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La sexuation des enfants


Argument


Cette invitation de Maria Torres et Daniel Roy trouve son origine dans la publication de cet ouvrage collectif, aux Éditions Navarin, en 2021, intitulé La sexuation des enfants. Ce titre vaut par ce terme de « sexuation » qui marque le mouvement, le dynamisme, les transformations qui peuvent accompagner le devenir-sexuel de l’enfant. C’est le procès d’un sujet inscrit dans le discours de l’Autre (parental, contexte social, représentations idéologiques d’une époque…) plutôt qu’une supposée libre auto-détermination comme le martèlent tous les activistes tournant autour de la question trans et qui nous pousseraient à consentir à la demande de l’enfant quant au changement immédiat de genre. Au nom d’un rejet de la médicalisation d’une telle question, ils refusent même une écoute analytique, même si, paradoxalement, ils acceptent des interventions médicales ou chirurgicales pour inscrire ce changement dans le corps de l’enfant. Elles peuvent s’avérer irréversibles et susciter plaintes et procès judiciaires contre ces mêmes chirurgiens.

Notre modernité (nouvelles théories du genre, gender fluide, non-binaires, asexués, trans, mouvements féministes, queer ou woke…) a fait éclater le noyau nucléaire de la famille traditionnelle, hétérosexuelle, ouvrant droit à de nouvelles alliances (gays, lesbiennes…) qui ne peuvent que nous interroger sur les notions psychanalytiques d’ Oedipe ou de castration. L’étude de Jean Louis Sous sur les coulisses et les prolongements du cas freudien du Petit Hans interrogera justement la fabrique de ces concepts et le contexte qui a présidé à la conception de cet enfant. L’inscription de l’enfant au lieu de l’Autre (opacité du rapport sexuel qui l’a engendré ou question de son origine médicalement assistée) suppose plutôt, que son désir d’enfant (génitif subjectif), son choix sexué) dépendent du désir d’enfant (génitif objectif) des parents qui l’ont mis au monde (enfant du désir, enfant-revenant, comme nous dit Freud, destiné à représenter un idéal perdu, enfant de la désillusion dans le cas d’adoption décevante, enfant de remplacement après un deuil précédent, enfant de la suppléance ou de la compensation au malentendu d’une relation de couple, enfant mal venu dans le réel de son identification de garçon ou de fille).

Et justement, un cas en psychanalyse est le lieu-même de la façon dont un homme, une femme, des parents, ont fait cas l’un de l’autre dans leurs alliances, leurs places et leur mise en jeu sexuée. À la différence d’une « vignette » qui, souvent veut coller à la doctrine, illustrer un point de théorie, un cas, suivant le régime de déclinaison des langues (grecque, latine, russe…) se décline de séances en séances, faisant déclinaison de la répétition, et selon l’étymologie latine de cadere, fait chuter, en fin de parcours, cette prise transférentielle. Il travaille, également (comme le travail de l’accouchement, du rêve ou du deuil) de prolongements en rebondissements, enfonçant un coin entre le savoir de la théorie et la surprise de la clinique, s’écartant d’une définitive langue de bois. Ainsi, les cas freudiens peuvent donner lieu à de nouvelles lectures en fonction de documents, de révélations qui peuvent se manifester, après-coup, au gré des événements, des publications.

Les textes des interventions de Daniel Roy et Maria Torres ne nous sont pas parvenus, mais, vous pouvez les retrouver dans l’ouvrage collectif sus-cité. Ci-joint, par ailleurs, le texte de Jean Louis Sous: Du Petit Hans à Herbert Graf ou les coulisses d'un cas.

LA BÊTISE


Supposons un instant, qu’en cette année 2022, vous preniez un rendez-vous, pour votre enfant, chez un éminent professeur considéré comme une sommité dans sa discipline et qu’à la fin de cet entretien préliminaire, il vous déclare, tout de go, que ce qu’a attrapé votre mouflet n’est rien de plus qu’une bêtise. Serait-ce le summum de l’imposture ? Et pourtant, dans les années 1900, il y eut un célèbre précédent... Malgré cet argument qui pourrait faire jurisprudence, vous n’êtes pas du tout, mais alors pas du tout prêt à vous rendre à l’évidence de cette réponse. Vous êtes plus que réservé et très très prudent sur la suite à donner... Soit que vous considériez que vous êtes tombé sur un vulgaire charlatan et que la psychanalyse n’est qu’un attrape-nigaud : vous vous attendiez quand même à ce que ce Pf. cause autrement et qu’il donne au symptôme de votre môme un titre plus franche- ment analytique, qu’il parle de névrose, de phobie, de régression énurétique ou, en enrobant un peu les choses, de crise œdipienne, que sais-je encore ? Dans ce cas, vous prenez cela comme un véritable camouflet et offusqué, scandalisé même (vraiment, quel manque d’éthique !) vous reprenez vos cliques et vos claques... et lui claquez la porte au nez, jurant de ne plus jamais remettre les pieds dans son cabinet. Soit qu’une fois passé l’effet sidérant de la surprise, ce bonbon mot commence à perdre son goût acidulé et même franchement acide, au fur et à mesure que vous marchez dans la rue, tenant votre gamin par la main... Il a dit « bêtise », il a osé dire à mon rejeton que c’était une bêtise, que ce n’était qu’une bêtise, qu’une affaire de bêtise... Alors, toute cette histoire pour une bêtise, tout ça ne serait vraiment que bagatelle ? Mais après tout, ce n’est peut-être pas si bête que ça ce qu’a dit le monsieur... Oui, d’accord, mais comme dit mon fils Hubert, qu’est-ce qu’une bêtise ? Il y a sûrement de l’impropre dans la tournure prise par cette qualification : à qui appartient-elle ? À qui l’attribuer ? Au lieu de rejeter précipitamment cette impropriété, il s’agira plutôt de la faire jouer, tourner, résonner dans toute la portée de son indétermination : bêtise... une bêtise... la bêtise, mais qui donc a attrapé la bêtise ? Qui donc a fait la bêtise ? Qu’est-ce qu’embrasse, couvre et recouvre une telle acception ? Et après tout, savait-il vraiment ce qu’il disait ce cher, très cher professeur ? Ou peut-être ne croyait-il pas si bien dire ?


