Introduction
Lors de la première intervention du 27 mars dernier il avait été question du Malaise dans la culture, tel que Freud en avait donné les coordonnées en 1929. Le texte freudien avait été commenté et il était apparu qu'il s'agissait d'un texte à contextualiser tant certains aspects de ce texte semblaient aujourd'hui, pour le moins, contestables. Freud avait néanmoins eu cette bonne idée d'inscrire le malaise dans la culture. Tout au long du texte c'est toujours d'un impossible, ou d'une impossible jonction dont il s'agit, ce qui amènera Lacan à avancer que le dire de Freud pourrait être formulé ainsi : "Il n'y a pas de rapport sexuel". Pour aborder cette seconde intervention, portant sur le malaise contemporain, gardons l'idée freudienne selon laquelle l'édification culturelle aurait été rendue possible par le renoncement pulsionnel, ce même renoncement se payant par le prix du symptôme névrotique. Le monde contemporain est probablement en mutation ce qui pourrait modifier notre façon d’appréhender l'économie psychique du sujet contemporain, ainsi que notre façon de travailler en tant que cliniciens. Freud a montré l’articulation entre la "vie psychique" et la "vie culturelle" à plusieurs reprises[1[ de 1908 à 1937. Il a notamment montré que « la réalité psychique" est liée à la dimension sociale et culturelle (nous pourrions ajouter d'autres dimensions : biologique, géographique, économique...) et qu’elle trouve une issue sublimatoire dans les objets, dans les pratiques culturelles et dans les énoncés de la culture. C’est en renouant avec l’idée freudienne qu’il n’y a pas d’opposition entre la psychologie individuelle et la psychologie sociale que J.P Lebrun (2009, 2010) mène depuis plusieurs années une réflexion se situant au carrefour du psychique et du social. Il précise que certains changements dans la vie sociale et culturelle sont susceptibles de rendre plus difficile et plus [1[ en 1927, L’avenir d’une illusion, en 1930, Le Malaise dans la culture, en 1937, Moise et le monothéisme. En 1908 il écrit La morale sexuelle civilisée, en 1912, Totem et tabou, en 1921 Psychologie des masses et analyse du Moi.
incertain le « parcours vers l’humanisation ». Melman (2003) est peut-être plus direct et plus explicite encore : les violences s’accroissent et sont banalisées, les figures d’autorité se délitent, les conduites toxicomaniaques sont de plus en plus fréquentes, les états dépressifs deviennent monnaie courante, le rapport au corps, à la sexualité et à la mort, se modifie de manière inédite. Le ciel est vide, Dieu n’est plus. La vie politique est sans projet, les idéologies se défont, les grands textes et les récits n’organisent plus la vie sociale qui jusqu’alors, avait été précisément organisée par des grands textes, religieux ou politiques. Ils constituaient des lieux organisés par le langage et permettaient de penser le monde, de se penser dans le monde, d’envisager sa vie en fonction de ce qui faisait office de savoir. Or, nous assisterions aujourd’hui à la chute inéluctable et vertigineuse de l’Autre, Melman dit à la déliquescence du grand Autre et même à sa forclusion. à l’avènement de la société des frères que Lacan avait évoquée en son temps. Le désir cèderait sa place à son envers la jouissance.
Sauret et Askofaré (2011) ont montré que le néo-libéralisme ne pouvait être réduit à une simple option économique et que son impact sur la civilisation produisait une « nouvelle anthropologie à travers laquelle les sujets sont amenés à se penser ». Pour ces deux auteurs, sur le plan clinique les effets sont tout à fait repérables : pathologies du savoir, pathologies de la technoscience, pathologies de l’ennui, pathologies de la consommation, pathologies de la frustration, pathologies de l’Autre et de la vérité, pathologies de la sécurité, pathologies de l’amour. Le clinicien devient un spectateur impuissant face aux déferlements de jouissance de sujets réclamant parfois, comme un droit, la possibilité de s’adonner à cette jouissance, l’excès devenant la norme. Le corps se trouve directement concerné, et la corporéité vient souvent occuper le devant de la scène sociale, et peut-être même servir de support identitaire à des sujets en manque de re-pères (??). Les "passions pour le corps" (transformations, mises à l'épreuve, recherche des plaisirs, de la longévité, voire de l'immortalité...) sont actuellement très prégnantes
Il serait possible de poursuivre cette énumération au travers de ce qui fait notre époque, ses passions, ses excès, ses dérives, ses discours et ses pratiques. Mais il est sans doute plus difficile de se prononcer sur le malaise contemporain et, surtout, de faire des prévisions pour les temps à venir. Lorsque des analystes prennent position sur des "questions de société", plusieurs interrogations peuvent être formulées. A quel titre et à partir de quel savoir se prononcent-ils ? En tant qu'analystes ils ont une expérience de la cure, ils travaillent parfois aussi dans des institutions, mais en quoi cela pourrait donner une légitimité quant à leur positionnement dans le champ social et politique ? En dehors de ces temps de "consultation", où on leur demande finalement de "fonctionner comme des experts" (ex-pères ?), le travail d'élaboration autour du malaise dans la culture n'est pas épistémologiquement évident. Un analyste travaille au "cas par cas", peut-être en situation de groupe pour certains, comment à partir de la singularité du cas produire un énoncé de portée générale ? D'autant que les analystes parlent de sujets, ceux de la nouvelle économie psychique par exemple, qu'ils ne rencontrent pas... Car ceux-ci ne seraient pas enclins à rencontrer un analyste... De là, c'est alors tout un "imaginaire socio-clinique" qui se déploie pour les besoins d'une démonstration. La psychanalyse ne s'inscrit pas dans une logique d'administration de la preuve, son mode de rationnalité se différencie de la logique scientifique, tout en cherchant à construire une connaissance rigoureuse. Ce qui est au fondement de sa construction s'avère donc primordial et c'est ce à quoi je me suis intéressé avec ce qui revient très fréquemment dans le champ psychanalytique, côté lacanien, c'est la question du père, de la défaillance ou du déclin de la fonction paternelle... C'est ce que je propose de problématiser et de discuter, avant d'en venir à l'économie psychique du sujet singulier.
Du père...
De quel père parlons-nous ? Du père que nous avons eu ? Du père que nous aimerions aimé avoir ? Du père que nous sommes ou que nous pensons être ? Du père de la horde primitive ? De la métaphore paternelle ? Du père réel ? Imaginaire ? Symbolique ? Cette figure du père est assez difficile à saisir et à définir. Un constat semble toutefois s’imposer aujourd’hui dans le champ psychanalytique : la fonction paternelle serait en déclin, et ce déclin serait préoccupant pour le devenir des sociétés humaines.
