentes lectures. L'idée qui revient avec une certaine insistance c'est qu'il y aurait aujourd'hui une crise, disons un malaise, et, peut-être, un "nouveau malaise dans la culture". Et ce malaise serait le signe d'un déclin, d'une décadence certaine et potentiellement fatale à l'espèce humaine. Cette décadence serait caractérisée par une perte des valeurs et des repères, par une crise de l'autorité, par un bouleversement des modes de vie entraînant de la discontinuité, des ruptures et de la précarité, par la montée de l'obscurantisme et des violences, par des recompositions familiales inédites et possiblement pathogènes, par une embrouille dans les questions de filiation et de place, par la transformation progressive et inéluctable de l'humain en cyborg, etc, etc. Assurément, les questions posées par notre époque sont difficiles à appréhender, ou alors ce sont nos habits théoriques qui sont mal ajustés à la réalité vivante et mouvante (parfois émouvante...) que nous voudrions comprendre, pas toute la comprendre mais suffisamment quand même pour produire quelques effets de réassurance.

Les historiens et les anthropologues semblent moins "inquiets" que les psychanalystes et les philosophes. Les historiens peut-être parce qu'ils s'intéressent plus au passé qu'au temps présent et au futur (??). Les anthropologues, pourtant bien placés a priori, paraissent eux plus confiants dans nos possibilités de changement et d'invention. Ne s'agirait-il pas alors d'un discours à quoi nous avons à faire, un discours de la décadence, assez hétérogène il est vrai... Les discours de la décadence, et les théories qui en agencent le sens, ont une histoire assez longue, comme nous en informe Chaunu (1981). Cette notion de décadence serait à relier à la chute de l'Empire romain d'Occident et donnerait lieu à différents discours qui prennent place dans des contextes culturels et socio-historiques variés au travers desquels on peut retrouver l'idée de la chute, du déclin, de la déchéance. Si nous sommes engagés non pas dans une crise (ce qui impliquerait un début et une fin), mais dans une "mutation anthropologique", ou dans un malaise grandissant, constitutif du socius, serons-nous en mesure d'en reconfigurer les coordonnées pour continuer à vivre ensemble en souffrant moins ? Ou irons-nous jusqu'à la confrontation de tous contre tous, au déchirement, à l'éclatement ? Et finalement à la disparition... Freud posait déjà la question en 1929. Qui d'Eros ou de Thanatos l'emportera ? Pourquoi relire Freud ? Cette relecture n'est pas destinée à faire "entrer" ce qui se passe aujourd'hui dans la théorie freudienne, dans le point de vue de Freud. Elle constitue plutôt un point de départ, un début. Retourner à Freud pour redéployer toute une activité de pensée à propos de l'articulation, toujours problématique, du sujet singulier au collectif. Partir de Freud donc, puis faire état de la littérature et des réflexions actuelles sur le Malaise, enfin s'intéresser à ce qui se passe dans les institutions, notamment dans les institutions de soins. Voilà un peu le trajet que je propose de parcourir dans la série de nos rencontres. Des rencontres qui pourraient donner lieu à l'émergence et au déploiement d'une parole vive. Je laisse à l'initiative de chacun la production d'une ponctuation, ou d'une coupure, pour ouvrir la possibilité d'une émergence, celle d'une question ou d'un commentaire, d'un échange. Acte I - Retourner freudiennement au malaise dans la culture... Quelques éléments de contextualisation : Freud a vécu douloureusement la première guerre mondiale, son fils Martin a été blessé, sa deuxième fille Sophie meurt début 1920 d'une pneumonie grippale. Les années de guerre ont été difficiles, Freud poursuit son activité de manière réduite, il n'écrit quasiment pas. En 1929, la crise économique et la montée du fascisme annoncent un avenir sombre. Pour ce qui est de la psychanalyse dans ce moment, Freud se trouve dans une situation très tendue avec les Américains à propos de l'analyse pratiquée par les non-médecins. En 1926, la mise en cause de Théodor Reik pour exercice illégal de la médecine amènera Freud dans La question de l'analyse profane [ 2 ] à prendre position en faveur de l'analyse dite profane, c'est-à-dire pratiquée par des non-médecins . Cette position ne changera pas, malgré les rumeurs, ce qu'il rappelle à Jacques Schnier dans une lettre de 1938 :

" Cher Monsieur Schnier, Je ne puis imaginer d'où peut provenir cette stupide rumeur concernant mon changement d'avis sur la question de l'analyse pratiquée par les non-médecins. Le fait est que je n'ai jamais répudié mes vues et que je les soutiens avec encore plus de force qu'auparavant, face à l'évidente tendance qu'ont les Américains à transfomer la psychanalyse en bonne à tout faire de la psychiatrie".

