Ce terme qui n’en finit pas d’infliger un démenti à toute claire compréhension en demeurant toujours en souffrance, sévit abondamment dans le champ psychopathologique. Il provient de l’auteur d’une œuvre littéraire La Vénus à la fourrure, dont le nom de l'auteur a déterminé cette nomination. Ce patronyme composé, Sacher-Masoch, a pu, par assonance, entraîner une contamination avec le nom de Sade, et produire le trait d’union d’une entité englobante[1] (sado-masochiste) préjudiciable à l’originalité de cette œuvre et à la singularité de la scène masochiste, à la différence de la scénographie sadienne. Le « se faire mal » ou le « se faire faire mal » masochique ne sont pas le simple retournement du « faire mal » sadien. Ils participent de positions philosophiques différentes, d’intensités hétérogènes.
La Vénus à la fourrure est un roman qui ne peut être isolé du contexte dans lequel il se situe. Il s’inscrit dans un cycle de plusieurs nouvelles , intitulé Le Legs de Caïn. Les divers chapitres traitent de différents thèmes s’articulant autour d’une thématique généalogique, violente et meurtrière : l’amour, la propriété, l’argent, l’État, la guerre, la mort. L’auteur cherche, tout particulièrement, à trouver une solution à la problématique sexuelle, à la possibilité d’une union morale, d’un fondement et d’un amour durable entre l’homme et la femme. Pourquoi cette alliance, dans une aimable certitude, ne serait pas insouciante, légère, reposée, plaisante au lieu de virer à l’affrontement impitoyable ? Se pourrait-il qu’une égalité homme/femme, dans le partage d’un travail commun, permette qiue « tour à tour, ils soient commandants et commandés et que mutuellement, ils se dominent et se servent ». Pourtant, du tableau brossé et de cette large fresque, il ressort et il s’avère que toutes ces solutions envisagées participent de l’illusion. L’amour, c’est la guerre des sexes et il y a peu de chances de sortir de cette lutte à mort entre
1/ Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, paris, Minuit, 1967.
les protagonistes. Rivaux implacables, l’homme et la femme font mine d’oublier leur hostilité naturelle et foncière, dans un court moment de vertige illusionnant, pour se déchirer à nouveau et repartir au combat. Dès lors, il serait fou d’espérer passer un pacte durable entre ces deux ennemis éternels. Il serait arrogant et présomptueux de changer ces lois, implacables et incontournables de la nature. Seule la loi de la reproduction naturelle serait susceptible de sceller une alliance pour la vie autour des soins donnés à l’enfant par le couple formé d’un père et d’une mère. Il y aurait ainsi un côté rédempteur de la femme qui sauve l’homme de la mort en le faisant renaître dans l’enfant, à la manière de la mystérieuse naissance du Christ. Ici, nul impératif de jouissance destructrice comme le prône Sade dans sa condamnation de toute vie qui pourrait se reproduire et nul tropisme de retour à l’inanimé comme dans la pulsion de mort freudienne. La thèse, la solution masochique se donnent comme prothèse, supposée garantie à la maldonne entre les hommes et les femmes. Il faut donc prendre acte d’un hiatus irrémédiable, d’un schisme consommé entre les différents partis et il apparaît hérétique de vouloir pacifier cette relation par un hypothétique engagement (à l’éthique trompeuse ou inauthentique) qui prendrait la forme leurrante du mariage. On ne peut se fier à la fidélité ou constance des sentiments, tant la mouvance, le côté primesautier de l’amour objectent à toute parole symbolique durable. À la demande de Séverin qui « la prie d’être sa femme fidèle et loyale » représentant son idéal qui ne souffre aucune réserve ou atténuation, Wanda lui répond qu’il est en train de se leurrer. Elle ne croit pas à la durée de ses sentiments et des siens propres. Il n’y a que frivolité, inconstance, légèreté et « passagéreté » Au final et en désespoir de causse, il finit par la supplier dans un appel à se mettre sous son joug, à se « conjougaliser » s’engageant dans une totale soumission. Se vouer, en tant qu’esclave, pouvant être piétiné, fouetté par cette Vénus à la fourrure, se plier à la domination diabolique d’une despote qui peut faire de lui ce qu’elle veut, serait la parade masochique à la versatilité du désir et aux coups fourrés de l’amour. Se faire attacher dans l’espoir d’un attachement quasi immortel qui ne pourra être délié par parjure ou tromperie. Endurer encore et encore pourvu que cet engagement dure éternellement.
Alors, dis-je, poussé à bout, si cela est en vous, suivez la pente de votre nature, mais pas à moitié ; et, si vous ne pouvez être une épouse fidèle et bonne, soyez le diable.
