Récits - Jean Dubuffet
« Acheminement vers la parole, dès lors, ne signifie plus l'itinéraire emprunté par la pensée pour venir en face de la parole, mais, à proprement parler, le «mouvement»
dont la parole est l'aboutissement ».
Heidegger, Acheminement vers la parole, Gallimard, 1981
« Et la mère, fermant le livre du devoir, S'en allait satisfaite et très fière, sans voir les yeux bleus et sous le front plein d'éminences, L'âme de son enfant livrée aux répugnances » Arthur Rimbaud, Poésies (1871)
Lors de la première rencontre, Mathieu, 14 ans, est accompagné de sa mère. Celle-ci confirme les difficultés repérées au collège : problèmes relationnels fréquents avec ses camarades accompagnés de « coups en douce » quand il ne s'agit pas de violences physiques manifestes. Elle évoque surtout, avec beaucoup d'insistance, des vols fréquents dans son porte-monnaie, de bijoux souvent, d'argent parfois. Certaines conduites inquiètent la mère de Mathieu. Récemment, il a « failli mettre le feu dans sa chambre en jouant avec une bougie », dit-elle. Selon elle, la situation n’est plus vivable et «il faut absolument faire quelque chose». Elle se dit «fatiguée», «au bout du rouleau », « prête à craquer ». Elle explique, qu'au domicile, il n’est pas possible que les membres de la famille soient réunis dans une même pièce, et encore moins qu’ils partagent une activité ou un loisir. Dès lors qu’ils se retrouvent ensemble les conflits surgissent. Le moment du repas doit être bref et chacun doit regagner son lieu. La mère est dans sa chambre, Mathieu dans la sienne, sa sœur est également dans sa propre chambre et le père dans une autre pièce. Mathieu doit comprendre que ce n’est plus possible de continuer ainsi et que si rien ne devait changer il irait en famille d’accueil, de manière temporaire ou même définitive. Mathieu s’enfonce dans son siège. Malgré les sollicitations et les encouragements à parler, il ne dira rien.
Mathieu, un « enfant insuffisamment bon » qui met à « l'épreuve les failles du narcissisme parental »...
Lors de notre deuxième rencontre, Mathieu est à nouveau accompagné de sa mère qui évoque d'emblée la relation difficile entre lui et son père, relation dans laquelle le « copinage » et la proximité alternent avec le conflit et les insultes. Mathieu a été
« reconnu », il y a environ deux ans par le mari de sa mère, et, selon elle, c'est un « effort » qu'il devrait apprécier. Depuis, Mathieu porte donc son nom sans pour autant vouloir « reconnaître » le mari de sa mère comme son père. Quant à son père biologique, il serait décédé dans un accident de voiture alors que Mathieu avait deux ans. Au moment du décès sa mère ne vivait plus avec lui. Il ne lui a jamais semblé nécessaire de parler de cet homme. Pour Mathieu, l’entrée au collège avait été difficile. En fait, tout serait devenu plus difficile depuis la naissance de sa sœur, il y a quatre ans. Avant, « tout allait bien ».
Lors de la troisième rencontre Mathieu vient seul, comme convenu. Brièvement, il dit ne plus vouloir rester au domicile familial, préférer une famille d’accueil et ne plus jamais revoir ses parents. Il pense que sa mère le déteste. C'est sa décision et elle est irrévocable. Il allait rompre des liens insatisfaisants pour en établir d'autres. Les « bons parents » sont assurément les parents à venir. Puis, plus rien. Plus de mots. Il affirme ne plus avoir rien à dire. Retournement donc : la mère qui déteste devient détestable, elle sera abndonnée. Il n'y a rien à dire de plus. Mathieu accepte la proposition de se rencontrer régulièrement et va s'engager dans un processus d'expression créatrice polymorphe.