LA BASCULE DU CHEVAL



Il nous faut maintenant rechercher précisément dans quel contexte et dans quelles circonstances le Pf. Freud osa introduire ce terme en faisant valoir que la peur de cette grosse bêbête appelée Pferd n’était ni plus ni moins qu’une bêtise. Il faut vous dire aussi que cette histoire de cheval rapportée dans le célèbre cas dit du Petit Hans procède d’un certain emballement. Si vous vous replongez dans la relation de l’événement, vous vous apercevrez que cette qualification de « bêtise » intervient tout au début, dans un mouvement de bascule bien particulier : initialement, la demande de Freud était expressément (il parle de requête ou d’incitation) que le père recueille, auprès de son fils, des observations, un matériel explicite transmis sous forme de notes sténographiées, pour prouver, vérifier, étoffer les théories sexuelles infantiles avancées par la doctrine psychanalytique en gestation. Même cette demande suppose des parents qui font partie du cercle proche de ses adhérents (de ces gens dont on peut dire qu’ils épousent la cause analytique), une attitude éducative ouverte, tolérante, sans contrainte ou intimidation exercées, lui, néanmoins, le Professeur Freud, leur « intime » de se livrer à cet exercice tandis qu’il fait de l’enfant – pris dans cette prédation, cette quête et ce chevauchement de citations – l’enfant de sa conception analytique. Vous remarquerez que, dans cette période, le système de datation retenue suit l’ordre d’un temps génétique selon l’âge de l’enfant (3 ans, 3 ans 1/2, 3 ans 9 mois, 4 ans, 4 ans 3 mois, 4 ans 1/2) comme s’il s’agissait de décrire les stades du développement de la sexualité infantile.

Seulement voilà, halte là : ce négoce camouflé, agencé à l’insu du gosse, ce bel ordonnancement va être sérieusement hypothéqué, bouleversé de façon tout à fait inattendue par les instigateurs du dispositif. Ce tendre enfant qui semblait présenter tous les gages de la docilité, se prêter naïvement aux hypothèses doctrinales et au bon fonctionnement du protocole, va se mettre tout d’un coup à ruer dans les brancards, à regimber en déclarant ladite phobie du cheval. Suite à la série des observations, il leur fait quelques complications : lui qui était, pour la psychanalyse et par la psychanalyse, supposé receler le savoir (hupokeimenon) sur le sexuel, inverse les positions en posant à la psychanalyse l’énigme du « pferd » et en supposant au Pf. Freud, par l’entremise du père, le savoir sur ce symptôme qui lui est tombé dessus (hippokeimenon). A ce moment-là, tout redevient sujet à caution... et le père ne s’y trompe pas qui, dans un passage rapporté sous forme de lettre par Freud, ne cache pas ses inquiétudes devant les nouveaux troubles présentés par son fils ; il se dit drôlement fâché que son « drôle » commence si tôt à leur proposer des énigmes et se permet tout juste de demander au cher Professeur un rendez-vous... ça m’embête quand même ce qu’a le petit ! Ce n’est plus – hélas ! – d’observations qu’il s’agit, mais de l’histoire d’un symptôme. A partir de là, l’écriture du cas, dans son indexation chronologique change d’allure : les évènements se précipitent, il y a un « précipité » des notations qui deviennent quasiment journalières et précisent même le moment de la journée (le 13 mars au matin, dans la nuit du 27 au 28, le lundi 30 mars, l’après-midi où se passe la fameuse visite, le 2 avril, le 3 avril...).

Comment Freud réagit à cette complication, à cet embêtement, à cette nouvelle gageure que propose l’enfant à l’hypothèse psychanalytique ? Il ne reçoit pas tout de suite le garçon (il n’y aura qu’une seule consultation) et donc ne lui parle pas encore directement, mais lui fait dire, par le truchement du père (voie oblique de l’inter-prête) que « cette histoire de chevaux était une bêtise et rien de plus » (Ich ve rabrede mit dem Vater, daß er dem knaben sagen solle, das mit den Pferden sei eine Dummheit, weiter nichts).

Il y a débat entre un trop d’excitation sexuelle entretenue par la mère ou, au contraire, un refoulement induit par la condamnation culpabilisante d’une pratique masturbatoire (c’est une cochonnerie). Freud tranche le litige en privilégiant la version de l’onanisme : si tu touches avec ta main ton zizi- machin comme lorsque tu tends les doigts vers le cheval, alors tu seras mordu. Ce à quoi, lorsque le père lui refile l’interprétation plus que suggérée par Freud, le Petit Hans réplique par une saillie malicieuse, relançant par là même le problème : pourquoi faut-il en passer par le détour, la « substitution » cheval comment agent de représailles ? Au fond, ça n’est pas plus qu’une vulgaire sottise à laquelle se livre cet enfant, une peccadille pas bien méchante et qui passera avec l’âge. On voit donc que cette première interprétation entraîne quelque aversion ironique chez Hans et qu’elle s’avère, somme toute, un peu bébête. En revanche, la bêtise en tant que signifiant, le signifiant « bêtise » prend, le petit garçon « mord » à son appât : le père nous dit qu’il appelle désormais sa phobie du nom de bêtise et il en appelle au Professeur Freud comme quelqu’un qui pourrait l’en débarrasser. Par ailleurs, lorsque l’interrogatoire pressant du père le conduit à parler de la cause, de l’origine et du déclenchement de l’affaire, le fils fait de la bêtise quelque chose qu’il aurait attrapé en réaction à la peur provoquée par le charivari (remue-ménage, Krawall) d’un cheval avec ses pieds. De sorte que l’injection par Freud du signifié « bêtise » (quelques idées bébêtes qui trottent dans la tête et qui finiront bien par passer) tombe à plat tandis que la résonance équivoque d’attrape bêtise tombe juste quant à la mise en scène des mobiles (au sens des montages de Calder) de ladite phobie. Au point où nous en sommes, c’est-à-dire en nous plaçant du seul point de vue d’un lecteur qui lirait le cas au moment où il a été publié en 1909, tel quel, avec ses pseudos nominations et ses procédures de déguisement, pourrions -nous, dans notre approche, aller un peu plus loin que notre insistante interrogation sur cette étrange nomination de bêtise ?