En 1929 donc, Freud écrit à Lou Andréas-Salomé pour lui signaler le travail qu’il réalise en un mois, dans une période de vacances. Il pense alors n’avoir découvert que des vérités banales. Pourtant cette réflexion "banale" s’inscrira durablement dans l’histoire de la psychanalyse. Le Malaise dans la Culture [ 3 ] que Freud tentera de définir sera parfois considéré comme l’expression la plus nette et la plus radicale du "pessimisme" freudien. ll y est question notamment du bonheur, de la culture, des pulsions et de la sublimation, du narcissisme et de l'amour du prochain, de la genèse du surmoi. Pour Freud c’est l’aspiration au bonheur qui caractérise la quête des êtres humains. Freud n'élabore pas vraiment une "définition" du bonheur, il le ramène plutôt à un état dans lequel la douleur et le déplaisir seraient absents, et d'autre part dans lequel de forts sentiments de plaisir pourraient être vécus. Le principe de plaisir qui prédomine dans "l'appareil animique" n'est cependant pas réalisable, tous les "dispositifs du Tout s'opposent à lui" (p.18). Le bonheur ne serait pas contenu dans le plan de la "création". Compte-tenu de la position de Freud vis-à-vis de la religion il est probable qu'il ne s'agisse pas ici de la création divine, mais plutôt de la création dans sa dimension biologique. Le bonheur est pensé de manière "économique", ce qui rejoint sans doute l'intérêt de Freud pour l'homéostasie, terme proposé à la fin du 19è siècle par Claude Bernard pour qui les systèmes vivants, pour se maintenir en vie, "doivent maintenir stables différentes variables de leur milieu intérieur autour d'une valeur positive". La valeur positive c'est une valeur favorable au maintien de la vie, susceptible aussi de produire un certain plaisir, et à laquelle aujourd'hui l'offre de soin (parfois confondue avec le développement personnel ou le bien-être, dans une logique concurentielle...) semble accorder une vertu thérapeutique de premier ordre. Nous y reviendrons. Damasio, un auteur assez prisé aujourd'hui y compris par certains psychanalystes, semble prolonger

[2 ] A propos de l'analyse profane et la manière dont pourrait être définie une "orientation profane" voir les développements de Jean-Louis Sous sur le site d'IPOP. [3 ] Malaise dans la culture ou Malaise dans la civilisation en fonction de la traduction du titre original Das Unbehagen in der Kultur.

le propos freudien en opérant un saut du sujet individuel au collectif humain. Il affirme notamment [ 4 ]

[4 ] Voir Damasio (2017) que "l'homéostasie est le fondement de la vie biologique et socioculturelle humaine" . Cependant, pour Freud, nos possibilités de bonheur sont limitées et l’expérience du malheur est plus courante car moins de difficultés s’opposent à l’avènement du malheur qu’à celui du bonheur. Selon Freud, trois sources de souffrance inévitables peuvent être identifiées : "la surpuissance de la nature, la caducité de notre propre corps et la déficience des dispositifs qui règlent les relations des hommes entre eux dans la famille, l’État et la société » (p. 29). L'actualité récente montre à quel point le propos de Freud conserve sa justesse... Mais, pour Freud, c’est assurément la troisième source qu’il nous est le plus difficile de supporter puisque nous pensons pouvoir produire en ce domaine des changements pour éradiquer la souffrance. Or, notre propre"complexion psychique" nous en empêche.