Fonction paternelle et processus civilisateur
La recherche anthropologique pourrait permettre de donner consistance au père comme fonction. Par exemple, Françoise Héritier [2] fournit plusieurs exemples montrant que le père n’est pas forcément un homme. Ainsi chez les Nuers, un peuple du Soudan, la stérilité de certaines femmes peut donner lieu à un mariage entre femmes. La femme stérile choisira un géniteur pour sa femme, celui-ci aura pour seule charge la procréation.
[2] Données disponibles dans l’Encyclopédie Universalis à la rubrique « Famille ».
Chez les Nuers, existe un autre cas de figure, celui des mariages fantômes. Ces mariages se mettent en place lorsqu’un mort n’a pas de descendance. Il pourra devenir mari d’une femme par l’intermédiaire d’un autre homme qui vivra avec cette femme et qui aura des enfants avec elle, sans pour autant prétendre être le père des enfants de cette union. Les enfants seront les enfants du père mort qui leur aura donné son nom. Plusieurs autres possibilités existent pour un homme d’épouser une femme : au nom d’un oncle paternel, d’un frère ou encore d’une sœur stérile. Chez les Yoruba du Nigéria, c’est encore une femme qui va jouer le rôle du père. Il ne s’agit pas cette fois-ci d’une femme stérile, mais d’une commerçante riche, qui va être amenée à épouser plusieurs femmes. Ces unions ne pouvant permettre d’avoir des enfants elle va rechercher un géniteur. La riche commerçante deviendra femme-père. Les mariages polyandriques peuvent aussi nous informer quant au statut du père. C’est un type de mariage qui se pratique chez les Tibétains. L’aîné d’une fratrie de plusieurs frères épouse une femme. Or, à partir de ce moment cette femme épouse chacun des frères. Lorsque les hommes partent durant de longues périodes pour pratiquer le commerce, les frères se succèdent devenant ainsi maris de la femme. Les enfants seront les enfants du frère aîné considéré comme père, alors que ses frères seront considérés comme des oncles. Un seul père, plusieurs maris, plusieurs géniteurs. Au travers de la question du père c’est donc toute l’organisation familiale qui est en jeu. Or, il n’existe aucune définition simple et rigoureuse de la famille, comme le souligne Françoise Héritier. Selon elle la famille ne relève pas de l’ordre de la nature mais de la légalité qui n’est pas un trait naturel mais un trait social (Héritier, 2002, p.273). On peut néanmoins repérer, dans les groupes humains, quelques invariants servant à constituer une forme stable du groupe familial : « une réglementation des rapports sexuels, la reconnaissance d’un principe de filiation classant les individus du groupe en épousables et non épousables, la mise au point de principes d’alliance fondés sur la prohibition de l’inceste ; enfin, pour stabiliser les rapports entre individus, la division sexuelle des tâches intervient pour les rendre dépendants l’un de l’autre au sein du couple, en raison de leurs incapacités respectives artificiellement établies » (Héritier, 2002, p.274). L’organisation familiale, et donc la place et le rôle du père, n’est donc pas fixée par avance, de manière absolument identique dans toutes les sociétés, même si on peut retrouver quelques conditions intangibles présidant à l’organisation du groupe familial. C’est bien l’idée de
légalité qui prévaut et cette légalité du père relève de la culture. Pourrait-on faire un pas supplémentaire, comme le soutient Joël Dor (2012) : le père est un opérateur symbolique permettant de passer de l’état de Nature à l’état de Culture. Très contestable me semble-t-il, aussi bien en ce qui concerne cette opposition binaire Nature/Culture, qu'en ce qui concerne, en creux, le rôles des mères... Il convient aussi d’éviter quelques écueils tant ce couple se présente souvent de manière radicalement opposée. Cette « opposition » pourrait nous renvoyer à une autre opposition, celle de l’ordre et du désordre. Mary Douglas (2001) avait, dans son étude sur la souillure, formulé l’idée que nous vivons dans un monde ordonné et que nous tentons de préserver cet ordre en construisant un univers stable. Mais pour préserver la construction établie, il faut des systèmes classificatoires ainsi que des actes ou des pratiques qui assurent le maintien et la perpétuation de cet univers. C’est la Culture qui permet la mise en ordre, cette Culture dont Douglas dit qu’elle sert de médiatrice à l’expérience individuelle en fournissant des catégories de pensée, « un schéma positif dans lequel s’insèrent en bon ordre, idées et valeurs ». La culture contemporaine ne semble précisément plus mettre "en bon ordre, idées et valeurs", du moins c'est l'avis des déclinistes. Lévi-Strauss repère une loi universelle : la prohibition de l’inceste. Lacan, après Freud, fera du désir incestueux l’un des ressorts principaux de l’inconscient, désir qui ne saurait être satisfait puisque cette satisfaction viendrait abolir toute demande. Mais c’est Freud dans Totem et Tabou qui va véritablement construire le mythe originaire de la Culture. La relation des fils au père de la horde est ambivalente. Ils éprouvent à son égard de l’amour et de la haine. Le père possède toutes les femmes du groupe et règne sans partage. Les fils, jalousant le père, cèdent à leurs pulsions meurtrières, et, après avoir tué le père de la horde primitive, le mangent lors d’un repas. Cet acte de parricide marque l’origine de la Culture puisque pour éviter le renouvellement du meurtre les frères feront alliance, constituant ainsi la société et la religion. Il faut ajouter que le droit est intimement lié à cet acte criminel et qu’il prend place parmi les « institutions » fondamentales. Selon Paul-Laurent Assoun « le ‘Droit ‘ pourrait bien être, en sa signification inconsciente, la ‘formation réactionnelle’ de l’Acte fondateur ». Ainsi, avec Freud, nous pouvons retracer et donner sens à l’avènement de la Culture. Ce que l’on peut retenir de l’histoire de la horde primitive, just so story (une simple histoire), c’est que le père symbolique c’est le père mort.
La fonction paternelle prend donc des formes diverses et variées en fonction des sociétés et des cultures. Il s’agit bien d’une fonction et à ce titre elle peut être incarnée de manière très différente. Elle est liée à la loi de l’interdiction de l’inceste qui structure les sociétés humaines et permet d’édifier la Culture, dont nous avons vu, avec Freud, que c’est à partir d’un acte meurtrier, celui du père de la horde primitive, que le processus civilisateur va s’enclencher. Cet acte fait du père mort le père symbolique. Toute cette construction néglige le rôle des femmes, des mères, de la fonction maternelle. Comme si celles-ci ne participaient pas au "processus civilisateur". Le symbolique passent également par les mères, elles parlent aux enfants et cherchent aussi la tiercéisation et la socialisation.