LE MARIAGE SERAIT-IL UNE SOTTISE ?


Nous serions amenés à rechercher les occurrences de ce terme dans cette période et dans d’autres œuvres contemporaines qui auraient pu susciter l’intérêt et la curiosité de Freud. Il faut avouer que c’est une position utopique tant il est difficile de faire abstraction des couches et des sédimentations successives qui se sont déposées comme commentaires du cas et qui ne manquent pas d’orienter et d’induire notre recherche de lecteur de l’an 2022. Mais, est-ce forcer la note que de vous demander de jouer avec moi le jeu de cette fiction heuristique ? C’est alors que quelques réminiscences de lecture pourraient bien vous transporter dans l’univers de la Gradiva, cette nouvelle de Jensen dite fantaisie pompéienne, où un certain Norbert H. entreprend un voyage vers Pompéi, sans y rencontrer vraiment la paix qu’il cherche, troublé par le comportement de ces couples de jeunes mariés, sans doute en voyage de noces, qui s’affublent de tendres qualificatifs bêtifiants – mon Auguste chéri, ma douce Grete – et qu’il confond bientôt avec ces essaims de mouches bourdonnant autour de lui et tout aussi importunes. Ce sont vraiment, nous dit Freud, dans son commentaire paru en 1907, « deux sortes d’esprits malins qui se fondent pour lui en une seule espèce et qui incarnent, à ses yeux, l’inutilité et le mal absolu ». Mais écoutons, en première main, à travers le texte de Jensen, les fantaisies de Norbert H :

Il n’y avait vraiment pas moyen de mettre en comparaison le sexe féminin contemporain avec la sublime beauté des arts antiques. [...] Il se prit à réfléchir ainsi des heures durant, à l’étrange comportement des humains et arriva à la conclusion que, parmi toutes leurs folies, c’était certainement le mariage, en tant que la plus grande et la plus inconcevable, qui détenait la première place, et que leurs insensés voyages de noces en Italie remportaient en quelque sorte la palme de la sottise .

Par ailleurs, Freud rapporte, à propos de cette notion de fantaisie, ce mot d’un philosophe qui lui écrit :

J’ai aussi commencé à noter des cas d’erreurs frappantes, d’actes accomplis sans y penser qui me sont arrivés pour moi-même et pour lesquels on se donne des motifs après- coup (de façon très déraisonnable). Il est effrayant mais typique de constater quelle somme de bêtises vient alors au jour.

Nous ne savons toujours pas ce que le Pf. a voulu dire à l’enfant... ou plus exactement, ce qu’il lui a fait savoir par l’intermédiaire du père quand il a parlé de « bêtise », mais nous pouvons simplement conjecturer que l’incongruité de ce terme pourrait recouper, dans la vie, la sottise de l’alliance matrimoniale comparée à la beauté sublime de l’art et croiser également la notion de motifs bébêtes qui nous trottent dans la tête et peuvent nous entraîner à des actes inconsidérés.Vous seriez alors en droit d’objecter qu’il s’agit là de signifiants prélevés dans l’œuvre de Jensen et qu’ils ne concernent pas directement Freud. Eh bien, on pourrait rétorquer que c’est un peu vite dit... Le professeur s’interroge sur l’institution du mariage, son hypocrisie, la double morale sexuelle et va même jusqu’à s’impliquer personnellement quant aux conseils prodigués... Mais souvent, il s’avère que les conseilleurs ne sont pas les payeurs ! De plus, vous seriez tout à fait surpris de constater que Freud, dans ce qu’il osera formuler concernant la théorie sadique du coït, accordera une place importante à ce que nous considérons souvent comme trivialité et que nous traitons bien sûr avec dédain, la « réalité », oui, la réalité des rapports conjugaux dans la banalité du quotidien : ce sont des restes diurnes (des traces vues ou des éclats de voix entendus) qui peuvent, pour l’enfant, interférer avec sa conception des rapports sexuels nocturnes parentaux...

Pouvons-nous avancer encore dans notre filature de la bêtise ? Nous pouvons nous demander, en nous déplaçant dans le temps, mais en restant, stricto sensu, dans l’espace textuel et littéral de l’analyse du cas, si, dans son séminaire sur le Petit Hans, qui eut lieu de mars 1957 à juillet 1957, Lacan ménage une attention particulière à ce signifiant de « bêtise ». Si vous vous reportez à la séance du 8 mai 19575, vous serez peut-être attrapé de voir qu’il se livre à une association insolite puisqu’il propose une alliance de mots, inattendue, entre attraper et attraper des enfants... Ce sont souvent des passages dans Lacan qui, sur le moment, introduisent une dissonance dans le fil associatif de la lecture, attirent l’attention mais par la suite, ne sont pas repris, sont laissés en suspens ou sont recouverts par le cours axial de la démonstration.