A partir de la quatrième rencontre, c'est une autre dynamique qui va s'enclencher à l'initiative de Mathieu. Il souhaite colorier. Il est apaisé et lent. Son rythme devient le mien. Une sorte d' « interliaison rythmique » (Avron, 2012) se met en place. Moment pathique.
Les séances suivantes se dérouleront à peu près sur le même mode. Mais, assez rapidement, le coloriage commence à l'ennuyer. Les séances qui suivront donneront lieu à des créations diverses. Les pliages de papier permettront la constitution d'enveloppes, de petits personnages, d'avions et d'objets volants, d'une cocotte-minute qui parle, etc. Le « bloc d'espace/temps » qui s'était ouvert à lui faisait l'objet d'un investissement important au travers duquel les « scènes d'expression » se diversifiaient rendant perceptibles les flux et les intensités qui les traversaient. D'un étage à l'autre, des replis de la matière aux plis dans l'âme... (voir Deleuze, 1988).
Puis, Mathieu a souhaité faire l'expérience des jeux de société. Autant dire que son attitude a changé. Il cherchait à modifier les règles, à jouer plusieurs fois de suite, tout en répétant qu'il était « mauvais perdant » et que c'est pour ça que sa mère ne voulait plus jouer avec lui. Pourtant, « dans une vraie famille on peut discuter à table de sa journée avec son père et sa mère et faire des jeux de société après le repas ». Puis, Mathieu poursuit en demandant ce que faisait ma collègue, la coordinatrice du dispositif, dans son bureau. Ne pourrait-elle pas venir jouer ? Ce serait « sympa qu'on joue à trois si elle n'est pas trop occupée ». Comme dans une vraie famille ?
D'autres idées émergeront, comme la possibilité de pratiquer le collage. Ce sera le début d'une longue séquence de cinq séances intensives de collage(s). Mathieu a d'abord travaillé seul. Après avoir découpé dans différentes revues des images, il les a assemblées de manière à représenter un bonhomme avec des cuillères et des fourchettes pour membres. Puis, c'est un collage à deux, s'apparentant au squiggle winnicottien (Winnicott, 1988), qui va alors s'engager et se déployer sur plusieurs séances. En ce qui concerne le contenu, on trouve un château et une maison, un couple de jeunes adultes (un homme et une femme) promis aux fiançailles, un autre couple plus âgé (homme et femme également), un lit à deux places, un bébé dans une assiette, différents personnages dotés d'une grande force.
Plusieurs autres séances seront consacrées à long travail de fabrication. Mathieu pense à un grand bonhomme, découpé dans un grand support en carton semi-rigide, et assemblé « morceaux par morceaux » avec des agrafes. Le premier résultat ne semble pas tout à fait satisfaisant. Ce bonhomme semble un peu trop banal aux yeux de Mathieu. Il décide donc de lui ajouter des jambes, ce qui en fait cinq au total. Puis des bras, pour un total de quatre. Et enfin des oreilles, ce qui en fait également quatre. Mais un « homme augmenté » comme celui-ci, ne peut rester tout blanc et il faudra deux séances pour le « faire entrer dans la couleur », condition indispensable à l' « effectuation de sa puissance ».
Mais cette période de fabrication allait finalement conduire sur une autre voie. Mathieu propose de prendre un jeu où il faut produire des associations verbales, à partir d'une syllabe, de manière à composer un mot.
Première carte : mar. Pas d'associations.
Seconde carte : jan
Mathieu : « Jan... jan, jan, jan [le ton monte, la voix s'épaissit]. Mais qu'est-ce que je vais faire avec Jan ? »
XG : « [D'un ton embarrassé, plutôt bas] Quoi ? Jean... mais c'est qui ce Jean ? » Mathieu : « Ouuuiii [oui « allongé » marquant à la fois la surprise et la satisfaction]. Avec le Mar de tout à l'heure, ça fait Jean-Mar, Jean-Marie si tu veux »
XG : « Alors, Jean se marie ? Et avec qui s'il te plaît ? »
Mathieu : « Ah, ah... Jean se marie avec Marie »
XG : « Y'aura plein de gens ? »
Mathieu : « Pas trop, Jean en a marre des gens ! »
Reprise du même jeu la séance suivante.