Fonction paternelle et avènement du sujet
Dans le champ psychanalytique la notion de père va différer de l’acception
commune, comme nous l’indique Joël Dor. Le père ne peut être considéré comme un « agent de la paternité ordinaire ». Le travail de conceptualisation en fera un « opérateur symbolique an-historique ». Comme nous l’avons vu le père n’est donc pas à appréhender nécessairement comme un être de chair mais plutôt comme une fonction symbolique, même s’il n’est évidemment pas exclu qu’un être de chair, un homme et même parfois une femme, puisse incarner cette fonction. En fait, ce qui va être opérant c’est l’avènement d’un tiers, la possibilité d'une tiercéisation, dans la relation entre la mère et l’enfant.
D’une certaine manière, même si le lien n’est pas direct, il est possible de mettre en relation le meurtre du père de la horde et le refoulement originaire dont la fonction paternelle va être l’opérateur. Freud postule l’existence d’un mécanisme psychique, d’un premier refoulement, appelé refoulement originaire, par lequel la représentance psychique de la pulsion ne peut accéder au registre conscient. C’est à partir d’une première fixation pulsionnelle dans l’appareil psychique que le refoulement originaire va se produire. Comme
l’indique Jean-Claude Stoloff , Freud ne fournit pas dans cette première théorie (datant de
1915) d’autres explications sur ce mécanisme de fixation. Il ne mentionne pas le rôle de l’objet. Il faudra attendre 1923 pour voir apparaître ce que Freud nomme « le père de la préhistoire personnelle », c’est-à-dire pas seulement le père ou la mère, mais les deux parents réunis faisant office d’objet primaire. Lacan proposera des développements à la question du père, notamment à partir de 1938 dans Les complexes familiaux puis dans son
discours de Rome où il fera jouer à la parole et au langage un rôle fondamental.
« C’est parce que le ‘petit autre’, disons la mère, le père ou les parents réels, transmettent les signifiants fondamentaux de l’ordre symbolique du grand Autre (le trésor des signifiants), et en particulier ce signifiant fondamental qu’est le phallus, qu’un refoulement originaire de la pulsion devient possible » (2007, p.26). Dans le prolongement de Lacan, Aulagnier (1975) partant d’une conception plus large du langage prolongera la théorisation lacanienne sans toutefois en abandonner les aspects principaux. L’objet, considéré comme porte-parole, jouera un rôle décisif pour définir et transmettre à l’infans des « points de certitude », résultat d’un « ensemble de relations suffisamment fixes entre les signifiants, les signifiés et leurs référents corporels ». Ce porte-parole aura aussi pour fonction de situer l’infans dans un système de parenté. Lorsque la fonction paternelle n’est pas opérante, le refoulement originaire ne se produit pas, et d’autres mécanismes de défense, "non névrotiques", peuvent se mettre en place pour pallier à cette « défaillance ».
Les travaux présentés brièvement ici accordent une importance capitale au rôle du père, à la fonction paternelle, même si cette fonction n’est pas toujours envisagée de la même manière. Le refoulement originaire, dont le père sera l’opérateur, va permettre l’avènement de l’inconscient et du désir.
La réflexion menée par Pierre Legendre (1985), au travers de la filiation et de la généalogie, nous oblige à considérer la question du père d’une manière un peu différente. D’abord le père est toujours incertain, contrairement à la mère. Ensuite le père est un fils qui va essayer de devenir un père pour son fils. Or, si le père étant fils ne devient pas père pour son fils, c’est son fils qui fera le père pour son père celui-ci ne pouvant être qu’un fils. Voilà comment un fils peut devenir le père de son père, ce qui pourrait être relié, à l’inceste, le fils prenant place auprès de sa mère, la place de son père, pour naître de la fécondation avec celle-ci . La question du père, peut-être faudrait-il dire l’énigme du père, pourrait être un peu éclaircie si on la prend par le nom propre. Le père est celui qui transmet son nom. La loi inscrite dans le Code civil fait obligation de déclarer la naissance de l’enfant. De cette déclaration découle à la fois une reconnaissance et un engagement, mais aussi une inscription dans une lignée donnant lieu à des fortunes diverses... Cette démarche relève du don, de « l’obligation du don », selon Lévi-Strauss. Et c’est là, probablement, au travers de cette obligation du don, que certains « problèmes » non traitables par le Code civil peuvent apparaître. Si l’enfant est redevable, s’il est en dette, si le « don » du père ouvre droit à la
possession de l’enfant, alors des conséquences parfois graves s’ensuivront. Melman (2009) insiste particulièrement sur la différence entre le nom et le signifiant et soutient que le nom, contrairement au signifiant, « ne renvoie pas à un lieu vide, mais il renvoie à une instance dans le réel qui est l’instance génératrice et qui n’a pas d’autre matérialité que cette constitution littérale pour faire une unité ». Ceci vient confirmer l’importance du nom et tend à montrer que c’est à partir de cet acte, de ce don « obligatoire », qu’un sujet vient à se constituer, même si cet acte ne permet aucunement d’établir la paternité biologique de celui qui donne son nom.
Le déclin de la fonction paternelle
Il existe probablement plusieurs entrées pour traiter du déclin supposé de la fonction paternelle. C'est peut-être la réflexion menée par Melman et Lebrun dans L’homme sans gravité qui pose de la manière la plus claire, et peut-être la plus radicale, le problème du déclin de la fonction paternelle et des conséquences aussi bien sociales que psychiques de ce déclin. Cette réflexion repose sur un postulat : l’organisation de la vie collective produit des effets sur la subjectivité individuelle. En cela Melman et Lebrun (et d'autres) renouent avec l’idée freudienne qu’il n’y a pas d’opposition entre la psychologie individuelle et la psychologie sociale . En effet, si le névrosé pense souvent que l’inconscient relève d’une histoire singulière il n’en demeure pas moins qu’il relève aussi d’une dimension sociale (historique?) comme pourrait l’indiquer la formule de Lacan : « l’inconscient c’est le social ». Ce qui signifie, selon Melman, que les modalités de la castration sont toujours collectives. Du patriarcat au matriarcat, de l’économie du signifiant renvoyant à un autre signifiant à celle du signe renvoyant à la chose, de la parole à l’image, du refoulement au défi, de la névrose à la perversion généralisée... De la perversion comme ultime rempart à la psychose. Il faut bien comprendre que le propos de Melman découle du déclin de la fonction paternelle (et de la prégnance de l'idéologie consumériste...). Si la fonction paternelle n’est [3] Dans Psychologie des foules et analyse du moi, Freud écrit : « L’opposition entre la psychologie individuelle et la psychologie sociale, ou psychologie des foules, qui peut bien à première vue nous paraître très importante, perd beaucoup de son acuité si on l’examine à fond. Certes, la psychologie individuelle a pour objet l’homme isolé et elle cherche à savoir par quelles voies celui-ci tente d’obtenir la satisfaction de ses motions pulsionnelles, mais, ce faisant, elle n’est que rarement – dans certaines conditions exceptionnelles – en mesure de faire abstraction des relations de cet individu avec les autres. Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi mais parfaitement justifié ». Voir Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », pp.129-229 in Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001, pp.137.