J’AI ATTRAPÉ LA BÊTISE À CAUSE DU CHEVAL

Il s’en suit que ce fameux : « j’ai attrapé la bêtise à cause du cheval », ce « wegen dem Pferd und wegen dem Pferd », accentue la question de la cause comme une ronde que feraient des enfants, « freudonnant » leur air, chantonnant leur ritournelle, reprenant leur refrain jusqu’à satiété comme ils savent faire (ça horripile, ça exaspère les parents et ils peu- vent en rajouter pour redoubler l’agacement). C’est comme s’ils tournaient, virevoltaient autour de ce trou de la cause, jouant des mots comme de traits d’esprit avec double entente et allusion, jusqu’à épuisement mais sans épuiser le mystère de cette cause : mais qui donc est ce « je » ? Mais quelle bêtise ? Mais pourquoi donc ? Mais qui est ce cheval ? Auparavant, Lacan avait lu la qualification freudienne de « bêtise » comme une manœuvre interprétative sur la culpabilité, en rapport avec la masturbation. A ce point de notre avancée, on pourrait donc conjecturer, suivant la proposition associative de Lacan, qu’il n’est pas impossible d’attraper une bêtise comme on attrape un enfant ou, en permutant l’agencement des termes, qu’il est probable qu’on puisse attraper un enfant comme une bêtise... En tout cas, c’est tout le problème de l’assentiment à la conception d’un enfant qui est posé : mais qui en décide donc ? Et quelle est la part de chacun(e) dans cet « acte » ? Si notre hypothèse se soutient (est- ce que ce terme de bêtise hypothéquerait la conception même du petit Hans ?), il nous faut supposer que le texte freudien porte quelques traces de cette problématique... essayez de retrouver vos souvenirs autour de cette question, rappelez- vous... reportez-vous d’abord à ce passage où Hans se demande avec insistance... interroge le père pour savoir vraiment qui veut qu’un bébé pousse et « charge » la maman : est- ce la mère, le Bon Dieu ou l’alliance des deux ? Et le père que veut-il, lui ? Fait-il partie de l’attelage ? Mais surtout, n’oubliez pas de relire cette petite merveille de note (en français dans le texte) rajoutée par le Bon Professeur Freud lui-même, dont l’enfant nous dit par ailleurs qu’il doit sûrement parler au Bon Dieu, pour savoir tout d’avance, comme ça: « Ce que femme veut Dieu le veut. Cependant Hans, avec son sens aiguisé, a de nouveau mis le doigt sur un problème très grave ». Qu’une femme puisse devenir « gravide », tomber enceinte, telle est la question, telle est la gravité de la question que Freud souligne mais ne fait que suggérer par cette note. S’agit-il d’une banale affaire d’information, de nomination sexuelle qui casseraient la croyance au mythe de la cigogne


J. Lacan, séminaire La relation d’objet, séance du 8 mai 1957 : « C’est en effet au moment même où il articule ceci à propos du cheval, que Hans dit lui-même : c’est là que j’ai attrapé la bêtise, da hab’ ich die Dummheit gekriegt. Le verbe kriegen, attraper, qui sert tout le temps à propos de la bêtise, se dit à propos d’attraper des enfants, comme on dit littéralement qu’une femme attrape un enfant. »

en énonçant les zones corporelles en jeu dans la conception d’un enfant ? Ou, de façon plus décisive, de la part de désir en jeu dans le rapport sexuel entre ce dit homme et cette dite femme et du désir d’enfant qui peut faire advenir ce vœu d’être père et mère. En d’autres termes, on peut être étonné, dans le récit du cas, des tergiversations du père pour nommer sa place sexuée dans la conception : est-ce de l’ordre d’un voile pudique sur sa posture érotique ou, plutôt, du voilement d’une paternité advenue, bon gré mal gré ? Alors, peut-on aller un peu plus loin que cette suspension et cette suggestion dans lesquelles nous a laissé Freud ? Peut-on lever le suspens ?


REMUE-MÉNAGE OU CHARIVARI


Un des mobiles de l’apparition de la bêtise retenu par le petit Hans lui-même réside dans la scène où il a vu, en sortant avec sa mère, un cheval tomber et faire du charivari avec ses pieds. Il faut, ici, tenir à cette désignation de mobile phobique dans la mesure où c’est la conjonction sensorielle du mouvement et du bruit (ce tapage, ce remue-ménage) dans sa valeur cinétique, dans sa sensation kinesthésique, qui suscitent l’appréhension et l’arrêt sur image. Cette dimension polyphobique, cette résonance polyphonique ont été, pour le coup, écrasées par la valeur exclusivement signifiante, substitutive du cheval comme métaphore paternelle. Et du reste, lorsque le père suggère à son fils qu’il s’agit sûrement là d’un vœu de mort déguisé sur sa personne et que c’est bien lui, le père, qu’il voudrait voir tomber et mourir, Hans taquine ce supposé savoir et réplique immédiatement par l’art du persiflage auquel il a souvent recours devant l’induction interprétative paternelle. Position intenable pour cet homme mis en porte à faux entre une posture paternelle qu’il ne peut occuper et une place de sujet supposé savoir hypothéquée par son attelage avec Freud et sa requête démonstrative . Et juste après, intervient un commentaire que l’on peut supposer du père puisqu’il est rapporté par Freud, entre guillemets :

« De là l’intérêt porté par Hans à cette question ; aime-t-on ou n’aime-t-on pas avoir des enfants ? »


