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Le récit empêché. - Xavier Gallut


De la narration empêchée à la vie narrative

Le 25 mars dernier lors de la journée consacrée au Récit, j'ai abordé les changements importants survenus ces deux ou trois dernières décennies, dans le champ sanitaire, social et médico-social, et le "malaise" palpable qui s'est installé dans les institutions. Cela avait eu un certain écho et suscité quelques témoignages et des échanges, à partir des expériences de chacun(e). Jeremy Salvadero considérait que nous n'avions pas trop à nous inquiéter pour les temps à venir puisque nous pouvions compter sur le symptôme. Philippe Lacadée disait qu'il était préférable de s'apposer, plutôt que de s'opposer. Un "a" plutôt qu'un "o", un petit a sans doute... Jean-Louis Sous a dit : "Résistance...". Il a été écrit que "résister c'est créer". Mais comment résister ? Nous pourrions dire aussi détourner, déjouer, voire fissurer comme le propose François Jullien... Je laisse là toutes ces enjeux importants, peut-être y reviendrons-nous plus tard. Aujourd'hui c'est à d'autres lieux que je voudrais porter attention, des lieux différents, en décalage, sans pour autant considérer qu'ils soient totalement hermétiques ou coupés du monde. La vie narrative peut s'y déployer, peut encore s'y déployer, à certaines conditions ou à partir de certaines règles, dans un certain type d'organisation, voyons ça.

La pratique analytique Dans la cure...

Freud attachait une certaine importance à la remémoration et à la narration, au récit des rêves ou des fantasmes. Et, à la fin de son oeuvre, en 1937 dans "Construction en analyse", il en revient à la réalité historique. Mais il faut signaler quand même que ces constructions portant sur des fragments de "réalité" avaient pour but de relancer le processus associatif, pour produire de nouvelles constructions. Il existe différents récits dans la théorie analytique et aussi dans le déroulement de la cure : récits de rêves, roman familial, scénarios fantasmatiques, théories sexuelles infantiles, récits du vécu qui ne commenceraient pas par "Il était une fois" mais par : "Ah... si vous saviez ce qu'il m'est encore arrivé hier... je vous le donne en mille... !!". Et pourtant l'analyse ne peut pas être considérée comme une sorte de grande synthèse narrative, ni comme une autobiographie exhaustive (même des sociologues ont pu s'insurger contre "l'illusion biographique" - Bourdieu). Le récit suppose un ordonnancement, une certaine cohérence destinée à produire de l'intelligibilité. Alors que l'association libre permet l'ouverture aux processus primaires, au jeu des signifiants et à l'équivoque, au déplacement des affects... Il y aurait dans l'association libre comme une sorte de "logique" hétérogène à celle d'une narration qui chercherait la maîtrise et le sens. Un récit donc, comme formation défensive, un récit tout dévoué à la gloire du Moi. Si le récit présente un intérêt c'est donc à la condition de prendre en compte le sujet du récit, un sujet divisé par le langage, un sujet pas sans son corps, un corps parlant en quelque sorte. Un récit qui ne serait pas forcément à déchiffrer, ou qui ne serait pas systématiquement à déchiffrer,, mais dont le style et l'énonciation de celui ou celle qui raconte pourrait mettre en jeu sa capacité d'être affecté et la capacité à être affecté de celui ou celle qui écoute (voir Max Kohn, 1998). Le récit, quant il est "travaillé", permet d'articuler des représentations affectées tenables pour le sujet, du moins cela pourrait être son potentiel et sa vertu thérapeutique. L'idée c'est qu'il puisse y avoir un travail du récit, ou que le récit est à construire, à affiner, à énigmatiser pourquoi pas, à équivoquer, pour en relancer l'élaboration. On dira plus volontiers que l'analyste fait des "propositions de sens", qu'il est plus allusif qu'interprétatif. Travail qui, dans cette perspective transitionnelle, implique l'analyste. Notons que l'analyste travaille à partir du matériel proposé par l'analysant, et non en se servant de ses propres expériences. Il y a une différence, me semble-t-il, entre Winnicott et Ferenczi. Winnicott a rencontré la psychanalyse de manière assez surprenante, disons qu'aujourd'hui cela pourrait nous paraître surprenant. Alors qu'il se rappelait de ses rêves avant la première guerre mondiale, il en aurait perdu la capacité après la guerre, et c'est à partir de ce "symptôme" qu'il engage une analyse. Dans un article intitulé "La haine dans le contre-transfert", Winnicott indique que la cure analytique lui a permis de faire des "rêves curatifs", pas toujours agréables précise-t-il. Comme le souligne Roland Gori, c'est un point vraiment très important, parce que Winnicott semble indiquer qu'au-delà de l'adresse transférentielle et du déchiffrage, le récit du rêve devient "thérapeutique". Point important, mais néanmoins discutable, Lacan disait que l'activité onirique avait tendance à s'accroître en début de cure, sûrement parce que le sujet suppose que l'analyste saura écouter et peut-être même interpréter. Winnicott ne néglige pas le fait que le récit puisse être reconnu, mais il lui semble nécessaire que la vérité qu'il contient puisse échapper à cet Autre auquel il s'adresse. Le récit du rêve se suffirait donc à lui-même, en ce qu'il constitue déjà une construction par le maillage des événements de vie et des traces mnésiques. En ce qui concerne l'interprétation de l'analyste, Winnicott lui donnait une portée qui devait être limitée, car une interprétation "trop habile", trop "rusée" empêcherait l'analysant de la produire lui-même. C'est la même valeur que Winnicott accordait au jeu, une valeur thérapeutique. Le jeu devenant en lui-même curatif, ce qui pourrait être relativisé, nous observons quand même fréquemment en séance, avec les enfants notamment, ce qui pourrait être considéré comme une "fuite dans le jeu", comme Freud parlait de "fuite dans la maladie". Les anthropologues ont mis en évidence depuis longtemps cette importance du jeu, des jeux, dans toutes les sociétés. Lacan n'a pas tellement mentionné l'intérêt du jeu dans la cure. De mémoire, il a écrit que l'enjeu véritable pour l'analyste consistait plus à entrer dans le "jeu des signifiants" qu'à produire des diagnostics. Mais entrer dans le jeu des signifiants ne se fait sûrement pas de la même manière en fonction du mode d'organisation psychique (la structure) du patient. Ce qui fait la particularité du jeu winnicottien c'est qu'il se rapporte au play, ou au playing, pour faire vite jeu sans règles, plutôt qu'au game (jeu avec règles).