plus opérante alors l’inconscient n’est plus sexuel. Il pourrait être vidé, désinvesti, ne plus parler... Qu’adviendrait-il alors du transfert ? De quoi serait faite la demande d’analyse ? Qu’en serait-il de l’interprétation ? Dans la cure l’analyste se trouverait en position d’un autre semblable. Il s’agirait plus de s’intéresser à la perversion polymorphe décrite par Freud qu’à la névrose infantile. Finalement, avec l’émergence de cette nouvelle économie psychique, ce serait aussi l’avenir de la psychanalyse qui serait en jeu. Dans une telle configuration des problèmes se posent également aux éducateurs, et particulièrement à ceux qui s’occupent d’enfants ou d’adolescents en souffrance. Quel type d’accompagnement faudra-t-il proposer ? Quels dispositifs éducatifs et/ou thérapeutiques faudra-t-il inventer ? Que faudra-t-il transmettre ? Comment penser la socialisation ? Etc.
Quelques remarques peuvent être formulées à propos de la réflexion de Melman. Certains constats ne pourraient-ils pas être discutés ? La montée de la violence est-elle si évidente? Ce constat est battu en brèche par certains sociologues. Qu’en est-il de l’égalitarisation des jouissances? L’espace social nous apparaît ici de manière unidimensionnelle, idée contestable même si la notion de classe sociale semble aujourd’hui un peu délaissée. L’abandon des repères « traditionnels » pourrait être discuté par le "psychanalyste des champs" qui n’arrive probablement pas (pas encore ?) aux mêmes conclusions que le "psychanalyste des villes". Que faire désormais de la notion de structure ? Comment penser l’inconscient à la lumière de la nouvelle économie psychique ? Et le sujet ? La fonction paternelle est-elle véritablement en déclin ou est-ce les conditions de sa représentation qui sont rendues difficiles aujourd’hui ?
De Malaise dans la civilisation à L’Homme sans gravité ne serait-ce pas toujours de la pulsion de la mort dont il est question, piste évoquée mais très peu développée dans l’ouvrage. Peut-être faudrait-il revenir et discuter, en premier lieu, du choix opéré par Melman, pour désigner cette nouvelle économie psychique comme étant la nouvelle économie psychique plutôt qu’une nouvelle économie psychique. Pour Melman, le déclin de la fonction paternelle serait historiquement daté. Il aurait commencé au 19è siècle avec le début du développement industriel et de l’idéologie capitaliste.
Michel Tort (2005) a livré une critique virulente à l’égard des idées développées par Melman en particulier. Il lui reproche notamment d’alimenter une « une religion du père » dont la psychanalyse devrait pourtant se défaire. Et peut-être aussi de n’accorder que peu d’intérêt à la fonction maternelle et aux nouveaux modes de paternité en voie d’émergence.
En fait, pour Melman, le patriarcat serait la seule configuration permettant de rendre opératoire la fonction paternelle, même s'il affirme ne pas se faire défenseur de cette organisation familiale. Michel Tort voit dans la fin du patriarcat occidental la « fin d’un monde et non la fin du monde ». Selon lui, il s’agit surtout de masquer le rapport de domination masculine qui pouvait s’exercer dans une telle configuration familiale.
Enfin Zafiropoulos a livré une critique, sûrement la plus rigoureuse dans sa construction, du déclin de la fonction paternelle. Un article paru en 2003, dans la revue Topique, permet de tirer au clair cette idée d'un "déclin de la famille occidentale et de son chef". Il faut revenir à Lacan et à un texte publié en 1938 : Les complexes familiaux. Lacan y soutient l'idée que le déclin de l'imago paternelle serait lié à la contraction de la famille occidentale. Corrélativement, les "cultures matriarcales" seraient la cause de "la stagnation des peuples primitifs" pour lesquels l'attachement à la mère rendrait plus difficile la production des biens culturels. Jusqu'en 1950 la maturation subjective et la production culturelle seraient liées aux "conditions sociales de l'oedipisme". Zafiropoulos s'interroge : mais où donc Lacan est-il allé chercher l'idée d'un tel déclin ? Réponse : chez Emile Durkheim qui enseigne ce qu'il a appelé la loi de la contraction familiale. Selon Durkheim, la famille occidentale se serait transformée en passant d'une forme large à une forme réduite, conjugale notamment, d'où l'anomie et sa conséquence funeste, le suicide. Or, les études historiques et démographiques invalident la thèse durkheimienne, la forme conjugale de la famille a toujours été prédominante aussi bien en Europe du Nord qu'en Europe du Sud (voir Peter Laslett, Rossiaud, Cherubini). Par ailleurs, les études historiques invalident aussi l'existence de sociétés matriarcales... Paul Veyne affirme qu'à Rome la forme conjugale de la famille était la plus fréquente et que, lorsqu'il y avait un patriarche qui régnait, il pouvait s'agir de la fille vierge d'un pater familias décédé. Bref, la contraction familiale de Durkheim ne tient pas. Et cela a évidemment des conséquences sur les considérations cliniques et théoriques qui s'inscrivent dans le prolongement de ce supposé déclin. Ceci étant, à partir de 1950, Lacan change manifestement de perspective, probablement en s'inspirant de Lévi-Strauss. Dans la préface à l'ouvrage de Marcel Mauss (Sociologie et anthropologie), Lévi-Strauss écrit: :
[...] tous les phénomènes sociaux peuvent être assimilés au langage, nous voyons dans le mana, le wakan, l'orenda et autres notions du même type, l'expression consciente d'une fonction sémantique dont le rôle est de permettre à la pensée symbolique de s'exercer [...]. En effet, le mana est tout cela à la fois, mais n'est-ce pas parce qu'il n'est rien de tout cela : simple forme, ou plus exactement symbole à l'état pur, donc susceptible de se charger de n'importe quel contenu symbolique. Dans ce système de symboles que constitue toute cosmologie, il serait simplement une valeur symbolique zéro.