La construction interprétative se fonde sur l’analogie entre le mouvement des pieds du cheval, le trépignement des pieds de Hans lorsqu’il n’a pas envie d’interrompre son jeu pour aller sur le pot et... l’envie d’avoir des enfants. Le charivari objecte à l’envie. Mais le commentaire du père laisse indéterminée la question de cette envie : ça reste dans l’indéfini d’un « on »... Le père s’englobe-t-il dans ce « on » et en sait-il quelque chose ? Si vous lisez maintenant la troisième partie de ce cas que l’on peut traduire par « Épicrise », vous pourrez constater que Freud revient, dans son commentaire, sur cette ligne associative et avoue humblement qu’il n’a pas pu rendre totalement compte de cet aspect de « charivari » dans cette névrose. Par ailleurs, comme le père ne confirma pas le soupçon freudien que Hans ait pu observer un rapport sexuel de ses parents dans leur chambre, il ne pouvait tirer l’interprétation de ce côté-là. Pourtant, il rajoute un détail, en levant l’anonymat du commentaire paternel, puisqu’il met cet élément de la névrose en rapport avec le problème suivant: maman a -t-elle des enfants parce que ça lui plaît ou parce qu’elle y est forcée ? Notation surprenante qui nous amène à nous demander de quelle place il peut énoncer un tel savoir. Ainsi donc, à travers ce « mobile » du charivari, revient cette question de ce qui les « attelle », cette mère et ce père à la conception d’un enfant. Et du reste, le commentaire lacanien souligne qu’un autre mobile de la phobie de ce petit garçon réside, à travers la peur que les voitures se décrochent, dans l’angoisse que « toute la maison s’en aille, et que toute la baraque foute le camp. » Et lorsque le petit Hans fait part au père que sa maman a pu dire un jour qu’elle s’en irait, il lui répond, nous dit Lacan, pour calfater l’abîme, qu’elle a dit ça parce qu’il était méchant ! Réponse qui colmate la question de la consistance de cet attelage conjugal ou de l’abîme qui, déjà, les sépare. Il y aurait donc des indices, dans le texte freudien, relevés par le commentaire lacanien, mais pas vraiment développés, laissés en pointillés, à l’état de points de suspension... des indices autour de cette alliance ou mésalliance parentale, cette maldonne et donc cette bêtise qui laisseraient béante la question de ce qu’a représenté cet enfant pour cette femme et cet homme, pour cette mère et ce père (on sait, simplement, dans l’épilogue, qu’ils ont fini par se séparer). Il faudrait donc entendre que leur rapport sexuel a fait remue- ménage, qu’il a été pour le moins scandaleux au point de laisser la trace d’une bêtise... Ainsi, l’interprétation de type forçage œdipien ne viendrait là que pour calfater, comme le dit Lacan, l’abîme de leur méprise. Et quand Lacan ne cesse de marteler et d’exhorter ce père en le priant de foutre la mère, c’est bien la question du désir de cet homme par rapport à cette femme qui est posé (est-ce que j’en ai quelque chose à foutre d’elle ou de lui ?), mais que l’Œdipe écrase dans sa fonction normativante de père et mère idéaux. Le grand drame de la théorie œdipienne réside dans le fait de supposer réglés d’avance la différence homme/femme et le rapport père/mère, alors que c’est justement là qu’il y a de l’insu pour l’enfant : mais qui est mon père ? Mais qui est ma mère ? Qui sont-ils l’un pour l’autre dans ce croisement de lettres dont je suis issu ? C’est plutôt à l’énigme du rapport sexuel parental et à la mise en abîme de son engendrement que l’enfant est très tôt confronté.

En ce sens, on retrouve ici l’insu, l’une-bévue de la tragédie antique avant qu’elle ne soit rabattue sur la version freudienne de l’amour de la mère et du meurtre du père, « sup- posés connus ». Dès lors, comment, à ce point de notre lecture surdéterminer ces hypothèses ? Je ne sais si, dans votre parcours du cas de Freud, vous avez été « attrapé » par l’usage de ce terme de « charivari ». Il s’est trouvé que, pris dans l’agencement de cette conjecture, il a consonné étrangement : c’est un rituel collectif (une parodie, une moquerie) qui produit, à l’aide d’objets choisis en fonction de leurs connotations sexuelles (tuyaux de fer blanc, arrosoirs, entonnoirs) un vacarme assourdissant, un tumulte réprobateur à l’égard d’unions d’hommes et de femmes mal assorties, dissonantes ou qui peut s’adresser aussi à des naissances illégitimes. En Europe Centrale, c’est le cheval ou la jument qui supportaient la figure de l’animal, charivarisseur de femmes. On peut légitimement se demander si le père et Freud, qui ont retenu ce mot d’enfant, ignoraient vraiment l’acception de ce terme et le genre de pratiques qu’il recouvrait ! Ainsi donc, si nous en restions à cette lecture littérale du cas freudien et au commentaire textuel  lacanien, nous n'urions fit que soulever des hypothèses et laisser bien des points en suspens...


DECLINAISON DU CAS


Seulement voilà, la publication des Mémoires d’un homme invisible (février 1972, L’Unebévue, 1993, traduction de François Gachet) où Herbert Graf parle de sa pratique de metteur en scène et révèle qu’il fut ledit Petit Hans, fils de Max Graf, le père de l’observation freudienne, donne au cas une autre visibilité, une autre lisibilité. Ce qui se tramait, se fomentait en coulisses (qui tire les ficelles ?) à l’insu de ce petit enfant, peut désormais apparaître sous un éclairage nouveau. Les décors et les portants de la scène vont se déplacer et changer de lieu. Cette identification de la parenté, cette filiation nommée font sortir le cas du régime du pseudo, d’une logique du camouflage et par là même, il pourra relever plutôt d’une version qui s’apparente à des liaisons dangereuses. Dès lors, c’est un autre praticable du cas qui est ouvert au public...


PAR LA BANDE


Il se trouve qu’une autre publication va nous permettre de lever le suspens et de serrer au plus près ce qui a bien pu se fabriquer à travers la présentation d’un tel cas. Une dernière bande, retrouvée, nous donne la possibilité d’accéder à un enregistrement qui rend compte d’un entretien que Max Graf eut avec Kurt Eissler, le 16 décembre 1952 (quelques six années avant le décès du père du dit Petit Hans). La lecture de ce texte (Le Bloc- notes de la Psychanalyse , n°14, Georg, 1995-96) nous donne l’impression que Kurt Eissler, par la précipitation, le côté inducteur de ses questions à la limite de la suggestion – malgré une politesse de surface assortie de précautions oratoires obséquieuses – se met dans une position d’urgence, rattrape le temps perdu, comme s’il voulait, avant que ne meure ce vieil homme, lui extorquer de précieux secrets concernant l’histoire de ce cas. C’est l’anamnèse de l’histoire familiale qu’il lui faut vite établir puisqu’elle n’a pas été totalement livrée par Freud. Sera prélevé ici, un passage (symptomatique du ton) qui pourrait venir boucler la série des hypothèses soutenues dans cette lecture du cas.


G : Maintenant, Monsieur le Docteur, je vous en prie, si vous avez quelques questions à me poser.

E : Oui, la dernière fois, vous avez fait allusion à votre première épouse.

G : Oui.

E : Je ne sais pas s’il vous est agréable que j’aborde maintenant ce sujet ?