Se présente une carte sur laquelle on peut lire « ma » ce qui donne lieu à maman et à mamain (?). Puis à partir de la carte, « dain » viendra s'associer « dodain ». Le jeu associatif amène donc trois signifiants : maman, mamain (ma main), dodain. Un peu surpris par «dodain» je demande à Mathieu ce qu'est un (ou une...) «dodain». Spontanément, il explique qu'un dodain c'est le bijou d'un mort, récupéré par un proche, ayant pour fonction de représenter le mort et ainsi de pouvoir penser à lui. Connaissant un peu l'histoire de Mathieu (telle que racontée par sa mère) et ayant « localisé » le « symptôme » qui revient avec le plus d'insistance, à savoir les vols d'argent et de bijoux dans le sac à main de sa mère, il me semble possible de construire l'idée suivante : Mathieu vole des bijoux dans le porte-monnaie de sa mère (il met sa main dans le sac à main de maman, puis dans le porte-monnaie, pour récupérer le bijou- dodain), et ainsi tente de faire exister un mort, comme pour essayer de penser à lui. En dérobant des bijoux (et de l'argent) à sa mère, dans son porte-monnaie, il lui fait « payer » son silence quant à son père biologique dont il dit ne rien savoir mais qui semble pourtant le hanter. Le jeu associatif se poursuivra alternant entre le « pneumatique » et le « symbolique » (Sous, 2014).
Lors des dernières séances, Mathieu propose toujours de jouer. Mais le temps de jeu se raccourcira au fil des séances. De plus en plus Mathieu veut parler, uniquement parler, de sa mère notamment. Il reviendra sur ses vols répétés qui se sont amplifiés depuis quelques semaines, sur le rejet de sa mère à son égard, sur ses doutes concernant
les sentiments qu'elle éprouve pour lui, sur les altercations quotidiennes avec son « père » sur l'identité de son « vrai » père et sur « l'entêtement » de sa mère à « ne pas vouloir en parler ». La recherche des « meilleures conditions d’espace » contribue à favoriser l’éprouvé des effets de présence et à susciter le « désir de s’exprimer » (Broustra, 2011).
Une « symbolisation vivante » passe par la sensorialité, par les « choses » et les matières, par les images et les couleurs, par les mots qui disent et qui poétisent les questions existentielles, ce qui ne revient pas à appliquer une (ou des) technique(s) dans le but de fabriquer un « bel objet ». Du sentir et de l'ouvert, mais aussi de l'écho et de l'équivocité. Broustra (2011) parle d'un « transfert kaléidoscopique ».Si l'on considère que l'enjeu est moins d'interpréter le transfert que de le laisser se déployer, alors la difficulté consiste surtout à en supporter le déploiement. La conception polytopique des modes d'expression, dont le choix initial revient entièrement à « l'analysant », est précisément de nature à produire des passages et des variations, des différences de potentiel et d'intensité. Resterait à inventer les modalités d'écriture des « mouvements » différentiels de l'activité symbolisante et de son appropriation subjective.
Xavier Gallut
Références bibliographiques
Avron O. La pensée scénique. Groupe et psychodrame. Toulouse : Erès ; 2012. Baranès J.-J. Langages et mémoires du corps en psychanalyse. Toulouse : Erès ; 2012. Broustra J. Abécédaire de l'expression. Psychiatrie et activité créatrice: l'atelier intérieur. Toulouse : Erès ; 2011. Deleuze, G. Le Pli. Leibniz et le Baroque.Paris : Gallimard ; 1988 Sous J-L. L'équivoque interprétative. Six moments de Freud à Lacan. Lormont : Le Bord de l'eau ; 2014. Winnicott D.W. Jeu et réalité. Paris : Gallimard ; 1988.
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