En institution...

Pour les praticiens qui sont engagés en institution, auprès de personnes en situation de grande souffrance, comme c'est souvent le cas dans les parcours d'exil et de migration, dont on sait qu'ils sont parsemés d'embûches et d'obstacles, de risques éprouvants et d'événements plus ou moins traumatiques, le récit du vécu vient lier des affects, organiser fragment par fragment, puis par assemblage ou articultation des fragments, une trame narrative dans laquelle le narrateur pourra, peut-être, prendre place en tant que sujet singulier. L'articulation signifiante de ce vécu douloureux et sa mise en jeu dans le transfert, pourrait permettre le passage du vécu à l'expérience.

Une histoire de casquette...

Pietra, 34 ans, est née dans un pays de l'Est, a vécu dès son plus jeune âge, dans un autre pays toujours de l'Est, avec ses parents, son frère et sa soeur. Quand je commence à la rencontrer, dans un dispositif qui héberge des personnes ayant subi des violences dans leur vie de couple, elle ne dort plus la nuit et lorsqu'elle finit par s'endormir elle fait des cauchemars où l'autre dont elle s'est séparée lui court après pour la tuer avec un couteau. Son corps est douloureux, elle a développé un eczéma et se gratte fréquemment jusqu'au sang. Elle ne peut quasiment plus sortir de l'appartement où elle séjourne, et lorsqu'il lui faut sortir elle a constamment l'impression d'être suivie par son ex- compagnon ou par des proches à lui. Quand elle se trouve dans l'appartement, c'est-à-dire une grande partie de son temps, les volets restent fermés, pour ne pas être vue. Son médecin traitant ne lui a pas donné de traitement médicamenteux, il lui a simplement dit que les douleurs corporelles étaient la manifestation de son côté masculin, côté en souffrance donc. Elle n'a pas bien compris ce qu'il voulait dire, moi non plus d'ailleurs. Mais bon, comme il semblait avoir une explication, et être sûr du bien-fondé de son explication, pour elle c'était déjà ça... Juste après notre première séance, elle croise la responsable du service dans un couloir, et celle-ci lui demande si elle avait rencontré le psychologue. Pietra lui répond de manière un peu laconique : "C'était bizarre... c'est un homme et il m'a écoutée !". Les séances se dérouleront pendant six mois, à raison d'une fois par semaine, puis à raison d'une fois tous les quinze jours pendant huit mois environ. Cet accompagnement est toujours en cours.