G : Oui, je vous en prie ! N’est-ce pas, ma première femme était – ou est – très intéressante, pleine d’esprit et très belle. Pas de doute : c’était une hystérique, n’est-ce pas ; ce dont je ne pouvais pas juger du tout, en tant que jeune homme. Dans ses moments d’hystérie – il s’agissait sûrement d’hystérie –, elle était pour moi aussi attirante et intéressante. Or, cette femme... Après une année s’est... Avant de me décider à l’épouser, je suis allé chez le professeur Freud, car elle était encore sa patiente à l’époque. Je lui ai demandé si je pouvais me marier avec cette femme, si son état permettait de l’épouser. À quoi Freud m’a dit : Èpousez-la, seulement, vous aurez votre plaisir! Du plaisir, je n’en ai vraiment pas eu, mais il est possible que j’étais trop jeune. [...] Bref, après une année, je suis allé chez le professeur Freud : Il était très surpris et j’ai fait un nouvel essai. J’ai pensé que des enfants allaient peut-être changer la situattion, mais il n’en a rien été. J’ai quand même tenu dix-huit ans et demi dans ce mariage, jusqu’à ce que les enfants soient assez grands pour que je puisse m’en tirer tranquillement, sans déranger beaucoup leur développement. Le doute m’est venu seulement plus tard, à savoir s’il n’aurait pas été mieux de m’en aller plus tôt. Je n’en sais rien, n’est-ce pas.

C’est vraiment une drôle d’histoire de marieur qui nous est contée là et qui touche, on pourrait dire, à la maladie infantile de la psychanalyse, le familialisme dont la souche a pu se transmettre et contaminer une certaine conception analytique. Quand Lacan, dans son commentaire des positions pressantes, intrusives du père et de Freud à l’égard de cet enfant, avance le terme de « culture » de la phobie comme on peut parler d’un « bouillon de culture » qui entretient microbes ou bactéries, il ne croyait pas si bien dire ! Dans la partie qui s’est jouée avec plusieurs pièces, la figure du Pf. Freud apparaît maintenant comme se tenant au croisement, à la croisée des chevauchements qui ont présidé à la conception du petit Hans :

– le père de la psychanalyse a autorisé, «béni », scellé l’alliance Olga Kœnig/Max Graf alors que cet homme se sentait déjà en porte-à-faux par rapport à cette femme, hanté par le souvenir d’une cousine et qu’il était également pris d’une grande perplexité devant l’état de santé de celle qui était encore la patiente de Freud.

– l’engendrement du petit Hans en fut une conséquence... mais comme un enfant de compensation (le dit père a pensé que...) qui aurait pu réparer le ratage d’un tel mariage.

– par la suite, le bon professeur cultiva très précieusement, activa régulièrement, catalysa ardemment, comme dans un protocole ou un stratagème expérimental, les dires de l’enfant qu’il ne manqua pas d’appeler « notre petit Œdipe », histoire d’en faire le cheval de Troie de la psychanalyse accouchant d’une conception œdipienne. Dans la séance du 12 mai 1909 relaté dans les Minutes, juste quatre mois après la publication du cas, Freud, par rapport aux interventions des autres participants, recouvre la singularité de cette descendance, de ce qui s’est passé dans la famille d’Olga, d’Herbert et de Max Graf, les protège, en faisant valoir la dimension universelle dela névrose que l’humanité répète à travers chaque individu. Le destin couvre la circonstance. La filature des lettres qui font le chevauchement singulier du cas est écrasée par le recours à la symbolique universelle de l’ascendant théorique œdipien. Et du reste, la position en porte-à-faux de Max Graf – l’œdipère – perdure puisque n’est pas vraiment levé le secret du fait qu’il intervient en tant que père dans l’histoire à tel point qu’on se demande si Freud, dans sa façon de tenir absolument à démontrer l’universalité de l’Œdipe (quelque soit les différents cas de figure rencontrés dans la position d’un homme et d’une femme, d’un père et d’une mère à l’égard d’un enfant) s’adresse à Max Graf comme à un père ou comme à un apprenti analyste supposé recueillir et interpréter des fantasmes universaux. Et Graf, s’adresse-t-il à Freud comme à un père que lui, en tout état de cause, ne saurait être ? En tout cas, ça ne cesse de chevaucher et d’accentuer le porte-à- faux. Si Hans apparaît comme une supposition d’enfant dans le rapport psychanalyse/famille, Herbert est aussi issu d’un chevauchement de conceptions : l’Œdipe ment si on y a recours pour recouvrir la défaillance, le défaut de ce Grand Autre ou restaurer la transparence du rapport sexuel parental.

Dès lors, on peut supposer que lorsque le Pf. Freud vit débarquer, dans son cabinet, le père amenant son mouflet à la consultation, il ne put qu’y voir la traduction d’un sérieux camouflet qui revenait là et la manifestation d’une certaine bêtise qui lui revenait aussi, à lui... la sienne bêtise, oui, la sienne : décidément, quelle sottise de ma part d’avoir pris la place d’un conseiller conjugal et d’avoir donné ma caution à cette alliance et à cette conception... Malédiction ! Ce projet que j’ai voulu embrasser m’a complètement débordé, j’ai joué les apprentis sorciers. Mais on peut également conjecturer qu’il se reprit et se ressaisit très vite, voyant, là, l’occasion d’encastrer toute cette histoire (de couvrir l’événement) dans une conception interprétative œdipienne. Dès lors, la phobie de cet enfant, qualifiée dans un premier temps de bêtise, cette bêtise sera requalifiée d’Œdipe. Le nom d’Œdipe recouvrira désormais la bêtise, Œdipe sera un nom de la bêtise de Freud, Œdipe sera la bêtise.