Face aux difficultés de la vie certains « remèdes » auront alors une utilité même si leur portée reste toute relative. En premier lieu, la religion serait une manière de répondre à la "finalité de la vie". Malgré l’intérêt qu’elle présente pour l'économie psychique, Freud la considérera comme une illusion, en 1927 notamment.. D’autres moyens peuvent être utilisés comme l’isolement volontaire, sorte de protection face aux désagréments inhérents aux relations humaines : se détourner du monde pour éviter le déplaisir. Mais un autre moyen, nous dit Freud, semble plus efficace. Puisque le déplaisir et la souffrance se manifestent dans le corps la méthode chimique pourrait modifier les sensations déplaisantes. Le plaisir pourrait alors prendre le dessus sur le déplaisir. Une telle voie a été régulièrement empruntée et le « briseur de soucis », selon les termes de Goethe rapportés par Freud, a pris place dans la vie humaine pour en atténuer la dureté. D’autres "solutions" peuvent encore être mentionnées, comme la tentative de mise à mort des pulsions telle qu’elle est recherchée dans certaines techniques comme le yoga. Si cela était possible ne serait-ce pas alors une façon de "sacrifier la vie" ? La domination des pulsions étant un exercice bien difficile il pourrait alors s’agir de procéder à la sublimation des pulsions au travers de la création artistique ou dans/par le travail, par exemple. Mais, là encore, Freud considère qu’une telle « issue » ne peut être satisfaisante car elle n’est pas accessible à tous et parce qu’une dose de satisfaction directe est toujours nécessaire. L’amour serait également un "remède" tant il permet de réaliser des expériences générant plaisir et bonheur. Mais un revers est toujours possible, peut-être même inévitable, et c’est alors la déception et la souffrance qui se manifestent. La "position esthétique" (jouissance de la beauté) offre probablement un dédommagement mais la portée est, encore une fois, limitée. Enfin, Freud évoque les satisfactions substitutives émanant de la maladie névrotique ou encore "la tentative de révolte désespérée qu’est la psychose". Si la quête du bonheur caractérise l’existence humaine les moyens ou les techniques pour parvenir au bonheur ne peuvent, selon Freud, véritablement y mener. La culture aura pour fonction de créer les conditions pour qu’une vie meilleure soit rendue possible. Mais si la nécessité des efforts culturels ne peut être mise en cause, il faut bien reconnaître que ceux-ci trouvent aussi leurs limites et que la culture des hommes contribue aussi à faire leur malheur : "On découvrit que l'homme devient névrosé parce qu'il ne peut supporter le degré de refusement que lui impose la société au service de ses idéaux culturels, et on en conclut que la suppression ou la forte diminution de ces exigences signifiait un retour à des possibilités de bonheur" (p.30). Pour Freud, la culture sert à la fois à protéger l'homme contre la nature et à réglementer les relations des hommes entre eux (p.32). C'est d'abord par l'usage d'outils, par la domestication du feu et par la construction d'habitations, que les premiers actes culturels ont rendu possible la vie humaine. Puis l'utilisation de la terre, la protection face aux forces de la nature, l'exigence de l'ordre ("meilleur aménagement de l'espace et du temps tout en ménageant ses forces psychiques") et de la propreté (celle de l'environnement comme celle du corps humain, le savon pouvant être considéré comme "l'étalon de la culture") (p.36). A propos du savon, il y aurait sans doute beaucoup à dire. La propreté corporelle, comme celle de notre environnement, est une donnée variable selon les époques et les cultures. Néanmoins, dans les sociétés occidentales (Voir Elias et Vigarello, par exemple), le geste de propreté peut effectivement avoir une portée symbolique. Il permet d'opérer différents passages, du sale au propre, de l'impur au pur, du désordre à l'ordre, de la nature à la culture. Il participe à la fois à la production d'un monde et à la production de soi dans ce monde. Enfin, la culture ne pourrait être mieux caractérisée que par "les activités psychiques supérieures, les performances intellectuelles, scientifiques et artistiques". Parmi les idées qui organisent la vie culturelle les systèmes religieux se trouvent tout en haut... La vie commune n'est possible qu'à la condition qu'une majorité soit plus forte que chaque individu et que le droit garantisse un ordre pré-défini. Ce qui amène Freud à considérer la culture comme un système de limitations et de contraintes, édifiée à partir d'un renoncement pulsionnel, engendrant inévitablement une non-satisfaction de l'activité pulsionnelle. Cette non-satisfaction peut exposer à des troubles graves si elle n'est pas économiquement compensée. D'où la sublimation des pulsions, à savoir la satisfaction obtenue par le biais des activités psychiques "supérieures", scientifiques, artistiques, idéologiques. La sublimation est ici un destin de la pulsion que la culture obtient par la contrainte, selon Freud (p.41). Pour rappel, Freud dans Pulsions et destins des pulsions (1915) avait antérieurement défini quatre destins à la pulsion : le refoulement, le retournement en son contraire, le retournement sur la personne propre, la sublimation.