Il faut dire que nos échanges n'étaient pas faciles au début, Pietra parlait peu le français. Quelques mots seulement. J'avais bien lu qu'un analyste qui avait travaillé en Chine, Michel Guibal si ma mémoire est fiable, écoutait des patients chinois parlant en chinois, alors que lui-même ne parlait ni ne comprenait cette langue. Il demandait parfois la traduction au traducteur, à certains moments, en fonction des variations de tonalité. Ca me paraît intéressant, mais en ce qui me concerne je ne sais pas procéder de cette manière. Il fallait donc miser sur les progrès de Pietra dans la langue française. Et c'est ainsi, qu'au fil des séances, sa capacité à produire une consistance signifiante et à raconter sa vie d'hier, dans une famille fracassée, et pourchassée du fait de l'implication de son frère dans des mafias. Ces dettes à lui, lui ont coûté cher à elle, c'est même de manière forcée, par la chair, qu'elle a dû payer. Après un long périple elle est arrivée en France pour se marier avec un homme "charmant", qui la prenait pour son ange, il est assez rapidement devenu son démon, elle est devenue sa pauvre folle... etc... etc... Souvent enfermée dans le logement, surveillée, sans argent et sans pouvoir régulariser sa situation sur le territoire. Des insultes quotidiennes aux rapports sexuels forcés, Pietra ne sait plus si la vie vaut le coup d'être vécue. Il y a dans cet accompagnement un enchâssement de récits qui correspondent à différentes périodes de la vie de Pietra, des récits qui se déploient et s'affinent avec les progrès dans la langue, bien que longtemps empêchés par l'émergence d'affects et de manifestations somatiques, à accueillir plutôt qu'à commenter. Je me dis que parfois l'intensité de la souffrance humaine est plus à accueillir en silence, quasiment à éprouver dans son corps (jamais à la même intensité) qu'à recouvrir de mots. Mais bon, ce n'est pas une règle. Tout un travail de symbolisation, de resymbolisation et de subjectivation, avec effet de libération progressif. Au point que la casquette qui est vissée sur la tête de Pietra depuis longtemps, et qui sert à se dissimuler pour ne pas être reconnue, pour ne pas que cette "mauvaise femme qui a échoué dans son mariage" (divorce) ne puisse être identifiée, mais aussi par extension qui contient toutes les douleurs de sa vie, puisse être déposée durablement dans mon bureau, dans un tiroir. Ce fut sa demande. Et le goût de la vie est revenu, la joie aussi. Un avenir moins sombre est en train de se dessiner progressivement. Resterait-il un récit, encore un, pour faire l'histoire de cette casquette, le moment où elle est apparue, les variations dans son usage, la décision de s'en séparer... En tout cas, reste à envisager une "fin", qui est aussi liée au transfert, et qui sera peut-être un début, celui d'une "seconde vie". D'un mot, pour établir une différence, tout ceci n'est pas à confondre avec ce qui se développe à partir des travaux de Francisco Varela, à savoir, en partant de la neurophénoménologie et de la méditation, et en passant par l'entretien d'explicitation de Pierre Vermersch, les entretiens micro-phénoménologiques de Claire Petitmengin, qui par une méthode appropriée rendrait possible la découverte de dimensions liées à l'expérience vécue et ordinairement inaccessibles. Par

l'évocation en première personne plutôt que par la remémoration (?) un individu décrit le plus finement possible ce qu'il a vécu. Interrogé par un praticien, qui demande des détails et des précisions, il faut des heures et des heures pour construire un remaniement de la représentation initiale. Cette nouvelle consistance donnerait un autre statut à ce qui a été vécu par quelqu'un, lui donnerait une base nouvelle de connaissance. En entraînant le cerveau régulièrement, il deviendrait possible d'apporter des modifications dans la structuration même de l'expérience. Ici, l'inconscient serait ce qui n'est pas conscient, le sujet ne serait pas divisé, il ne peut pas raconter librement, tout pourrait être symbolisé... Pas d'ombilic du vécu donc, pas d'impossible, pas de réel. En tout cas il n'en est pas question.