L’AVERSION DU CHEVAL FREUDIEN


Comment se fait-il que cette multiplicité sensorielle (visuelle au regard de la couleur noire de la tache sur le museau, auditive en rapport avec la peur du bruit d’un charivari, cinétique dans l’angoisse du décrochement des voiures), comment se fait-il que cette résonance polyphonique du signifiant « cheval » supportant des identifications permutantes (la mère, Anna, Hans lui-même, le père) branchées elles-mêmes sur un montage pulsionnel fait de multiples intrications (tomber/mordre/s’atteler/se détacher...) ait été rabattue sur l’exclusive interprétation d’une angoisse de castration représentée par la valeur substitutive de ce fameux cheval ? Se fixer à ces représailles œdipiennes (c’est la manœuvre interprétative de Freud) suppose de prélever dans toute cette série la motion pulsionnelle de la morsure (mais qu’est-ce que l’angoisse d’être mordu ?) et la rapporter à la figure paternelle en privilégiant l’aspect scopique de ce noir autour des yeux comme rappelant les binocles et les moustaches du père, sans voir que... peut-être, soi-même, on pourrait être inclus dans le tableau, à la fois dans sa dimension spéculaire comme porteur des traits, des mêmes traits (si le Cher Professeur fréquentait la famille, son visage n’était pas inconnu pour Herbert) et comme, par ironie signifiante, mordante et persiflante, le Pf. Pferd, le Professeur Cheval. Par ailleurs, la venue au monde de cet animal dans le champ analytique tombait à pic ou à point nommé pour le Pf. Freud ; ce bienvenu cheval va lui permettre de construire le mythe de Totem et Tabou :

Dans le premier volume du Jahrbuch, j’ai publié « L’analyse d’une phobie d’un garçon de cinq ans », dont l’observation m’a été obligeamment communiquée par le père. Il s’agis- sait d’une peur des chevaux telle que l’enfant hésitait à se montrer dans la rue. Il craignait de voir le cheval entrer dans sa chambre pour le mordre. On trouva plus tard qu’il y voyait une punition pour la chute (la mort) qu’il souhaitait au cheval. Lorsqu’on eut apaisé la crainte que l’enfant éprouvait devant le père, on s’aperçut qu’il avait lutté contre le désir de l’absence (le départ, la mort) du père. Ainsi qu’il le fit nettement comprendre, il voyait dans le père un concurrent lui disputant les faveurs de la mère vers laquelle étaient vaguement dirigées ses premières impulsions sexuelles. Il se trouvait, par conséquent, dans la situation typique de l’enfant mâle, situation que nous désignons sous le nom de complexe d’Œdipe et dans laquelle nous voyons le complexe central des névroses en général. Le fait nouveau que nous a révélé l’analyse du petit Hans est très intéressant au point de vue de l’histoire du totémisme : l’enfant a notamment transféré sur un animal une partie des sentiments qu’il éprouvait pour le père.


La version freudienne du cheval suppose que l’Œdipe est en place mais que c’est à travers le cheval, comme substitut du père, que se manifeste l’angoisse d’être châtré. La lecture de la phobie dite aussi bêtise reste enchâssée, encastrée dans la version du père œdipien.


LA VERSION LACANIENNE DU CHEVAL


Le commentaire lacanien fait plutôt valoir que c’est parce qu’il y a défaillance, carence du père dans sa fonction d’agent de la castration, qu’apparaît ce signifiant phobique du cheval, dans une logique de vicariance :


Freud tenait la fonction de l’élément phobique pour homogène à la fonction primitive qu’avait isolée l’ethnographie de son temps, celle du totem. Cela n’est probablement plus tenable à la lumière du progrès actuel de l’anthropologie structurale, où le totem ne joue plus un rôle prévalent et axial et sera remplacé par autre chose. Mais pour nous analystes, dans notre expérience pratique – et pour autant qu’en fin de compte, ce n’est guère que sur le plan de la phobie que Freud a manifesté d’une façon claire que le totem prenait sa signification dans l’expérience analytique – nous avons néanmoins à le transposer dans une formalisation qui soit moins sujette à caution que ne l’est la relation totémique. C’est pourquoi j’ai introduit la dernière fois ce que j’ai appelé la fonction métaphorique de l’objet phobique. C’est dire que l’objet phobique vient jouer le rôle qui, en raison de quelque carence, en raison d’une carence réelle dans le cas du petit Hans, n’est pas rempli par le personnage du père. Ainsi, l’objet de la phobie joue-t-il le même rôle métaphorique que celui que j’ai essayé de vous illustrer par cette image : sa gerbe n’était point avare ni haineuse. Je vous ai montré comment le poète utilisait la métaphore pour faire apparaître dans son originalité la dimension paternelle à propos de ce vieillard déclinant, pour le revigorer de tout le jaillissement naturel de cette gerbe. Dans cette poésie vivante qu’est à l’occasion la phobie, le cheval n’a pas d’autre fonction.

Toutefois, même si Lacan s’appuie sur la structure du mythe décrite par Lévi-Strauss, pour formaliser les transformations et les permutations aboutissant à l’émergence de la métaphore paternelle sous l’espèce suppléante du cheval, il ne se détache pas vraiment d’une certaine œdiposité au célèbre mythe. C’est comme si le signifiant cheval, lourdement chargé, saturé et sursaturé en références mythiques et sédimentations étymologiques (hippos) qui croisent son chemin, faisait aimantation par enchâssement et incrustation dans la langue grecque : c’est ainsi que dans la séance du 22 mai 1957, la question de l’absence/carence du père cristallise, s’écrit littéralement avec des lettres de cette langue, le petit sigma (grec, justement, )désignant l’effectuation d’une symbolisation de l’absence du père (p°) opéré par grand I, le signifiant autour duquel la phobie ordonne sa fonction... ça s’écrit : I (s p°) et ça peut aussi se lire comme une opération qui s’anagrammatise en Ip°s (ipos) ou hippos, le dit cheval. Par ailleurs, le 19 juin 1957, Lacan écrira l’élément de médiation métaphorique qu’est le cheval : I avec un esprit rude qui rappelle le H de toute la descendance étymologique grecque concernant l’univers du cheval.

FLÛTE, JE L’AI ÉPOUSÉE... ET JE LUI AI FAIT UN ENFANT !


C’est précisément cette observation du petit Hans que Lacan rappelle pour parler de la façon dont la mère fait cas de la parole du père. Ecoutons-le :


Rappelez-vous le petit Hans l’année dernière. Le père est tout ce qu’il y a de plus gentil, il est tout ce qu’il y a de plus présent, il est tout ce qu’il y a de plus intelligent, il est tout ce qu’il y a de plus amical pour Hans, il ne me paraît pas avoir été du tout un imbécile, il a mené le petit Hans à Freud, ce qui à l’époque était faire preuve quand même d’un esprit éclairé. Le père est néanmoins totalement inopérant, pour autant qu’il y a une chose qui est tout à fait claire, c’est que quelles que soient les relations entre ces deux personnages parentaux, ce que dit le père, c’est exactement comme s’il « flûtait », j’entends auprès de la mère.