La culture est envisagée par Freud comme un "tout monolithique" aux règles constantes, voire immuables. Son point de vue est à la fois ethnocentré et universalisant. Pourtant les cultures peuvent faire varier les considérations morales et les lois, les exigences et les devoirs, l'accès aux plaisirs et l'exercice de la sexualité. Par exemple, Margaret Mead a montré, dans une recherche anthropologique de 1928 (Adolescence à Samoa traduit en français en 1963 sous le titre Moeurs et sexualité en Océanie), que les adolescentes de Samoa avaient une grande liberté en matière de sexualité. D'autres époques, plus anciennes, ont aussi laissé une place importante aux sexualités. Dans les sociétés où les contraintes ont été plus importantes, il y a toujours eu des lieux hétérotopiques. L'exigence de propreté évoquée précédemment a aussi donné lieu aux étuves, aux bains douches. Il y a eu, et il y a encore, la prostitution dans des maisons closes, aujourd'hui les clubs échangistes... Et aussi des "moments pulsionnels" comme les fêtes, les carnavals... Freud semble surtout focalisé, sans toutefois l'écrire explicitement, sur la sexualité génitale à laquelle il accorde une valeur "supérieure". Dans une perspective que l'on pourrait qualifier d'évolutionniste (ou de génétique) la sexualité génitale serait l'aboutissement de l'activité pulsionnelle. Pourtant les cultures donnent souvent une place prépondérante à l'oralité, par exemple. Il est à noter également que, pour Freud, le "travail culturel" serait devenu l'affaire des hommes, les femmes ayant surtout en charge "les intérêts de la famille et de la vie sexuelle" (préoccupations hors-culture, donc...). Les hommes seraient contraints aux sublimations pulsionnelles alors que les femmes y seraient peu aptes (p.46). Nous sommes ici assez éloignés des considérations de Françoise Héritier par exemple, qui dans ses travaux sur le masculin/féminin montre la hiérarchie explicite et implicite entre hommes et femmes, du pouvoir des hommes sur les femmes, ce qu'elle nomme "valence différentielle des sexes", que l'on a pu observer dans toutes les sociétés, à toutes les époques. Selon elle, ce n'est pas la différence des sexes qui est à dissoudre mais la hiérarchie. Bourdieu fera aussi état de la "domination masculine". Freud, lui, entérine la hiérarchie et ne semble pas envisager de la dissoudre... Son propos est aussi à resituer dans un contexte socio-culturel. Notre rapport au prochain s’avère problématique malgré la formule chrétienne bien connue consistant à aimer son prochain comme soi-même. Freud soumet cette exigence à l’examen critique. Il la situe d’abord dans un contexte élargi même si le christianisme en a fait une revendication s’inscrivant pleinement dans sa doctrine. L’attitude "naïve" que Freud propose d’adopter à l’égard de cette exigence déconcerte le lecteur. Il établit une série de questions : « Pourquoi devrions-nous l’aimer ? En quoi cela nous aiderait-il ? Mais avant tout, comment mettrons-nous cela en pratique ? Comment cela nous sera-t-il possible ? » (p. 51). Freud considère que l’autre doit mériter l’amour qui lui est porté en dehors du profit qu’il peut apporter ou des satisfactions sexuelles qu’il peut procurer. Et ce mérite peut être justifié de différentes manières : s’il est semblable à moi de telle sorte que je puisse m’aimer en lui, s’il est parfait au point que je puisse le considérer comme l’idéal que j’entretiens ou que je vise pour moi-même, ou encore s’il m’est proche car je serais amené à partager sa douleur qui sera aussi la mienne. Notons ici que Freud semble essentiellement concevoir le rapport à l’autre sur un mode narcissique. Il reste, sur ce plan, en phase avec ce qu’il avait élaboré, en 1914, dans son article Pour introduire le narcissisme. Aimer selon le type narcissique peut être défini comme aimer ce que l’on est soi-même, ce que l’on a été soi-même, ce que l’on voudrait être soi-même, la personne qui a été une partie du propre soi. Aimer, selon le type par étayage, peut être défini comme aimer la femme qui nourrit ou l’homme qui protège. Dans les deux cas de figure il s’agit d’une recherche de complétude susceptible de réparer ce que la castration a engendré, à savoir une perte jamais totalement acceptée. En revanche, si l’autre est étranger il sera difficile de l’aimer et cela serait même injuste vis-à-vis de ceux qui nous sont proches car ils seraient placés au "même niveau". La conception freudienne de l’amitié et du rapport à l’autre n’est pas si éloignée de la conception aristotélicienne. L’autre ne peut être aimé que s’il est semblable ou qu’il se présente dans une proximité avec soi. Dans le domaine de l’amitié l’éthique aristotélicienne fournit quelques indications en ce qui concerne le rapport à l’autre. L’ami est un semblable et il est ami parce qu’il est semblable : « Du reste, on peut encore voir, au gré des voyages, comme tout homme a de l’affinité pour son semblable et lui est cher » (Aristote, 2004, p. 408). Les dissemblances empêcheraient l’amitié véritable : « D’autre part, ce qui naît entre personnes contraires, c’est surtout, semble-t-il, l’amitié fondée sur l’intérêt » (Aristote, 2004, p. 432). Autrement dit, dans cette quête de ressemblance, c’est moi en l’autre qui est aimé. L’amour de l’autre n’est donc qu’une version de l’amour de soi. En aimant vertueusement, le bien de l’autre est recherché à hauteur de son propre bien : « De plus, en aimant son ami, on aime ce qui est bon pour soi-même, car l’homme bon qui devient cher à quelqu’un devient quelque chose de bon pour celui auquel il est cher ; chacun des deux partenaires aime donc ce qui est bon pour lui-même et en même temps retourne dans une égale mesure souhait et agrément » (Aristote, 2004, pp. 422-423). Rien ne saurait donc justifier, pour Freud, l’exigence consistant à aimer son prochain comme soi-même. Plus encore, il considère que l’autre génère de l’hostilité : « Non seulement cet étranger n’est pas, en général, digne d’être aimé, mais, je dois le confesser honnêtement, il a davantage droit à mon hostilité, voire à ma haine » (p. 52). Une telle radicalité interroge. En fait, Freud considère qu'autrui n’éprouve pas de "nobles sentiments" à mon égard mais, qu’au contraire, il s’attache le plus souvent à me nuire ou à m’utiliser pour son bien propre. Si tel n’était pas le cas et qu’il se comportait autrement alors il serait possible de lui retourner l’amour qu’il m’accorde. Ce que Freud semble déplorer dans le mécanisme qu’il décrit c’est la non-réciprocité. Formulons ainsi ce phénomène relationnel : « Je le hais parce qu’il me hait. S’il m’aimait je l’aimerais ». La logique du don et du