Qu’elle le possède sans conditions, à n’importe quel prix, pour que cette appropriation, cette capture le garantissent de l’ angoisse de la perdre.Ainsi, suppute-t-il, elle ne lui échappera pas. Pour Séverin, le « paraphe [2] » masochiste relève du succédané, s’avère une parade bouffonne, tragi-comique [3] (le jeu n’étant pas exclu dans le maniement sérieux ou facétieux du fouet) une prothèse contre la cruauté de l’infidélité de l’amante qui risquerait de miner cet amour. La supposition d’une tromperie, d’une trahison, serait diablement plus cruelle que la plus extrême des humiliations. Et justement, cette marge de semblant et d’incertitude ne donnent pas la totale assurance, la garantie absolue de la signature d’un contrat qui pourrait protéger de toute ambiguïté, de tout malentendu. La demande contractuelle de mépris, à tout prix, n’exclut pas le retour d’une méprise. Là, est la limite de l’exercice et de l’épure masochique.
- Fouette -moi, je t’en prie, c’est pour moi un délice.
- Oui, parce que tu sais bien que ce n’est pas sérieux , réplique-t-elle et que je n’ai pas le cœur de te faire mal. Ces jeux barbares me répugnent. Si j'éais vraiment la femme qui cravache son esclave, tu serais rempli d'horreur.
Notes
2/ Il existe dans le livre de Sacher-Masoch, à la fin du contrat, un paragraphe biffé qui stipulait de possibles intermèdes ou répits à ces périodes de servitude. À l’expiration de six mois, les deux parties auraient pu considérer comme forcloses les clauses précédentes et revenir à leur ancienne liaison amoureuse. La version définitive ne mentionne plus ces interruptions comme si devait être assurée la continuité de la soumission comme garantie absolue.
3/ Leperformer américain Bob Flanagan,était enfant, attaché, pourqu’on puisse introduire des aiguilles dans sa poitrine et retirer, ainsi, les mucosités accumulées. Sa mucoviscidose le faisait souffrir de l’estomac et il n’avait d’autre parade que de transformer cette douleur en orgasme, la calmant en se masturbant., par frottement sur les draps. Plus tard, dans ses performances, effectuées en public, il clouait son scrotum sur une planche de bois, jubilant que des spectateurs s’évanouissent alors que cette position des testicules ne fait pas vraiment souffrir. Il pouvait aussi transpercer son pénis, lui attacher des poids ou des pinces à linge, entretenant le trouble entre le réel de la souffrance et le semblant d'une mise en scène.
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- Tu peux sérieusement faire tout ce que tu veux de moi.Piétine- moi ! dis-je en me jetant devant elle, la face contre terre.
- Je hais tout ce qui est comédie, dit Wanda avec impatience
- Alors, maltraite-moi, vraiment. Silence inquiétant.
Le contrat masochique ne saurait offrir une assurance tout- risque contre les avatars du désir et de l’amour comme pourrait le laisser supposer le recours à un contrat de mariage.
Versions freudiennes du masochisme
Une première occurrence, dans l’approche freudienne du masochisme, nous est donnée dans l’article de Freud intitulé : On bat un enfant et sous-titré, prudemment : Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles [4 ]
4/ S.Freud,«Un enfant est battu»in Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1981, p. 219-243.
Le pronom indéfini « on » et l’article indéfini « un » redoublent l’indétermination par déguisement de la scène primordiale : qui bat ? qui est l’enfant battu ? Est- ce l’auteur du fantasme ou un autre enfant ? Y- a- t- il un, ou plusieurs enfants ? Le tableau clinique de ce fantasme (dont le sentiment de honte ou de culpabilité, nous dit Freud, paralyse son aveu) s’articule autour d’un triptyque commenté en trois temps :
1/ la première phase de ce fantasme de fustigation ne semble pas présenter de traits masochiques. Elle se condense dans la phrase suivante : le père bat l’enfant haï par moi (il peut s’agir d’un frère ou d’une sœur honnis dans la « frérocité » de la rivalité et de la jalousie).
2/ le deuxième montage a un caractère indubitablement masochique. Elle s’énonce ainsi : je suis battue par le père. On peut remarquer que Freud accorde l’adjectif au féminin ! Il considère que cet énoncé n’a pas vraiment d’existence réelle, qu’il relève d’une construction dans l’analyse, mais qu’il est crucial et lourd de conséquences.
3/ la troisième séquence ne fait plus du père l’agent exclusif de la fustigation. Il s’agirait plutôt d’un professeur [5] (substitut paternel ?) qui battrait plusieurs enfants (châtiments, humiliations).