Ce « flûter », outre la note légèrement désuète et surannée qui résonne dans son usage, est assez savoureux à entendre quand il s’adresse à cet homme engagé dans la passion de la musique ! « Alors, tout ça, ce mariage, ce que m’a dit Freud, nos rapports sexuels, cette paternité, tout ça n’aura été que du pipeau tant les dés étaient pipés d’avance... Ah ! si j'avais su! ». Dès lors, la forfaiture dudit père ne porte pas sur une position d’interdit œdipien qu’il ne tiendrait pas ou que la mère ne lui laisserait pas occuper, mais plus fondamentalement sur le cas qui a été fait d’une déclaration paternelle qui advint, on pourrait dire, à son corps défendant, ou comme rattrapage d’une alliance bâtarde et foireuse. L’enfant pouvant alors être offert, livré au caprice de la mère comme rattrape bêtise... ce qui, bien entendu, ne fait qu’en rajouter sur la bêtise, ne fait que rajouter une bêtise de plus. S’il y a leurre autour du phallus, c’est qu’il a été, pour le moins, mal gagé ou engagé sur la scène érotique parentale. On pourrait dire que Herbert, pour bloquer tous les circuits, mettre en échec et paralyser les pièces du système, pour dire « halte » et « stop » à ce qui se fomente dans différents lieux autour de lui, jouerait sa partie, jouerait son coup avec le cheval. C’est la parade de ce petit garçon. Il se ferait le charivarisseur de toutes ces diagonales qui règlent et dérèglent sa position.


UNE AUTRE SCÉNOGRAFIE

Imaginons qu’un beau jour, Herbert Graf se décide à adresser une lettre d’outre-tombe au Pf. Freud qui se permit d’établir un pronostic sur son devenir professionnel :


Cher Professeur

Mon père a pu me retransmettre que vous lui avez confié que, plus tard, je serai assurément intéressé par la cavalerie. Eh bien, il n’en a rien été! Je peux aisément comprendre ce qui a pu vous conduire à hasarder un tel pronostic, un peu cavalier, mais je dois vous dire que, pour le cheval, ça va, j’ai déjà donné et, si vous permettez, j’en ai soupé. Malgré le fait qu’on aît pu considérer autour de moi que c’était une bêtise (vous savez, je n’en suis pas à une bêtise près), j’ai préféré m’intéresser à la mise en scène d’opéra. Je ne sais pas du tout comment vous prendrez ou vous interpréterez la chose. Peut-être n’était-ce pas aussi imprévisible que ça ?

Jacques Lacan ( séminaire La relation d’objet, séance du 5 juin 1957) ne fut pas en reste pour se livrer, lui aussi, à ce délicat exercice du pronostic. Il le fit dans le domaine du devenir sexuel du petit Hans :


« Le petit Hans se situe dans une certaine position passivée, et quelle que soit la légalité hétérosexuelle de son objet, nous ne pouvons considérer qu’elle épuise la légitimité de sa position. Il rejoint là un type qui ne vous paraîtra pas étranger à notre époque, celui de la génération d’un certain style que nous connaissons, le style des années 1945, de ces charmants jeunes gens qui attendent que les entreprises viennent de l’autre bord – qui attendent, pour tout dire, qu’on les déculotte.Tel est le style dont je vois se dessiner l’avenir de ce charmant petit Hans, tout hétérosexuel qu’il paraisse. [...] Le petit Hans ne sera pas autre chose qu’un chevalier, un chevalier plus ou moins sous le régime des assurances sociales, mais enfin un chevalier, et il n’aura pas de père. Et je ne crois pas que rien de nouveau dans l’expérience de l’existence ne lui donne jamais.
« Disons que si au lieu d’avoir eu une mère juive, il avait eu une mère catholique et pieuse, le petit Hans eut été doucement conduit à la prêtrise, sinon à la sainteté ».

Herbert Graf n’a pas suivi la voie des signifiants qu’on pouvait lui prédire mais il a, dans sa vie, innové en inventant de nouvelles formes de mises en scène. Nous nous trouverions alors dans la position suivante : réécrire ce cas serait lui redonner la mise en scène d’un typograf qui tenterait de faire valoir ce texte avec l’art de celui dont il parle ! Nous n’avons pas, dans les différentes citations du cas, donné de références précises pour laisser le lecteur pratiquer un passage de langues, jouer sur les traductions entre le Jahrbuch, la Standard Edition, les traductions françaises de Marie Bonaparte ou d’André Bourguignon (Œuvres Complètes n° IX). En tout cas, il nous semble que ces textes écrasent, rabotent totalement le dispositif polyphonique de l’énonciation en ne permettant pas de repérer l’agencement transférentiel : mais qui parle donc ? Le père, Freud ? Au fait, quand vous lisez, sauriez-vous dire à qui sont les commentaires, les dessins ou les notes ?

Un travail de réécriture supposerait un autre bâti, une autre ponctuation, exigerait de marquer, dans un jeu d’intervalles, cette composition plurielle de la parole, de scander ce qui revient aux uns et aux autres... de distinguer également les différents modalités de cette énonciation : il y a les pensées, les fantaisies, les rêves du petit Hans, il y a des lettres, aussi, qui font que le régime de ce cas ne peut se décliner que sur le mode d’une partition. Ce serait une façon de redonner au cas sa visibilité et d’établir en quoi le chevauchement de l’énonciation, les croisements d’énoncés relèvent de chausse-trappes qui s’apparentent plutôt à une mise en scène de liaisons dangereuses, celles que Freud a pratiquées avec le foyer Graf, dans un mélange de conceptions, celles que la psychanalyse a nouées avec la famille et qu’elle a couvert par ce laïus œdipien, sous le nom d’Œdipe comme prêt à penser, comme rattrape bêtise ou panse bête.


Épilogue


Herbert Graf eut deux enfants de deux alliances différentes:

- Werner Graf avec une femme nommée Lisselote Austerlitz

- Hanna Katrina Graf avec une autre femme, Margot Thuering


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