En médecine...

Dans la clinique de la maladie somatique, raconter l'histoire de la maladie, certains auteurs disent le "roman de la maladie" permet au malade de parler de ce qu'il vit, des premiers symptômes à l'annonce et au suivi, en fonction de l'évolution et des effets que cela produit. Il semblerait que la médecine tente l'ouverture de la narration et du récit, un Diplôme Universitaire de médecine narrative, a vu le jour assez récemment en France, à Bordeaux. Cette "médecine narrative s'inscrit dans une approche intégrative et centrée sur le patient, et vise à 'reconnaître, absorber, interpréter et être touché par les histoires de maladies". Si j'ai bien compris, c'est essentiellement le travail de Paul Ricoeur qui sert de référence.

L'analyse des pratiques

Je n'ai pas encore trouvé une dénomination qui me convient pour désigner le travail qui s'engage dans certaines institutions, avec des professionnels qui parlent de leur travail pour essayer de tirer au clair les problèmes qu'ils rencontrent et les questions qu'ils se posent. A défaut donc, je dis : analyse des pratiques. Mais peut-être serait-il plus approprié de dire analyse des représentations liées aux pratiques, conditionnant les pratiques. La supervision ne m'inspire rien de bon, le contrôle encore moins. La régulation c'est autre chose... Bref. Il y a différentes manières de travailler dans ce dispositif, parfois la conversation est une modalité qui peut être privilégiée, conversation qui s'organise d'une certaine façon. Mais c'est d'une autre approche que je vais présenter. Le début de la séance est une invitation à prendre la parole, prise de parole individuelle, pour présenter une situation dans laquelle un professionnel s’est trouvé en difficulté ou simplement qui lui a posé question. Là, nous avons la dimension du récit. Je vais un peu vite parce qu'avant il faut arriver, prendre place, positionner son matériel, échanger quelques mots : "Comment allez-vous par ce temps dégueulasse, ce froid, cette pluie, cette chaleur... rendez vous compte !". Ca paraît anodin mais il y a déjà une circulation de flux, une tonalité, ou pour dire autrement une ambiance. Et c'est à partir de cette ambiance, ou dans cette ambiance, qu'un premier temps de parole, un récit clinique dans lequel tous les détails sont admis va se déployer. Dans un temps second, tous ceux qui étaient à l'écoute de cette production langagière vont proposer des idées, des questions (peut-être même des solutions...). Troisième temps : le professionnel qui avait pris la parole dans le premier temps peut à nouveau reprendre la parole pour dire ce qu'il a entendu, ce qui l'a intéressé, ce qu'il veut garder. Il est possible qu'une reformulation soit esquissée, qu'une construction originale, forcément singulière, s’élabore.