contre-don est mise en échec. À la fin de son texte Freud revient sur ce commandement consistant à aimer son prochain comme soi-même et éclaire sa fonction psychique : il s’agit d’une défense très puissante contre l’agression humaine. Le penchant à l'agression est une "réalité effective" déniée : "La part de réalité effective cachée derrière tout cela et volontiers déniée, c'est que l'homme n'est pas un être doux, en besoin d'amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais qu'au contraire il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l'agression. En conséquence de quoi, le prochain n'est pas seulement pour lui un aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d'exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l'utiliser sexuellement sans son consentement, de s'approprier ce qu'il possède, de l'humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer" (p.54). Un programme politique permettant de réguler la possession des biens serait probablement plus efficace. Mais on ne peut occulter, nous dit Freud, la « nature humaine ». Il faut opérer un retour en 1920 pour comprendre le propos de Freud. C’est à cette époque qu’il élabore sa seconde théorie des pulsions et qu’il repère la pulsion de mort au coeur de l'économie psychique "individuelle". Il y est amené par l’expérience clinique d’abord, par le biais du traumatisme, puis par l’observation du jeu de la bobine, et enfin par la compulsion à la répétition dans le transfert. Freud chemine ainsi : « S’il nous est permis d’admettre comme un fait d’expérience ne souffrant pas d’exception que tout être vivant meurt, fait retour à l’anorganique, pour des raisons internes, alors nous ne pouvons que dire : le but de toute vie est la mort et, en remontant en arrière, le non- vivant était là avant le vivant » (Freud, 2001, p. 91). Plus loin Freud poursuit : « On sait que nous avons reconnu dans la tendance à la réduction, à la constance, à la suppression de la tension d’excitation interne, la tendance dominante de la vie psychique et peut-être de la vie nerveuse en général (principe de nirvana, selon une expression de Barbara Low) comme l’exprime le principe de plaisir ; nous trouvons là l’un de nos plus puissants motifs de croire en l’existence de pulsions de mort » (Freud, 2001, p. 116). Un lien est à établir entre le narcissisme et la pulsion de mort. La quête narcissique consistant à retrouver un objet comblant pour tenter de reconstituer la plénitude originelle peut être comprise comme l’oeuvre de la pulsion de mort. La pulsion de mort dans la pensée freudienne ne fait pas véritablement butée puisque l’intrication pulsionnelle opère généralement en chacun. C’est bien plutôt la désintrication pulsionnelle qui ferait problème. En 1920, Freud repérait donc la pulsion de mort au sein même de l’économie psychique du sujet singulier, en 1930 il affirme que la pulsion de mort est aussi au coeur de la culture. Le bonheur prend alors pour Freud une tournure bien particulière puisqu’il tend à la destruction du prochain, destruction empêchée par la culture qui oblige au renoncement pulsionnel. L’accès au bonheur est barré et le sujet en paye le prix par le biais du symptôme. En somme, le renoncement à une part de bonheur est nécessaire pour que la vie collective soit rendue possible. La tendance au bonheur individuel vient se heurter au nécessaire rattachement à l’humanité, ce qui ne va pas sans générer quelques difficultés : « Ainsi les deux tendances, celle au bonheur individuel et celle au rattachement à l’humanité, ont elles aussi à combattre l’une contre l’autre en chaque individu ; ainsi les deux procès du développement individuel et du développement culturel doivent-ils nécessairement s’affronter avec hostilité et se disputer l’un à l’autre le terrain » (p. 84). Françoise Héritier rejoint, en partie seulement, Freud ici : "il m’apparaît que, contrairement aux affirmations pessimistes sur un état pulsionnel de violence consubstantiel à l’être humain, il est plus sage de considérer la violence comme réaction à l’état de sociabilité chez un être pensant, pris dans les contradictions inhérentes à sa double conscience d’individu et d’être social". (Héritier, Les fondements de la violence). Si la culture fait son oeuvre Freud se demande de quels moyens elle se sert pour parvenir à inhiber ou à rendre inoffensive la tendance à l'agression. Cette tendance serait retournée sur le moi (p.66), prise en charge par une partie du moi s'opposant à une autre partie du moi, le surmoi. Ce dernier exercerait alors une certaine propension à l'agression sur le moi. Cette tension entre moi et surmoi, Freud la nomme conscience de culpabilité. La surveillance s'opère donc aussi de l'intérieur. Ce à quoi il faut ajouter que l'angoisse devant la perte d'amour d'autrui est aussi un motif servant à dissuader de l'agression. Le surmoi pour Freud est une instance redoutable, rien ne peut se cacher du surmoi (pas même les pensées...), il "tourmente le moi pécheur, guette les occasions de le faire punir par le monde extérieur, et se comporte de manière d'autant plus sévère que l'homme est vertueux". Le propos de Freud est implacable, dès que nous pensons trouver une issue ou que nous voulons ouvrir une perspective, il nous met dans une impasse. D'une question à une autre le lecteur peut avoir l'impression d'être confronté à ce qui ne cesse pas de ne pas s'écrire... Freud n'a pas toujours été aussi critique vis-à-vis de la culture. La notion de travail culturel, assez discrète mais néanmoins présente tout au long de son oeuvre, indique un souci d'organisation et de structuration. Ses considérations sur l'éducation ou la pédagogie indiquent également une position assez hétérogène : tantôt précurseur, tantôt conservateur. Un malaise constitutif... Ce qui pourrait se lire c'est que le malaise dans la culture est inhérent à la culture elle-même, qu'il n'y a pas de culture sans malaise, que le "développement individuel" et le "développement culturel" doivent nécessairement s'affronter. Autrement dit : le malaise serait de "structure". Pas d'espoir donc en ce qui concerne une culture pacifiée, une culture sans malaise, sans malêtre, sans crise, sans peur et sans effroi. L'être humain n'est pas directement accordé à un environnement et doit toujours composer, recomposer, inventer ses propres modalités d'être au monde. C'est un difficile "travail", à la fois d'ajustement et d'invention, qui n'est jamais fini. Et ce d'autant qu'il naît au moins deux fois, lorsqu'il sort du ventre de sa mère et lorsqu'il devient un être parlant. Mais aussi parce que son corps change tout au long de sa vie ainsi que le monde qui l'entoure.