Ces fantasmes sont porteurs d’une forte excitation sexuelle (onanisme) liée au « battre » dont la source demeure énigmatique. Freud commence par rabattre le premier temps sur le souhait de l’amour exclusif du père : s’il bat cet autre enfant, c’est qu’il n’aime que moi. Ce triomphe sur le rival ou la rivale se paye par le retournement d’une punition, d’autant que cet amour se transforme en tropisme libidinal et ce vœu incestueux se voit châtié par la fustigation qui devient le succédané de cet attrait interdit.
Freud « avoue » que cette version oedipienne du masochisme6 (surtout côté fille) participe d’une construction qui paraît surdéterminée par ce qu’il entend des rêveries de sa fille Anna qu’il a pris en analyse ! Redoublement qui ne peut que faire flamber l’interprétation incestueuse. La psychanalyse n’est pas exempte d’interrogations sur les liaisons dangereuses qu’elle suscite dans les transferts et les modes de transmission dans ses écoles.
Dans la séance du 11 janvier 1967, d’un séminaire non publié La logique du fantasme, Jacques Lacan commente ce texte freudien. Il se dit peu surpris du fait que l’enfant ne puisse avouer qu’il s’agisse de lui dans la mesure où le sujet et sa position pulsionnelle demeurent indéterminés quant à la place fantasmatique qu’ils occupent comme si une scène les représentaient pour une autre scène, dans le montage et les permutations des protagonistes. Cette scénographie montre ça. Pour Lacan, le ça, c’est tout ce qui n’est pas l’assise du je, le pas-je, le reste de la structure grammaticale où le sujet est en instance de se repérer. Le « battre » sous la forme d’un ça bat constitue le battement du sujet, l’énigme et la surprise d’un : mais qu’est-ce que je suis donc ?
Notes
5/ On peut retenir, ici, que sur la scène scolaire se jouent souvent des transferts qui font écho à la répétition parentale. Quand on parle de phobie scolaire, il est difficile de préjuger ce sur quoi porte l’angoisse et quel est le lieu du symptôme.
6/ Marie Bonaparte a proposé une autre lecture de ce fantasme en considérant (suivant l’équivalence de l’enfant et du petit pris comme pénis) qu’il s’agirait plutôt de châtier l’excitation clitoridienne trop masculine pour dégager la voie vers la jouissance vaginale, profondément féminine.
Où je suis ? Lacan fait également remarquer que ce triptyque s’articule autour du montage pulsionnel de la pulsion scopique : qu’est-ce que regarde l’enfant, qu’est-ce qui le regarde dans tout ça ? Le second prélèvement autour de l’abord freudien du masochisme, concerne son texte : Le problème économique du masochisme [7 ] paru en 1924:
7/ S. Freud, « Le problème économique du masochisme » in Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1981, p. 287-297.
Ce développement s’articule en trois volets :
- le masochisme érogène se présente comme une stigmatisation corporelle qui est composée d’amalgames, d’alliages variables dans leur titre, leur proportion, entre pulsion de vie et pulsion de mort. Selon le principe de constance et d’homéostasie, tout déplaisir devrait coïncider avec une élévation de la tension tandis que tout plaisir se caractériserait par l’abaissement de l’excitation. Or, le masochisme objecte fondamentalement à cette partition et Freud n’exclut plus qu’il existe des tensions qui s’accompagnent de plaisir (dans un rythme de détente et de chute comme l’acte sexuel). C’est plutôt le mélange de ces intensités (douleur exquise) qui autorise à parler d’une économie de la jouissance. Être bâillonné, attaché, fouetté marque sur le corps des traces, une stigmatisation, des cicatrices qui inscrivent souillure ou rabaissement.
- le masochisme féminin qualifié curieusement par Freud « du moins énigmatique de tous ». Est-il recevable que la femme soit encline à la soumission, à la passivité du fait de sa position dans le coït et en raison des blessures qu’elle subirait dans l’expérience blessante de la castration et les douleurs de l’enfantement ? Cette thèse paraît aujourd’hui passablement vintage et idéologiquement datée, s’inscrivant dans les représentations de la société viennoise au temps freudien. On peut quand même remarquer, à la décharge de Freud, que l’énonciation se veut fort précautionneuse, puisqu’il entoure cette
assertion de circonlocutions atténuantes :
ce que j’ai nommé pour ainsi dire, a potiori [8] « masochisme féminin », cette forme de masochisme dont tant d’éléments, pourtant, renvoient à la vie infantile.