Le mana mélanésien peut être considéré comme "l'esprit des choses", ou l'esprit des ancêtres. Zafiropoulos pose la question : "pourquoi donc ne pas inclure ici l'esprit du Père mort dont le monument freudien Totem et tabou rappelle qu'il permet à la pensée symbolique du névrosé monothéiste de s'exercer ?"
C'est ce "signifiant flottant" qui permet à la pensée symbolique de s'exercer qui amènera Lacan, en 1953, à inventer le Nom-du-père. Il dégagera progressivement le père de famille d'avec la position du signifiant du Nom-du-Père. Zafiropoulos trouve cette "thèse" du déclin du père "cliniquement ruineuse" et "politiquement douteuse". Pour ce qui est de la clinique, la plainte concernant ce déclin entérine le symptôme névrotique. Bon, j'arrête là, il y aurait encore beaucoup à dire (voir l'article incisif de Gérard Pommier "Apocalypse Now"dans La clinique lacanienne, 2014, n°25).
Un certain malêtre...
Pour Kaës (2012) l’homme contemporain est désaccordé, c’est-à-dire que son accordage avec la nature, les autres et la culture, est devenu problématique. Les multiples transformations dans les liens sociaux et familiaux, dans le rapport aux institutions, aux structures d’autorité et de pouvoir, survenues depuis quelques décennies affectent profondément la vie psychique et « mettent en cause les fondements de l’identité et la permanence de notre être psychique » (Kaës, 2012, 14). Un « processus sans sujet » semble s’être enclenché et l’activité de symbolisation s’en trouve affectée. Le "travail de culture" n’est plus guère opérant et il semble désormais crédible d’envisager des «séries complémentaires » entre des traits de la culture et « des failles dans l’espace métapsychique des liens intersubjectifs, des groupes et des institutions, et certaines caractéristiques de l’espace psychique, de la souffrance et des formes pathologiques qu’elle prend dans ces différents lieux » (Kaës, 2012, 24). Cette hypothèse s’inscrit logiquement dans le travail d’élaboration théorique réalisé par Kaës à partir de son expérience clinique des groupes. Cette expérience l’amène à considérer qu’il existe différents espaces de réalité psychique ayant leurs formations et leurs processus, articulés, communiquant et interférant entre eux : l’espace psychique du groupe, l’espace du lien intersubjectif, l’espace du sujet singulier.
Pour se former et se maintenir, les espaces psychiques s’appuient notamment sur deux formations méta, les formations métapsychiques et les formations métasociales. Dans les formations métapsychiques nous pouvons identifier les alliances inconscientes, les repères identificatoires, les énoncés de certitude. Elles assurent une fonction d’étayage, de cadre et de garant, pour la formation et le fonctionnement de la psyché. Les formations métasociales ont un rôle de régulation de la vie sociale. Elles se présentent notamment sous la forme des « figures de l’Autorité et de la Hiérarchie, des mythes, des idéologies, de la Religion, de la Révolution, de la Constitution » (Kaës, 2012, 110). Pour Kaës, la décomposition des formations métasociales a des conséquences sur les formations métapsychiques et donc sur l'économie psychique individuelle. Le travail de subjectivation ne peut plus se produire ou s’en trouve considérablement affecté.
La pulsion est partie prenante dans la constitution du lien et les formations métapsychiques et métasociales ont une fonction structurante pour la vie pulsionnelle. Or, ces formations sont actuellement en décomposition ce qui produit des effets, des « maladies de corrélation de subjectivité », selon les mots de Kaës. Ainsi, les excitations excessives ayant une origine interne et une origine externe ne seront plus ni contenues, ni transformées. La défaillance de la fonction pare-excitation5 entraînera un passage à l’acte sur un « objet externe ou sur le corps propre somatique, ou une sidération de la pensée et des affects » (Kaës, 2012, 149). La carence d’excitations, potentiellement traumatique (comme l’excès), génère un repli ou de l’apathie. Les interdits fondamentaux et le renoncement à une satisfaction pulsionnelle directe s’avèrent indispensables à la liaison et à la transformation des pulsions. Le pare-excitation n’est efficient qu’à la condition qu’il trouve un appui sur les garants métapsychiques et métasociaux. Kaës établit un lien entre la pulsionnalité du sujet singulier (se déployant à l’interface du somatique et du psychique), la fonction pare- excitante et les garants métapsychiques et métasociaux. En somme, il noue trois dimensions qui sont souvent appréhendées distinctement : la dimension somatique, la dimension psychique, la dimension sociale. Kaës, sans minimiser le rôle de l’objet dans la constitution du pare-excitation, désigne un au-delà de l’objet, une autre dimension, une dimension méta à laquelle l’objet est relié et qui a des conséquences dans la relation d’objet et dans la vie psychique du sujet. L’idée que le sujet est aussi un sujet social prend toute sa consistance ici dans l’élaboration théorique.
C’est dans ce nouveau malaise dans la civilisation (??) qu’il faut aussi penser l'économie psychique. Les apports de Kaës permettent de relier la question du corps propre et de la pulsionnalité, la dimension métapsychique et métasociale dont les garants rendent possibles l’efficience de la fonction pare-excitante, la métabolisation et la symbolisation de l’expérience vécue. Le défaut de ce "nouage", impliquant ces différentes dimensions, serait de nature à perpétuer des difficultés de symbolisation chez des adolescents, par exemple, ne disposant pas des potentialités pour emprunter d’autres voies, pour fabriquer des alternatives, pour inventer de nouvelles possibilités.