Au moins trois : le scribe, le museur, l’interprète

Trois temps donc et aussi trois fonctions. Je voudrais reprendre ici le travail de Michel Balat (2000), et évoquer les trois fonctions qu'il dégage dans son expérience en éveil de coma : la fonction scribe, la fonction museur, la fonction interprète. Et montrer que ces trois fonctions sont particulièrement à l’œuvre dans l'analyse des pratiques. Une précision : Balat, en lecteur minutieux de Charles Sanders Peirce, s'est inspiré de son travail. L'oeuvre de Peirce est passionante, éminement complexe comme on dirait aujourd'hui, on pourrait s'y perdre. Je n'ai pas cherché à me servir de façon exhaustive de ce qu'a produit Balat, au contraire c'est plutôt dans une logique d'extraction que j'ai procédé pour me servir de ce qui me paraissait utile pour rendre compte d'un processus et d'une dynamique. La fonction scribe d'abord. C'est une fonction matérielle d'inscription qui nécessite la participation du corps et qui rend possible une certaine matérialisation. Et même si l’inscription est d’un autre ordre que la matérialité, elle fait appel à la matérialité, qui peut être celle du corps, disons qui nécessite le corps. Cette fonction est une fonction originaire puisqu’elle se présente à l’enfant dès les premiers instants de son existence. Bien sûr, il faudrait aussi considérer le rôle de l’Autre maternel dans le processus d’inscription : c’est l’Autre en moi qui parle, ou encore « l’Autre, c’est moi en tant que je résonne ». Celui qui inscrit c'est celui qui écrit, qui parle, qui raconte. Le scribe est premier, c'est celui qui fonde. Le musement est une idée développée par Peirce mais aussi par Chrétien de Troyes dans l’histoire de Perceval. Dans sa quête du Graal, lorsque Perceval part à la recherche du roi Arthur, il rencontre une oie blessée laissant tomber trois gouttes de sang sur la neige. Et là, Perceval, arrêté, muse. Qu’est-ce que cela veut dire ? La fonction museur est une fonction dans laquelle les pensées ne sont pas déviées, elles se développent en continu, sans qu'une direction ne soit indiquée préalablement. Balat nous dit que « c’est un état continu, de base, quelque chose qui est en développement continu [...] C’est ce qui vous arrive quand vous êtes comme ça, arrêté, un peu hors du monde ». Pour résumer brièvement : le scribe est premier, le museur est second. C’est une question de logique, le musement est forcément second. La fonction interprète consiste à expliciter, à présenter ou plutôt à représenter. C'est une fonction essentielle sans laquelle la fonction scribe et la fonction museur n'auraient pas d'intérêt. Elle pourrait aussi être définie comme un travail de reliaison dans un processus de liaison-déliaison- reliaison. Il s’agit de fonctions. Ces fonctions peuvent être incarnées par plusieurs sujets, et c’est même ce qui arrive toujours puisqu’il serait difficile, voire impossible, de se consacrer seulement à l’une des fonctions. Pour que ces trois fonctions soient opérantes il faut créer une feuille d'assertion. Qu'est-ce que la feuille d'assertion ? C'est ce qui permet de recevoir l'inscription dans toutes ses dimensions. C'est un espace, un corps, un corps à plusieurs, un corps-équipe, qui reçoit l'inscription. Le scribe est un peu comme un linotypiste qui, en tapant sur les touches de son clavier, faisait couler du plomb pour fabriquer des lettres et les imprimer. Il s'agit d'abord d'inscrire, puis de muser, et enfin d'interpréter. Celui qui prend la parole pour exposer une situation peut être considéré comme le scribe, ceux qui parlent de la situation comme les museurs, et celui qui revient sur la situation initiale (le scribe) devient l'interprète. Au fil des séances les scribes deviennent des museurs, les museurs des scribes et des interprètes. Bien sûr, ces trois fonctions sont séparées ici mais en réalité il est assez difficile de les séparer, on peut les distinguer mais pas les séparer. Chaque participant du groupe d'analyse des pratiques est à la fois scribe, museur et interprète. Il arrive souvent que plusieurs scribes fassent leur travail d'inscription, et qu'après le temps du musement, plusieurs interprètes fassent aussi leur travail. Dans cette perspective une question paraît essentielle : est-ce que le dispositif d'analyse des pratiques permet l'inscription ? Tout repose sur l'inscription. Le travail de l'intervenant consiste à faire vivre ces trois fonctions. Le travail d'interprétation n'a pas pour but de construire des vérités figées dans le marbre. Il donne la possibilité de construire des fictions qui auront peut-être valeur de vérité à un moment donné, mais qui, au fil des séances, apparaîtront comme des constructions qui auront été. Quelques mots sur l'espace transitionnel ou l'aire transitionnelle... L’objet transitionnel semble avoir un peu éludé la portée de la pensée de Winnicott (1975). Il disait pourtant lui-même que l’objet transitionnel « n’était que le signe tangible d’un champ d’expérience beaucoup plus vaste » et avait élargi son propos en parlant de « phénomènes transitionnels », d’une « troisième aire », ou encore d’une « aire intermédiaire ». Cette troisième aire peut être définie comme un espace paradoxal qui se situe entre réalité interne et réalité externe, entre dedans et dehors, entre subjectif et objectif. Or, c’est précisément cette troisième aire que le dispositif d’analyse des pratiques est à même de créer. C’est un trouvé-créé. Il ne s’agit pas de ramener au conscient ce qui jusqu’alors serait resté enfoui, il ne s'agit pas de déchiffrer, mais plutôt de favoriser la symbolisation et la subjectivation, la création par recombinaison.