8/ Cette locution renvoie à un usage logique dans la scolastique : res denominantur a potiori parte (les choses reçoivent leurs noms et leurs caractères des qualités qui y prédominent). On trouve aussi l’expression : a potiori fit denominatione.
- le masochisme moral par lequel le sabot de la répétition, son tirage, sabote le destin du sujet, soit par sur-moi implacable, besoin de punition, tourments du remords et de la faute, soit par bénéfice secondaire d’une complaisance au ratage : une névrose qui a défié tous les efforts thérapeutiques peut disparaître quand la personne est tombée dans la détresse d’un mariage malheureux, a perdu sa fortune ou a contracté une redoutable maladie organique.
En ce sens, la compulsion masochique ne relève pas d’une entité clinique soi-disant perverse, close sur elle-même, mais infiltre toute cure analytique (dans ses tonalités répétitives). Elle constitue probablement le tournant et l’enjeu d’une fin d’analyse.
L’insistance répétitive ou l’au-delà du symbolique chez Jacques Lacan
Dès la deuxième séance du séminaire de Jacques Lacan intitulé Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, un des auditeurs, J.B. Pontalis, fait remarquer toute l’ambiguïté contenue dans cette approche freudienne de la répétition qui peut amalgamer, d’une part, une notion d’automatisme, de mécanisme tendant vers une stagnation (le trauma ou la compulsion à l’indésirable) et d’autre part une tension qui pourrait être source, au contraire de relève et de progrès (le jeu de la bobine). Il s’agirait donc de lever cette équivoque entre fonction restitutive de la répétition (tropisme régressif qui fait retourner à...) et tendance répétitive (aimantation de ce qui fait retour...). S’il y avait dans cette régulation mécanique, homéostatique, retour automatique, symétrique à une position d’équilibre (modèle énergétique) alors, il y aurait une analyse du moi qui serait l’analyse de l’inconscient à l’envers (topologie spéculaire, inverse, binaire d’un envers et d’un endroit). Or, nous dit Lacan, justement, poser un «au- delà du principe de plaisir» objecte à cette réduction à un principe d’opposition charge/décharge et suppose de recourir à une formalisation hétérotopique qui décale l’axe imaginaire du moi de la dimension répétitive où fait retour la question du sujet.
Or, s’il y avait symétrie, réciprocité, couplage parfait des deux systèmes, si les processus primaires et secondaires étaient bien l’inverse l’un de l’autre, ils ne feraient plus qu’un et il suffirait d’opérer sur l’un pour opérer en même temps sur l’autre. [...] Freud écrit justement Au-delà du principe de plaisir pour expliquer qu’on ne peut en rester là [10 ]
Ce qui amène Lacan à proposer le terme d’insistance pour caractériser cette tendance répétitive et l’écarter de tout paradigme neuro-énergétique :
La notion d’automatisme résonne chez nous de toute une ascendance neurologique. Ce n’est pas ainsi qu’il faut l’entendre. Il s’agit de compulsion à la répétition et c’est pourquoi je fais du concret en introduisant la notion d’insistance [11]
10/ J. Lacan, séminaire cit., séance du 12 janvier 1955, p. 83 11/ J. Lacan, séminaire cit., séance du 15 décembre 1954, p.79.
Jean Hyppolite, présent à ce séminaire, fait remarquer combien cette assimilation entre «au-delà du principe de plaisir» et «pulsion de mort» paraît étrange, énigmatique, assorti de cette idée de «retour à la matière». Cet instinct de mort pousserait à l’extinction totale à l’inanimé. Il est vrai que l’on peut supposer que la tendance à se saboter, à gâcher, bousiller, nécessite qu’un bord se maintienne, qu’une limite opère pour que la persistance de ce «plus de jouir» ne cesse pas dans la jouissance à jamais perdue d’une destruction absolue. Hippolyte note que c’est aussi, pour Freud, la décomposition, la désintrication des composantes pulsionnelles (vie/mort) qui pousse au mortifère. Lacan répondra alors par une nouvelle équivalence qui peut apparaître à ce moment-là comme subversive et paradoxale. Il avance alors que justement, cet automatisme de répétition n’est pas à prendre comme un automatisme instinctuel mais comme l’autonomie de l’au-delà du symbolique qui insiste en tant que mortifié, en souffrance, parce que non-réalisé. C’est au moment où dans la tragédie de Sophocle, Oedipe à Colone, le héros tragique réalise l’insu de son destin (il n’est plus rien) qu’il devient un homme maintenant reconnu dans sa malédiction, alors que le chœur lui renvoie cete fatalité : plutôt ne pas être né ! L’au- delà du principe de plaisir est renommé par Jacques Lacan : «au-delà d’ Œdipe». Le besoin de répétition appartiendrait donc au registre du symbolique. Pour que le non-être vienne à être, il pousse à être reconnu par la reconnaissance de l’ordre symbolique.