L'Un, une croyance que notre temps partage...

L'hypothèse freudienne pourrait être formulée ainsi : le renoncement pulsionnel est une condition consubstantielle à l'édification culturelle. Pour autant, la sublimation des pulsions participera aux grandes réalisations de la culture... mais une part de satisfaction directe demeure nécessaire... Lacan, à la suite de Freud, tirera toutes les conséquences du sexuel revisité par Freud. Le dire de Freud selon Lacan : "il n'y a pas de rapport sexuel" (Lacan, 1975, p.35). Le sexuel peut impliquer un acte sexuel mais cet acte ne fait pas rapport, c'est-à-dire que le deux impliquant la différence des sexes ne fait pas de l'Un. Véritable rupture tant le sexuel avait été pensé, psychologiquement et philosophiquement, comme complémentarité : le masculin et féminin, pôles opposés, complémentaires dans leur opposition. Lacan : "On ne parle que de ça depuis longtemps, de l'Un. Y'a d'l'Un... [...] l'Un ne tient que de l'essence du signifiant" (p.13). Ni jouissance unifiante, ni complémentarité des jouissances. Le manque caractérise la relation à l'autre. Ce "non-rapport" est aussi constitutif du malaise dans la culture, il ne peut être résolu. Pour autant, "l'existence d'un rapport sexuel est une croyance et elle est largement une croyance que notre temps partage" (Causse, 2014, p.236). Elle peut mener à bien des illusions et aussi à des catastrophes...

De la vitesse, des discours et des images...