La psychose ordinaire
Aujourd'hui, il n'y aurait donc plus seulement les psychoses dites extraordinaires, assez bien connues désormais par le biais de la clinique psychiatrique, notamment : schizophrénie, paranoïa, mélancolie. On peut entendre parler de "psychose compensée", de "psychose supplémentée", "non déclenchée", "médiquée", "sinthomée"... Selon Eric Laurent "entre les névroses classiques d'un côté et les psychoses extraordinaires de l'autre, se trouvent donc des phénomènes mélangés, mixtes, qui ne sont pas facilement assignables. [...] Névrose et psychose doivent cependant toujours être distinguées comme deux pôles tout à fait fondamentaux". Il y aurait moins de névroses classiques aujourd'hui et, donc, une extension du champ de la psychose. L'analyste serait amené à entrer dans une sorte de "conversation singulière" pour produire une ouverture, "un cheminement sur le sens de l'expérience". Le champ de la psychose dite ordinaire est assez vaste, difficile à caractériser. Faut-il tenter d'en définir une symptomatologie spécifique, ou s'intéresser à d'éventuelles bizarreries dans les attitudes ou les comportements, à la façon de vivre, de travailler et d'aimer.... Selon Alexandre Stevens (site de l'ECF) c'est lorsqu'il n'y a pas de symptômes clairement névrotiques et qu'il n'y a pas non plus de déclenchement évident d'un délire, qu'il faut envisager une psychose ordinaire. Flou des limites qui va bien avec la clinique de la continuité, ajoute-t-il. Dans un premier temps Lacan a fait valoir le Nom-du-Père comme ce qui détermine la structure. Présent, la signification phallique est inscrite, absent elle ne l'est pas. Névrose dans le premier cas, psychose dans le second cas. Ce à quoi l'on peut ajouter qu'un phénomène élémentaire suffit à diagnostiquer une psychose. Dans la clinique
boroméenne il y aurait aussi des psychoses sans phénomènes élémentaires (ou avec mais de manière discrète...). Quelles sont les caractéristiques, les traits, le "faisceau de preuves" (Miller) qui doit être présent pour que l'on puisse se poser la question de la psychose ordinaire ?
Plusieurs éléments pourraient être repérés :
– un réglage du sujet sur l'identification imaginaire. Se faire "le plus semblable possible aux supposés semblables". C'est la normalité, l'hypernormalité qui prime, une sorte de "normopathie" construite sur l'image de normalité que le sujet se fait à partir des autres supposés semblables.
– un sentiment de vide dans la vie intérieure du sujet, un vide de la pensée, une atteinte au "sentiment de la vie", une façon de vivre ou d'éprouver en "comme si".
– des phénomènes de corps : anorexie, boulimie, fibromyalgie. A différencier des conversions hystériques où l'on trouve, selon Miller, une "principe de limitation", une "soumission à une contrainte". Alors que ces phénomènes seraient plutôt caractérisés par l'illimation dans la psychose ordinaire.
– différentes formes d'errance, géographiques et/ou subjectives, comme c'est souvent le cas pour les SDF ou certains toxicomanes.
– rapport étrange à la Loi
– discrets phénomènes de langage. Il est à mentionner que ces traits ne peuvent être considérés de manière isolée, il en faut plusieurs ou alors l'insistance d'un même trait. Le diagnostic de structure n'est peut-être pas le plus important ici, il s'agirait plutôt "d'identifier le point de capiton qui stabilise un sujet et son sentiment de la vie". Une phénoménologie clinique peut avoir là son intérêt pour identifier la psychose ordinaire. Certains auteurs se sont engagés dans ce travail comme François Ansermet ou Gustavo Dessal. Ce dernier écrit : «les psychoses ordinaires, comme toute autre entité clinique, présentent des phénoménologies très distinctes. De l’hyper-normalité jusqu’à la forme d’une névrose de caractère grave. En tout état de cause, le noyau délirant est toujours présent, évidemment encapsulé, à peine une pointe d’idéation que le patient confie subrepticement, ou qu’il maintient bien à l’abri par le biais de périphrases ou d’ellipses dans le discours. Ajoutons à cela une manière très particulière de manier le signifiant, ce sont ces cas où le patient tient un discours bricolé à partir de syntagmes choisis ici et là qui suppléent à son impossibilité à métaphoriser le réel et qui font office de nomination. Nous le repérons à travers l’usage constant de clichés, de proverbes, de phrases stéréotypées, de tournures rhétoriques, de citations, de plaisanteries, constituant ainsi une sorte «d’idéologie» verbale que le patient répète pour border le vide de son énonciation». De même, la difficulté d’accomplir des tâches ou des activités pourtant à la portée du sujet et dont il s’acquittait sans problème par le passé, pourrait être le signe d’une éventuelle rupture psychotique. Prenons pour exemple, ces jeunes, jusque-là performants au plan scolaire, qui se trouvent dans une impossibilité absolue et non dialectisable de se rendre en cours. La relation au langage est également altérée. Ces sujets s’expriment souvent en usant de proverbes, de lieux communs qui voilent la vacuité de leur propre énonciation. Il y aurait là toute une clinique permettant d'établir des différences entre les "traits" précédemment évoqués et les symptômes névrotiques. Je ne reviens pas sur ce que j'ai dit auparavant, l'émergence et la fréquence de plus en plus importante des cas de psychose ordinaire est à relier au déclin de la fonction paternelle. Il en est question dans différentes publications. Pour ne citer qu'un exemple, Marie-Hélène Brousse considère que la modification du champ de la psychose tient à l'actualité, et, plus précisément, au déclin de la fonction paternelle, du pouvoir du Nom-du-Père et à la pluralisation de sa fonction. (Brousse, Quarto n°94-95).