L’instinct de mort n’est que le masque de l’ordre symbolique, en tant - Freud l’écrit – qu’il est muet, c’est à dire en tant qu’il ne s’est pas réalisé. Tant que la reconnaissance symbolique ne s’est pas établie, par définition, l’ordre symbolique est muet. L’ordre symbolique à la fois non-étant et insistant pour être, voilà ce que Freud vise quand il nous parle de l’instinct de mort comme de ce qu’il y a de plus fondamental, un ordre symbolique en gésine, en train de venir, insistant pour être réalisé [12]
L’ordre ici n’est pas à entendre comme une orthodoxie mais comme une loi de séries et de successions. La mortification silencieuse de la pulsion de mort se manifesterait par son mutisme dans la mesure où ce non-né reste en souffrance, en couches, n’a pas muté entre possible avortement ou probable délivrance [13]
Notes
12/ J. Lacan, op.cit., séance du 29 juin 1955, p.375. 13/ J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, séance du 22 janvier 1964, p.25 : «L’inconscient d’abord, se manifeste à nous comme quelque chose qui se tient en attente dans l’aire, dirais-je, du non-né. Que le refoulement y déverse quelque chose, n’est pas étonnant. C’est le rapport aux limbes de la faiseuse d’anges».
Se faire mal
Le nom d’une faute
Elles déambulent dans les couloirs des hôpitaux, le visage émacié et d’une pâleur extrême. Elles souffrent d’une anémie qui met au défi les médecins d’en trouver l’étiologie et de proposer le traitement adéquat. En raison de leur duplicité (elles se maltraitent et se révèlent également maltraitantes à l’égard de celles et ceux qui veulent les soigner) le savoir médical les épingle d’un pseudo-diagnostic qui les range dans la catégorie des « pathomimies », à titre de maladie factice. Oui, elles se font mal. Elles sont tenues pour responsables de l’état pathologique qu’elles se créent, en opérant des ponctions ou des spoliations de sang sur différents endroits de leur corps ou en absorbant moult anticoagulants voire en pratiquant des garrots bloquant la circulation de leur sang. Mais de quoi, au juste, répondent-elles, de quelle résonance se font-elles l’échographie ? Elles apparaissent « médicamenteuses », transformant (au double sens du pharmakon grec[15] ) le remède qu’on leur offre en poison. Ainsi, leur fausseté empoisonne les soignants, leur tromperie irrite. Ce tableau clinique a du être suffisamment fascinant pour qu’un professeur émérite de médecine, Jean Bernard, fasse le rapprochement de cette conduite avec le personnage romanesque d’une nouvelle de Barbey d’Aurevilly, Une histoire sans nom[16]. Lui, ne laissa pas cet état sans nom et nomma cette pathologie : syndrome de Lasthénie de Ferjol, du nom de cette héroïne que sa mère découvrit morte après que sa fille se soit lentement tuée en s’enfonçant des aiguilles dans la région du cœur,
15/ Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon » in La dissémination, Paris, Points, 1972.
16/ Barbey d’Aurevilly, Une histoire sans nom, Paris, Folio, 1973.
perdant par là même régulièrement son sang. Cette nomination résulte sans doute de cette fascination pour cette jeune femme languissante, comme si la fiction pouvait illustrer esthétiquement un cas strictement médical. Ici, le commentaire littéral du texte fictionnel essaiera de dépasser cette référence analogique en retournant le jeu citationnel : et si cette nouvelle recelait l’interprétation de cet alliage entre la malignité et la duperie mises en jeu, par ces « malades », dans leur transfert au savoir. C’est dans un petit village situé dans les monts du Forez que vivaient Lasthénie de Ferjol et sa mère. Ces montagnes étreignaient cette bourgade encaissée tout au fond d’un creux comme les parois d’un calice au fond duquel elle aurait été déposée. Un chemin qui descendait à pic et se tordait sur lui-même comme un tire-bouchon en permettait l’accès. Cette impression d’abîme devait donner aux habitants, nous dit l’auteur, une sensation d’étouffement et d’angoisse. La Baronne de Ferjol, d’origine normande, s’était retrouvée dans ce « trou de fornica leo[17] »
17/ Le fornica leo creuse un trou dans le sable pour qu’y tombent les insectes qu’il dévorera.