L'atelier d'écriture L'atelier d'écriture se déroule en situation de groupe (4 à 8 personnes), chacun est invité à produire un écrit en choissisant son matériel : crayons, encres, feuilles souples ou cartonnées blanches ou colorées, grandes ou petites, des buvards, des calques... Il y a un choix à réaliser, un choix sensoriel qui agence parfois de multiples détails. Dans un premier temps, il s'agit d'écrire individuellement, à partir d'une proposition, de composer un texte, un récit ou une histoire... temps d'écriture donc, une écriture qui nécessite le corps, qui mobilise le corps, une écriture-corps... Nous pourrions dire qu'il ne s'agit pas nécessairement d'organiser, ni de tirer au clair, de s'y retrouver. C'est un temps qui peut, éventuellement, être déraisonnable :

" C'était un temps déraisonnable On avait mis les morts à table On faisait des châteaux de sable On prenait les loups pour des chiens Tout changeait de pôle et d'épaule La pièce était-elle ou non drôle Moi si j'y tenais mal mon rôle C'était de n'y comprendre rien"
Aragon, Est-ce ainsi que les hommes vivent

Il est donc admis des récits "raisonnables" et des récits "déraisonnables" avec éventuellement des morts à table, une terre bleue comme une orange... Dans un deuxième temps, chaque participant lit à voix haute sa production écrite. Au fil des rencontres, un passage devient possible du sens au son, les signifiants sont utilisés comme des sonorités qui donnent à entendre par la voix une sorte de récit, un quelque chose sonore qui pourrait peut-être avoir un sens, mais qui n'advient que par une sorte d'élucubration. Du sens au son, du son au sens, cette dynamique impliquant non-sens et hors-sens. Il ne s'agit pas de saisir catégoriellement, ni même structurellement, une forme de vie humaine, de vie sociale, ni de produire une vérité. Ce qui m'intéresse ce sont les modulations, les ondulations, les vibrations du vivant, ses tonalités, ses intensités rythmiques et arythmiques, et ce qui, par là, fait une singularité existentielle. Donc ce qui croît et décroît, ce qui mature, se transforme, voire se métamorphose. Ce qui se flétrit, ce qui décline, ce qui disparaît... Ou encore ce qui coule, ce qui plie ou se plisse, ce qui se tord... Cette "phénoménographie de l'existant" a une conséquence : l'émergence et le déploiement d'une écriture moins explicative, que déroutante, poétique ou poétisante. Souvent il faut inventer des mots, comme le faisait Guyotat, parmi dautres : machier, crachier, pissouiller, redebout... Dans cette direction, inspirée par certaines pratiques chinoises ou japonaises liées au bouddhisme tch'an, comme l'explique Guy Massat le psychanalyste zen, il s'agit de déstabiliser le conscient en faveur de l'inconscient (voir Rouzel, 2022). Par exemple : Qui est le Bouddha ? L'excrément de la vache... ou votre visage avant la naissance de vos parents. Qu'est-ce que le bouddhisme ? Trois livres de lin. Quel est le sens du bouddhisme ? Le cyprès dans la cour. Etc... Dans cet atelier d'écriture, il s'agit d'écrire mais aussi de donner de la voix pour sensorialiser ou resensorialiser le signifiant (Broustra, 2000), pour mobiliser les deux modalités de la signifiance que sont le symbolique et le sémiotique (Kristeva, 1977), pour arpenter une autre terre, disons plus familiale, une lalangue tout à la fois étrange et familière (Lacan, 2011). Chaque choix théorique permet une articulation signifiante, ce qui peut être appréhendé dans une "langue" ne peut pas forcément être appréhendé dans une autre.

Xavier Gallut

Bibliographie

Balat, M; 2000. Des fondements sémiotiques de la psychanalyse. Peirce après Freud et Lacan, Paris, L'Harmattan Broustra, J. 2000. Abécédaire de l'expression. Psychiatrie et activité créatrice: l'atelier intérieur, Toulouse, Erès Kohn, M. 1998. Le récit dans la psychanalyse, Toulouse, Erès Kristeva, J. 1977. Polylogue, Paris, Seuil Lacan, J. 2011. Le Séminaire livre XIX... ou pire, Paris, Seuil Rouzel, J; 2022. Guy Massat, un psychanalyste zen, Paris, L'Harmattan Winnicott, D-W. 1975. Jeu et réalité. L'espace potentiel, Paris, Gallimard

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