La perversion ordinaire et généralisée
Pour commencer, il est sans doute utile de dire que la perversion fait l'actutalité médiatique, c'est-à-dire que la figure du "pervers narcissique" connaît un grand succès, dans la presse notamment, sur Internet, dans les échanges sociaux ou professionnels. Nous aurions tous, dans notre entourage un "pervers narcissique", il faudrait pouvoir l'identifier, lui faire face, déjouer ses "pièges", etc. Eventuellement, le dénoncer. Petite remarque au passage : joindre ces deux termes, pervers et narcissique, ne va pas de soi. Le narcissisme triomphant du pervers n'est qu'une façade, de l'esbroufe. C'est plutôt d'une faille narcissique dont il faudrait parler. En tout cas, pour ceux que cela intéresse vous trouverez d'innombrables vidéos sur Internet avec des conseils pour, enfin, mieux connaître le pervers et vous défaire de son emprise. Sans comparaison possible, il existe depuis longtemps tout un "travail" sur la perversion, dans le domaine de la littérature, de la psychanalyse et de la psychopathologie,
de la philosophie, par exemple. Depuis quelques années Dany-Robert Dufour élabore minutieusement l'idée d'une "société perverse". Deux titres évocateurs : "La Cité perverse", "Baise ton prochain". Certains travaux, j'y reviendrai dans la troisième intervention de cette année, mettent en évidence la perversion dans le management, allant même jusqu'à considérer que le pervers est le manager idéal. En avançant que "notre désir est fondamentalement pervers", dans le sens où il est "organisé par un état de dépendance à l'endroit d'un objet dont la saisie réelle ou imaginaire assure la jouissance", Melman ouvre un vaste champ impliquant un grand nombre. Pour autant une différence peut être maintenue entre névrose et perversion, le névrosé est parfois fasciné par la perversion sans pourtant "basculer" dans la perversion. En fait, dans la perspective de Melman c'est le rapport à l'objet qui caractérise le malaise actuel dans la culture. Le désir, ce qui cause le désir est un objet. C'est un mot très courant dans le vocabulaire psychanalytique. Qu'est-ce que cela veut dire ? Si la subjectivité est une limite à la jouissance, alors, "dans le fantasme, l'objet est ce qui a renoncé à toute subjectivité et donc à toute limite portée à la jouissance" (Melman, 2009, p.27). Pour les névrosés un objet se dégage de la réalité et ne vaut que par son absence, que sur fond d'absence. Le pervers organise sa jouissance en maintenant la présence de l'objet, et, éventuellement, en l'exhibant. Présence de l'objet, rejet de l'Autre, prédominance de l'idéologie néo-libérale (le manque à être serait un manque à avoir...), voilà ce qui pourrait caractériser le "nouveau malaise" et l'avènement d'un sujet atopique qui n'arrive plus à trouver sa voie (sa voix...), sa place, qui n'arrive plus à occuper une place fixe, qui n'a plus de lieu où se tenir, Pourquoi la perversion ? C'est surtout de la "perversion polymorphe" dont il est question dans cette sommation à jouir à tout prix, quelles qu'en soient les conséquences pour le sujet lui-même et pour le lien social. Et c'est cette perversion qui serait ordinaire et généralisée. Cette perspective indique qu'il y a des perversions et qu'elles ne sont pas à confondre. Petit retour à Freud : la perversion polymorphe de l'enfant n'est pas anormale... bien qu'elle doit être dépassée pour être subordonnée à l'acte sexuel génital et, par là, à la procréation. Pourquoi polymorphe ? Parce que cette satisfaction auto-érotique met en jeu des pulsions isolées et "partielles" concernant différentes parties du corps, différents orifices. Cet "anarchisme pulsionnel" doit progressivement s'organiser pour se soumettre aux exigences de la génitalité. Cette donc cette perversion qui serait à la fois ordinaire et généralisée, ce qui peut effectivement se discuter, puisque la société de consommation invite, on pourrait dire pousse à cette jouissance "unienne" (Lebrun), et cherche à la maintenir au-delà de la période de l'enfance, pour en faire une "philosophie" déterminant un mode de vie. Dernière remarque au sujet de cette perversion polymorphe : elle est ordinaire dans le sens où elle concerne chacun et ne détermine pas la structure, les sujets n'étant pas pervers au sens structural. Elle ne peut être considérée non plus comme un symptôme sauf à considérer qu'elle dure au-delà de ce qu'elle devrait durer. Il est finalement peu question de ce qu'implique la perversion en tant que forme d'organisation psychique où prévalent le défi et la transgression dans le rapport à la Loi, et, où, la subjectivité et l'altérité doivent être gommées dans la relation à autrui. Relation qui implique également une instrumentation, un faire mal, un faire souffrir, qui peut aller parfois jusqu'à un faire mourir (fin de la jouissance ?...). L'actualité médiatique, avec laquelle il faut toujours se tenir à une certaine distance réflexive, pourrait fournir des exemples chaque jour dans le monde du travail, à l'école, sur les réseaux sociaux, dans la vie des couples ("violences conjugales"). Cet aspect de la perversion n'est pas guère considéré ni par Melman, ni par Lebrun. Dans cette perspective liée aussi, et surtout, au déclin du père, se pose la question de l'analyste, de ce que peut bien faire l'analyste avec ceux qui s'adressent à lui (ou à elle), de son mode de présence et d'intervention. La tentation semble grande, pour Lebrun en tout cas, d'incarner la figure du père qui limite et qui interdit, du père à partir duquel le refoulement pourrait se produire. Pour Melman, il y a lieu de distinguer ce à quoi cette nouvelle économie psychique peut nous amener dans la pratique analytique. La forclusion de l'Autre pourrait avoir pour conséquence de se positionner comme faisant partie de la scène du monde et dans le champ des représentations. L'adresse pourrait être faite à un petit autre participant de la même scène du monde. Or, l'analyste "se met en position de telle sorte que ce soit la dimension du grand Autre qui est concernée et vers qui l'adresse est faite" (Melman, 2008, p.177). Dans le premier cas c'est la psychothérapie, dans le second la psychanalyse. Bien qu'il puisse arriver à l'analyste de se déplacer pour venir dans la position du psychothérapeute. C'est un déplacement concevable selon les situations. Selon Melman, il n'y a rien de spécial à défendre, l'enjeu serait plutôt de prendre acte d'une différence car ces pratiques s'inscrivent dans des registres différents. Son positionnement du côté de la pratique analytique met toutefois en évidence un problème : pourquoi se maintenir dans cette position si nous avons affaire à la forclusion de l'Autre ?
Il est difficile de discuter de la prédominance de la perversion ordinaire, on pourrait tout aussi bien trouver des exemples jouant en la faveur de cette "thèse" que trouver des exemples jouant en sa défaveur. Il se pourrait que nous soyons confrontés à une question d'opinion. Par contre, les soubassements pourraient être discutés, notamment le passage du patriarcat au matriarcat. Là, il y a possibilité d'une dispute.