consécutivement à une folie d’inclination conclue par un mariage avec le Baron de Ferjol. Après un « badinage consommé » , Melle d’Olonde qu’on disait si fière, s’était faite enlever par ce homme qui, très vite, mourut jeune, laissant sa femme, au fond de cet entonnoir de montagnes, se morfondre, tapie dans la douleur de son veuvage. Elle reporta l’ardeur de ses sentiments sur sa fille, mais, elle ne les montra pas à cet enfant qu’elle aimait encore plus parce qu’elle était la fille de son mari que parce qu’elle était la sienne à elle – plus épouse que mère jusque dans sa maternité ! Lasthénie de Ferjol, dont le prénom donnait la tonalité d’un charme alangui, à la limite de la fatigue ou de l’épuisement, n’avait d’autre poudre que la cendre naturelle du plumage de la tourterelle, à la fauve mélancolie..Elle avait des yeux verts gris pâle qui est la nuance de la feuille de saule. Et de longs cils d’or bruni qui traînaient longuement sur ses joues pâles. Tout en elle était de la lenteur de ces cils. La langueur de sa démarche était de la langueur de ses paupières. Cette faiblesse divine ne pouvait que séduire les hommes forts et généreux qui s’agenouilleront toujours devant elle. Mais la langueur de cette fille témoigne d’une secrète souffrance, celle de ne pouvoir charmée par une langue maternelle et s’abandonner à la tendresse d’une mère, cette femme imposante et morne qui semblait vivre dans le silence du tombeau de son mari refermé sur elle.
En Mme de Ferjol circulait un sang qui, comme dans les cas mortels, s’épanche à l’intérieur faute de pouvoir couler par la plaie ouverte. Si le sang n’est pas sucé en aspirant fortement la blessure, alors, les sentiments peuvent irrémédiablement se coaguler, se mortifier.
Un événement vint jeter le trouble sur la morne quiétude de ces longues journées passées au fond de ce cul- de - sac. C’était le temps du Carême et donc un capucin, le Père Riculf était venu prêcher la bonne parole, mais ses évocations diaboliques de l’enfer avaient effrayé les fidèles les détournant de toute envie de confession avec lui. De plus, un beau jour, il était parti brusquement de la maison des Ferjol où il besogne était hébergé, sans autre forme de procès. La disparition énigmatique de cet homme pour le moins mystérieux intrigua, un moment, la mère et la fille Ferjol qui finissent par reprendre « le flot stagnant » de leur vie :
Leurs lèvres désapprirent son nom. Y pensèrent- elles sans en parler ? Dieu seul le sait. Cette histoire sans nom demeurait obscure.
Pendant ce temps-là, l’état de Lasthénie ne cessait d’empirer, son visage devenait de plus en plus pâle au point que la servante Agathe, d’origine italienne, croyait que ce capucin avait envoyé un mauvais sort, le mauvais œil d’une jettatura à Melle de Ferjol. Elle pensait qu’un prêtre plutôt qu’un médecin pourrait défaire la diabolique «besogne » du Père Riculf et exorciser cet envoûtement. Alors, la mère voulut en finir avec l’insupportable anxiété qui la dévorait concernant la santé de sa fille. Elle entra chez sa fille, la lampe d’une main, le crucifix de l’autre, en ses blancs vêtements de nuit, spectrale, effrayante : « Oh, fit-elle avec une indicible horreur, je ne me suis pas trompée. J’avais bien vu. Elle a le masque .Et dans un mouvement de fureur subite, elle leva tout à coup le crucifix, comme on lève un marteau, sur le visage de sa fille pour écraser le masque dont elle parlait. Et chose non moins horrible, c’est aussi contre son propre visage que cette femme exaspérée le retourna et l’abattit. Et puis, dans un premier mouvement d’expiation, elle baise les pieds du crucifix, déchire ses lèvres à ses clous et s’adresse à Dieu pour qu’il la pardonne de ne pas avoir assez veillé sur elle pour éviter cette grossesse. Le sang qui est versé est sacrificiel, il représente le croisement, le sang mêlé de leurs crimes réciproques. Mme de Ferjol, hors d’elle, se transforme, alors, en véritable bourreau de l’inquisition qui veut arracher, extirper à sa fille, souillée, dégradée,déshonorée, la vérité sur cette histoire, coûte que coûte. Inconcevable que cette histoire reste une histoire sans nom, un drame étouffant et étouffé entre deux femmes du même sang. La mère va tout faire pour savoir quel est le nom du père:«Avec qui, avec qui? Qui l’amis là, qui l’a mis là », répétait-elle en secouant rageusement les épaules de sa fille.
Ah! Fille hypocrite, je t’arracherai ce nom maudit, quand bien même il faudrait aller jusqu’au fin fond de tes entrailles, avec ton enfant.