Le moins que l'on puisse dire c'est que le temps s'est considérablement accéléré et que cette accélération du temps à des effets très importants sur la transmission des informations, sur l'économie, sur les rapports sociaux, mais aussi sur notre "géographie mentale", sans doute sur le fonctionnement de nos cerveaux, sur l'homéostasie, aussi bien celle de notre propre corps que celle du "corps social"... Nous sommes pris dans la vitesse et parfois dans des intensités multiples, jusqu'au vertige ou à l'épuisement. Il s'ensuit une désynchronisation des temps sociaux, et l'exigence du "réflexe conditionné" plutôt que de la "réflexion en commun" (Virilio, 2001). Virilio encore : "J'ai fini par comprendre ce que le futuriste Marinetti avait pressenti : la vitesse, c'est la violence dans tous les domaines et un analyseur extraordinaire de notre société. Il nous faudrait absolument une économie politique de la vitesse ou ce que j'appelle une 'dromologie', c'est-à-dire une discipline qui s'intéresse aux ravages de l'accélération". Ce qui s'impose désormais c'est le flux rapide et incessant des images sur nos différents écrans (télévision, portable, ordinateur...) et, donc, la manière "dont le monde se donne à voir à ceux qui le regardent sans y penser" (Debray, 1992). Difficile de percevoir les codes invisibles du visible, ainsi que l'obscène dans la mise en scène. Comment saisir cet "obscène" pour qu'il ne fasse pas prescription ? Avec l'image c'est aussi au mirage, c'est-à-dire au "Un" de l'image, au semblant unitaire du corps propre que nous avons affaire. Pascal Quignard (1998) précise que l'image renvoie à l'imago latine, à savoir le moulage de la tête d'un mort (une fois découpée) que les Romains plaçaient dans une petite armoire de l'atrium, au centre du domus. Ce qui fait dire à Cabassut (2020) que "l'image ici est présence vivante : on vit avec ses morts". Nous touchons là un des traumas fondamentaux, celui de la mort, qui se tient dans une certaine compagnie avec un autre trauma fondamental, celui du sexuel. En réponse à Heiddeger, Lacan affirmait que dans la psychanalyse l'être pour le sexe supplantait l'être pour la mort... Ce qui me paraît discutable... Cabassut avance que le "tourment" du traumatisé est lié à l'image qu'il n'y a pas de sa rencontre avec le réel. Image d'absence d'images, pour Cabassut. "L'homme est celui à qui une image manque", pour Quignard. Il y a un manque d'images et aussi un secret des images, lié à la fois au code invisible du visible comme à ce qui ne "rentre" pas dans l'image, ce qui est réfractaire à l'image, à savoir l'origine (la scène primitive) et la mort. Ce "Un" de l'image spéculaire du corps, de l'image qui tient le corps, amène encore à une croyance, celle de l'identité et du moi autonome. Mais cette image donnant consistance n'est-elle pas aussi destinée à lutter contre l'angoisse liée au corps qui "fout le camp à tout instant" ? (Lacan, 1975-76, 66). Il semblerait que notre époque efface le "corps comme lieu" au profit de l'image, des images. Dans sa dimension socio-politique l'image est ce par quoi s'exerce le contrôle, elle est ce qui a permis de passer des sociétés d'enfermement aux sociétés de contrôle (Voir Foucault et Deleuze, mais aussi Wacjman L'oeil absolu). Il n'empêche : le contrôle n'exclut pas le spectacle, le spectacle renvoie au non-vivant, il se met au service du contrôle de la vie. Guy Debord écrivait :


"Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation. Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l'unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l'image autonomisé, où le mensonger s'est menti à lui même. Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant".

L'image ou... le travail de la mort. Pourtant l'image ne peut se passer du signifiant et doit être prise dans un discours. Dans son dernier temps d'élaboration structurale, Lacan (1969-1970) définit quatre discours : discours du maître, discours de l'hystérique, discours universitaire, discours analytique. Ce à quoi il ajoute le discours capitaliste. Discours doit être compris comme une structure qui dépasse la parole, toujours plus ou moins contingente. Un discours articule différentes places, celle de l'agent, celle de l'autre, celle de la jouissance et celle de la vérité. Places occupées par le S1, le S2, l'objet a, le sujet divisé. Peut-on identifier aujourd'hui un discours prédominant ? Le discours capitaliste, peut-être devrait- on dire néolibéral ? Avec des variations possibles comme le discours managérial... Nous y reviendrons quand il s'agira de parler du malaise dans l'institution. Le problème c'est peut-être la démultiplication des discours qui n'agencent plus les images, comme des images errantes, des images qui ne rentrent plus dans les discours, des images qui circulent à grande vitesse sans articulation signifiante. L'usage du (ou des discours) amenant ou à la folie (enfermement dans un seul discours, ainsi "le psychotique traite son errance en maltraitant son prochain" selon Pierre Bruno), ou à la débilité (entre plusieurs discours il y a un flottement), j'ajouterai à la "perversion" (hybridation des discours dans le but de désorienter, de manipuler, de rendre fou...). Dans nos milieux institutionnels de travail nous constatons à quel point faire usage de la parole, pour organiser un récit à partir d'une expérience clinique, est devenu un exercice difficile et mis à mal par les instances de contrôle qui redoutent la "parolisation" clinique où l'énonciation pourrait prévaloir sur l'énoncé. L'éthique de la psychanalyse pourrait faire valoir le "reste" qui ne cesse pas de ne pas s'écrire. Pour Cabassut, il s'agit d'une autre croyance sans doute, inaugurée par l'expérience d'une analyse, celle à l'inconscient, pas celui du sens et de la vérité mais à l'inconscient réel propre à la lalangue, à la jouissance et au sinthome. Inconcevable aujourd'hui où "tout du réel serait symbolisable et devrait être symbolisé".