Les états limites
Il y a de nombreuses publications à propos des "états limites", et ce depuis un certain temps. Aux Etats-Unis avec Kernberg, Kohut et Hartmann, à partir de 1950. En France, avec Bergeret, Green et bien d'autres. Parmi les nombreuses publications donc, j'ai fait le choix forcément restrictif, de m'intéresser au travail de Roussillon. A partir de son expérience clinique Roussillon procède à un retricotage extensif, mais néanmoins rigoureux, de la "métapsychologie" freudienne pour mener une réflexion relative aux pathologies du narcissisme, plus précisément à ce qu'il appelle les souffrances narcissiques-identitaires. Comme cela est précisé par Roussillon "ces souffrances mettent en difficulté la fonction subjectivante du moi, celles qui sont à l'origine du manque à être que toute cure de psychanalyse rencontre à un moment ou à un autre de son parcours, de manière centrale ou incidente". Dans le prolongement de Freud c'est la théorie de Winnicott qui, "poussée à bout", fournira les éléments d'une compréhension renouvelée des situations extrêmes de la subjectivité, et permettra l'élaboration d'un modèle "alternatif et complémentaire" de celui proposé initialement par Freud à propos des souffrances dites névrotiques. Il faut d'abord préciser l'hypothèse qui se trouve au fondement de toute la construction proposée par Roussillon à propos des souffrances narcissiques-identitaires : "Je propose un modèle de leur agencement et de leur fonction intrapsychique et intersubjective fondé sur l'hypothèse d'une organisation défensive contre les effets d'un traumatisme primaire clivé, et la menace que celui-ci, soumis à la contrainte de répétition, continue de faire courir à l'organisation de la psyché et de la subjectivité" (Roussillon, 1999, p.9). Par traumatisme primaire, Roussillon désigne un état de détresse et d'agonie qui dure au-delà du supportable. Cet état est lié au manque de l'objet ou à son absence de réponse, à un moment de la vie où l'enfant ne dispose pas du langage verbal et de la possibilité de signification, bien qu'il soit pourtant en mesure de communiquer. Ce traumatisme primaire génère une tension et un déplaisir sans représentation (ce qui ne veut pas dire sans perception ni sans sensation, comme le précise Roussillon), sans issue et sans recours interne ni externe. Il s'agit d'une impasse subjective qui a une conséquence majeure : "pour survivre le sujet se retire de l'expérience traumatique, il se retire et se coupe de sa subjectivité. [....] Il ne 'sent' plus l'état traumatique, il ne sent plus là où il est, il se décentre de lui-même, se décale de son expérience subjective" (Roussillon, 1999, p.20). C'est une défense extrême qui est mise en oeuvre puisque le moi se clive. D'un côté l'expérience a été vécue et a laissé des traces mnésiques perceptives, d'un autre côté elle n'a pas été vécue ni appropriée puisque le sujet tout en étant là n'était pas là. Dans ce type de clivage une partie de ce qui a été vécu n'est pas représentable mais continue néanmoins d'exister. Il faut noter, que non seulement les traces perceptives ne disparaissent pas mais qu'en plus elles sont soumises à la contrainte de répétition, à savoir qu'elles peuvent être réinvesties de manière hallucinatoire à l'occasion de certaines situations. Freud avait évoqué le retour du refoulé, Roussillon parle du retour du clivé. Pour faire face à la menace d'un retour du clivé le sujet va devoir s'organiser défensivement de telle manière que ce retour ne puisse se produire. Un travail de liaison va alors se mettre en oeuvre. Il présentera l'inconvénient majeur de ne pouvoir emprunter une voie symbolique. Il existe différentes modalités de liaisons primaires non symboliques : la neutralisation énergétique, la sexualisation, la somatisation, les solutions groupales et institutionnelles, la solution délirante ou psychotique. Je propose d'en détailler deux, la neutralisation énergétique et la somatisation (ou solution bio-logique). Par neutralisation énergétique, il s'agit d'organiser la vie psychique de manière à restreindre les investissements, les relations et les engagements, car ils comportent toujours le risque d'une réactivation de la "zone traumatique primaire et de l'état de manque dégénératif qui l'a accompagné". Se retirer, éviter, "geler". La vie qui va avec tout engagement est porteuse d'une terreur agonistique. L'objet-environnement ne peut être satisfaisant, il n'y rien à en attendre. Pire encore, il est porteur de mort. La somatose constitue une autre "solution", une autre tentative de liaison non-symbolique. C'est par le corps, par la douleur du corps ou par le sacrifice d'une de ses parties (ou de ses fonctions), que la liaison va s'opérer pour pallier à l'impossibilité de la psyché de réaliser une liaison symbolique. D'autres aspects de ce travail pourraient être détaillés : la contrainte de répétition, le jeu dans la mémoire, le travail de symbolisation...
Tout l'enjeu de l'accompagnement psychothérapique serait alors de passer des liaisons non-symboliques aux liaisons symboliques. Mais pour réaliser ce passage il faut tirer toutes les conséquences du processus de symbolisation, de ses aléas et de ses impasses, reconsidérer les modalités expressives et les plans langagiers qui pourraient être utilement mobilisés pour qu'un travail de symbolisation et d'appropriation subjective de la symbolisation soit rendu possible.
Une précision a ici son importance quant au "travail analytique" : Roussillon évoque la mise en difficulté de la fonction subjectivante du moi et constate que la clinique contemporaine confronte les cliniciens au problème de savoir si une réponse doit être apportée, mais aussi quelle en serait la nature, et à quel niveau cette réponse devrait être apportée. Serait-ce au niveau du moi que la réponse devrait être apportée ? Une analyse de "moi à moi" ?
Notons aussi que cette clinique rabat la vie psychique sur la question du traumatisme même si celui-ci n'est plus uniquement "ce qui est arrivé" mais aussi "ce qui n'est pas arrivé au moment où cela aurait dû arriver". Serait-ce un retour "sophistiqué" à la théorie du trauma ?
Il convient pourtant d'éviter l'écueil, comme le précise Lacan, d'intervenir auprès du sujet "pour qu'il prenne conscience de la façon dont ses attachements, ses préjugés, l'équilibre de son moi, l'empêchent de voir. Ce n'est pas une persuasion, débouchant bien vite sur la suggestion. Ce n'est pas renforcer, comme on dit, le moi du sujet, ou faire de sa partie saine un allié, ce n'est pas convaincre" (Lacan, 1978, 65). Il ne s'agit pas de donner plus de consistance encore à la masse idéationnelle, ni d'entretenir le lieu de méconnaissance que constitue le moi.
Conclusion
Il n'est pas question de dire le vrai et le faux. Lacan : « La logique épistémique part de ceci que le savoir c’est forcément savoir le vrai. Vous ne pouvez pas imaginer où ça mène. A des folies... » (Lacan, 1973-1974). Il ne s'agit pas non plus de se positionner pour ou contre. Les différentes constructions théoriques qui ont été présentées sont assez précises et plutôt sophistiquées. La question n'est donc pas là. Ce qui peut nous intéresser c'est ce qui est au fondement, l'axiome. Là il y a matière à discuter. L'enjeu n'est pas de dire le vrai mais d'essayer de penser quelque chose. N'oublions pas que nos théories sont des fictions, des fictions utiles et
nécessaires, opératoires parfois, mais des fictions tout de même. Des réponses au réel. Dans cette perspective de travail c'est la position profane qui paraît la plus appropriée.
Bibliographie
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