Lasthénie ne pouvait réaliser qu’elle était enceinte. Elle croyait plutôt à des symptômes trompeurs, à une maladie inconnue, et surtout à une erreur monstrueuse de sa mère. Pourtant, un jour, elle sentit intérieurement le premier tressaillement de l’enfant que les mères heureuses appellent joyeusement « le premier coup de talon ». C’était donc, elle, la malheureuse qui s’était trompée et non sa mère à qui elle répondait, inlassablement, qu’elle ne savait pas, qu’elle ne comprenait pas cette histoire de grossesse. Mme de Frerjol interprétait le mutisme entêté de sa fille comme une honte supplémentaire à cette
grossesse puisque Lasthénie ne passait pas aux aveux, taisait le nom de l’homme probablement douteux. Et puis, revirement de situation : au lieu de charger exclusivement sa fille, de lui imputer toute la faute, la mère se reproche d’avoir été si dure avec elle, ne recule pas devant une certaine humiliation, en avouant sa propre culpabilité :
Je t’ai caché ma vie. Tu ignores, et le monde aussi, que moi, comme toi, ma pauvre fille, j’avais été coupable et faible et que ton père m’a enlevée pour m’épouser parce qu’il m’avait mis dans l’état où tu es. Ta faute à toi, ma propre fille est sans doute une punition et une expiation de la mienne.
Et en soulevant la main de sa fille, elle s’aperçut qu’elle n’avait plus au doigt la bague de son père, marque de cette alliance pécheresse qui aura pu susciter les talions et le courroux de Dieu. Les circonstances de la naissance de Lasthénie recoupent l’abus de grossesse dont elle est porteuse, maintenant, et qui lui retombe dessus quand elle tombe enceinte, à son corps défendant, à l’insu d’une répétition de destin entre fille et mère. Il aura fallu en passer par cette « conversion corporelle, viscérale, charnelle » pour que la vérité (occultée par une spoliation du sens) finisse par s’extraire et sortir du non-dit maternel. Après-coup, la scène où Mme de Ferjol se frappe et « se flagelle » avec un crucifix, arguant, comme justification qu’ elle n’a pas suffisamment protégé sa fille, apparaît comme un souvenir- écran qui cache la faute primitive, primordiale, essentielle concernant la conception de son enfant. Le sang coule entre elles dans la crucifixion de la faute qu’elles se renvoient en miroir, dans la spécularité d’une échographie. Poupées- ruses de l’insu. L’interprétation littérale de la fiction de Barbey d’Aurevilly pourrait permettre d’entendre le croisement de l’expiation et de la tromperie (se faire mal par faute, faire mal par dissimilation) que répètent les patientes dont on dit qu’elles présentent le syndrome de Lasthénie de Ferjol. Ça concourt à faire «récidive » à l’égard du corps médical et de son savoir dont on peut abuser la fiabilité. Le terme de l’accouchement approchait. Il fallait donc que la mère fasse le chemin inverse avec sa fille, qu’elle quitte ce « cul de basse fosse », cette bourgade encaissée des Cévennes, où elle s’était retrouvée en exil afin d’étouffer le scandale de sa propre grossesse,
demeurant dans la fausseté de la conception de Lasthénie. Elle allait pouvoir retrouver son Cotentin natal et ses herbages. Elle devait, par rapport aux rumeurs du village, garder le secret comme si la naissance de cet enfant la déshonorait, une nouvelle fois. Sur la route qu’elles empruntèrent, les cahots de la chaise de poste faisait horriblement souffrir Lasthénie et les postillons, obligés de ralentir, disaient avec mépris « qu’ils marchaient comme un corbillard ». Ils ne croyaient pas si bien dire, à double titre : la voiture qu’ils conduisaient renfermait presque une morte tandis que Mme de Ferjol ne pouvait s’empêcher d’ourdir le souhait d’une fausse- couche qui mettrait un terme à toute cette dissimulation. L’enfant que mit au monde, sa fille, ayant, sans doute, épuisé toutes les forces de Lasthénie, sortit d’elle, mort.Elle accoucha d’un cadavre qui se viderait d’un autre cadavre.
Lasthénie ne demanda pas à revoir l’enfant mort qu’elle venait de mettre au monde, s’en désintéressa totalement et n’en reparla jamais plus. Étrangement indifférente, détachée, elle ne manifesta aucun sentiment de maternité. C’est Mme de Ferjol qui se chargea de se débarrasser du cadavre, dernier signe accusateur de la faute de Lasthénie, en creusant une fosse dans un coin du jardin.
Était caché, à jamais, un enfant sans nom de cette lamentable histoire sans nom.