Bibliographie

Aristote. (2004). Ethique à Nicomaque, Flammarion, Paris Bruno, P. (2010). Lacan passeur de Marx, Erès, Toulouse Cabassut, J. (2020). Invisible et irregardable ou le secret des images. In 4ème Congresso internacional de psicanalise : os efeitos tecnicos e clinicos da crise actual. Intervention du 25 juillet 2020. Organisé par Benoit Le Bouteiller, Janilton Psichologo e psicanalista, Varginha MG (Brésil). Causse, D. (2014). Le malaise dans la culture : une crise permanente ?, 2014/2 Tome 102, p.225- 239, Centre Sévres, Recherche de Science Religieuse.

Chaunu, P. (1981). Histoire et décadence, Perrin, Paris Damasio, A. (2017). L'ordre étrange des choses. La vie, les sentiments et la fabrique de la culture, Odile Jacob, Paris Debray, R. (1992). Vie et mort de l'image, Gallimard, Paris. Freud, S. (1914). "Pour introduire le narcissisme", in La vie sexuelle, PUF, Paris, p.81-105, 1969 Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir, Payot, Paris, 2010 Freud, S. (1929). Le malaise dans la culture, PUF, Paris, 2000 Héritier, F. (1995). Masculin/Féminin I. La pensée de la différence, Odile Jacob, Paris Héritier, F. (2002). Masculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Odile Jacob, Paris Lacan, J. (1969-1970). Le Séminaire, livre XVII, L'envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991 Lacan, J. (1972-1975). Le séminaire XX. Encore, Seuil, Paris, 1975 Lacan, J. (1975-76). Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005 Quignard, P. (1994). Le sexe et l'effroi, Paris, Gallimard Quignard, P. (1998). Vie secrète, Paris, Gallimard Virilio, P. (1977). Vitesse et Politique. Essai de dromologie, Galilée, Paris Virilio, P. "Entretien", Le Monde de l'Education, 287, 2001 Wacjman, G. (2010). L'oeil absolu, Denoël, Paris



Echographies (en résonance avec le passage de Freud sur le savon)


Le Savon, de Francis Ponge, Gallimard

Si je m'en frotte les mains, le savon écume, jubile... Plus il les rend complaisantes, souples, liantes, ductiles, plus il bave, plus sa rage devient volumineuse et nacrée... Pierre magique! Plus il forme avec l'air et l'eau des grappes explosives de raisins parfumés... L'eau, I'air et le savon se chevauchent, jouent à saute-mouton, forment des combinaisons moins chimiques que physiques, gymnastiques, acrobatiques... Rhétoriques? Il y a beaucoup à dire à propos du savon. Exactement tout ce qu'il raconte de lui-même jusqu'à disparition complète, épuisement du sujet. Voilà l'objet même qui me convient. Le savon a beaucoup à dire. Qu'il le dise avec volubilité, enthousiasme. Quand il a fini de le dire, il n'existe plus. Une sorte de pierre, mais qui ne se laisse pas rouler par la nature: elle vous glisse entre les doigts et fond à vue d'œil plutôt que d'être roulée par les eaux. Le jeu consiste justement alors à la maintenir entre vos doigts et à l'y agacer avec la dose d'eau convenable, afin d'obtenir d'elle une réaction volumineuse et nacrée... Qu'on l'y laisse séjourner, au contraire, elle y meurt de confusion. Une sorte de pierre, mais (oui ! une-sorte-de-pierre-mais) qui ne se laisse pas tripoter unilatéralement par les forces de la nature: elle leur glisse entre les doigts, y fond à vue d'œil. Elle fond à vue d’œil plutôt que de se laisser rouler par les eaux. Il n'est, dans la nature, rien de comparable au savon. Point de galet (palet), de pierre aussi glissante, et dont la réaction entre vos doigts, si vous avez réussi à l'y maintenir en l'agaçant

avec la dose d'eau convenable, soit une bave aussi volumineuse et nacrée, consiste en tant de grappes de pléthoriques bulles. Les raisins creux, les raisins parfumés du savon. Agglomérations. Il gobe l’air, gobe l'eau tout autour de vos doigts. Bien qu’il repose d'abord, inerte et amorphe dans une soucoupe, le pouvoir est aux mains du savon de rendre consentantes, complaisantes les nôtres à se servir de 1'eau, à abuser de l'eau dans ses moindres détails Et nous glissons ainsi des mots aux significations, avec une ivresse lucide, ou plutôt une effervescence, une irisée quoique lucide ébullition à froid, d'où nous sortons d'ailleurs les mains plus pures qu'avant le commencement de cet exercice.

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