Mais sa fille garda le même accablement, la même pâleur, le même retirement, le même hébétement ou égarement qu’auparavant. Elle ne pardonnait pas à sa mère l’incrédulité à son innocence et son incriminationElle garda dans sa blessure ce poignard qu’il est impossible d’arracher quand on en a été frappé, et qui s’y soude et qu’on appelle le ressentiment.
Un jour, la servante et la mère découvrirent Lasthénie, immobile, la tête contre un mur. Et quand elles ouvrirent le corsage, elles découvrirent, l’horreur les prit :
Lasthénie s’était tuée, lentement tuée, en détail, et en combien de temps ? Tous les jours, un peu plus, avec des épingles. Elles en enlevèrent dix huit, fichées dans la région du cœur.
On retrouva le voleur de la bague qui n’était autre que le Père Riculf lequel avoua, dans une repentance ultime devant Dieu, son forfait : Lasthénie était somnambule comme Macbeth et ce fameux capucin avait profité d’un de ces accès somnambuliques ignoré par la mère (qui n’avait probablement pas lu Shakespeare) pour la violer par surprise et voler, de surcroît la bague. Elle était donc innocente. Cette nouvelle vint trop tard pour la mère qui s’accusa d’avoir achevé par la mort de sa fille le crime qu’avait commencé le Père confesseur.
Cette fiction du somnambulisme peut apparaître comme un artifice bien romanesque voire rocambolesque. Mais on peut interpréter ce biais narratif, ce subterfuge du récit comme la manifestation de l’inconscient, le retour de l’insu, un automatisme de répétition qui va « ré-acter » par cette autre scène, la question de la vérité sur la conception de Lasthénie. Ce génitif est à entendre tout autant dans sa valeur subjective (elle engendre un enfant) qu’objectif (elle a été la conception de sa mère). Toutes les deux sont liées par une fausseté, une falsification, une faute qui touchent cet état de parturiente.. Cette histoire peut demeurer« sans nom » au sens où elle rend caduque la viabilité symbolique d’un enfant qui ne peut être inscrit dans une nomination ou dans le sens d’une filiation. Il reste spolié du sang d’une descendance. Lasthénie se tue-t-elle de la blessure irréparable d’avoir été criminalisée par sa mère ou atteint-elle, par cet acte, une couche plus profonde, la question du désir d’enfant chez Mme de Ferjol quand elle a couché avec son mari ainsi que la tromperie qui a pu résulter de cette conception ?. En tant que mère, elle est décrite froide, ne faisant cas de Lasthénie qu’à travers le souvenir de son mari dont elle porte, inexorablement, le deuil. Toutes les deux se morfondent, se mortifient au fond de ce trou aspirant d’une bourgade cévenole où elles logent, étouffant leurs secrets sentiments. On peut remarquer aussi que l’intrigue de cette nouvelle ne donne pas une allure vivante au corps ou n’anticipe jamais sur la possible vie d’un enfant : Lasthénie attend un enfant dans un état de cadavre, sa mère spécule sur une possible fausse- couche et ce bébé meurt à la naissance. La représentation de l’enfant est toujours auréolée d’un souhait de mort, nimbée d’un vœu létal. Que chiffre le nombre de dix- huit aiguilles plantées dans le cœur ? Vers quelle hypothèse pourrait nous aiguiller cette notation ? Serait- ce le décompte de l’âge de Lasthénie et donc un renvoi à l’anniversaire devenu sanglant de sa naissance ?
Il est difficile de ranger le syndrome de Lasthénie de Ferjol sous le signe d’une pathomimie ou d’un trouble factice. Les ponctions de sang ne relèvent pas d’un sens blanc mais d’une stigmatisation du corps qui ne se présente pas comme une conversion hystérique, d’ordre métaphorique. Il ne s’agit pas de simulation (ces femmes blessent, perforent leur enveloppe corporelle) mais de la dissimulation d’un artifice duplice. Le « factice » porte plutôt sur le mensonge utilisé par leur tourment, dans la manipulation du corps médical sensé soigner leur anémie. Elles font semblant de leur accorder le pouvoir d’une restauration de leur corps, mais, en secret, elles embolisent leur puissance, les spolient de tout sens thérapeutique. Elles tiennent à ce qui ne soit pas pris soin de leur corps, perpétuant, clandestinement, leur destin de « stigmatisées » Le commentaire de cette Histoire sans nom, permet peut-être d’entendre plutôt un pathos mimétique qui renvoie ces patientes à la manière dont elles se sont senties, affectées par la tromperie ou la duplicité maternelle sur leur viabilité symbolique.
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