"Non, merci, si je m'allonge, ça n'en finira pas". Que ce soit sous forme de huit et demi à la Fellini ou de huit intérieur à la Lacan, ils hésitent à s'allonger de peur d'un devenir-infini. Y aurait- il un interminable d'une cure analytique butant sur le roc d'un impossible? Et comment entendre cet "impossible"? En tout cas, la venue de Joseph ROUZEL nous a fait réfléchir sur la nécessité à maintenir cette part d'incomplétude au regard du risque totalitaire de cette "novlangue" qui envahit le champ institutionnel du soin et aussi, le totalitarisme interprétatif d'une psychanalyse appliquée qui n'interrogerait pas la fabrique et le contexte de ses références conceptuelles. Par exemple, la notion freudienne de castration est-elle, aujourd'hui recevable sans questionnement? Qu'entendre par cette notion?
Ci-joint les trois interventions de Xavier Gallut, Jean-Jacques Lepitre et Jean Louis Sous
Samedi 20 novembre 2021
Eduquer, gouverner, soigner Actualité des métiers impossibles
Bonjour, bienvenue ici à Angoulême pour cette première journée d'étude organisée par IPOP. Un petit mot sur IPOP pour commencer. IPOP : Interrogation Psychanalytique d'Orientation Profane a vu le jour en novembre 2020. Un site Internet a été proposé par Jean-Louis Sous. Cela faisait déjà quelques mois que l'idée de créer un lieu de travail entre praticiens, s'orientant de la psychanalyse, circulait dans nos échanges. A cette époque, en novembre 2020, certains d'entre nous avaient été un peu "secoués" par un "Cahier des Charges" de l'ARS de la Nouvelle Aquitaine, un véritable cahier à charge indiquant de manière très autoritaire les changements à venir dans "l'offre de soins" des CMPP de la région. Il y était question notamment d'entrer officiellement et totalement dans l'ère du neurodéveloppement, des "troubles neurodéveloppementaux" à diagnostiquer et à traiter selon les recommandations de la HAS. Ce fameux cahier mettait en exergue à la fois l'éradication d'une forme de subjectivité marquée par la division, mais aussi logiquement et de manière concomitante, la réduction de la condition humaine à une "assemblée de neurones". Cet événement, est-ce vraiment un événement (?), a sans doute eu pour effet de concrétiser l'idée de mettre en place des temps de travail à Angoulême. C'est aussi une "orientation" qui est proposée : "repérage toponymique plutôt que localisation topographique", "jouer la carte du profane" en "retournant freudiennement" à la question de l'analyse profane, en référence donc à l'écrit de Freud. Pour le dire rapidement, par profane il s'agit de faire un pas de côté, de suspendre les certitudes et les vérités établies, d'interroger les textes auxquels nous nous référons. Le site a été créé pour accueillir différentes productions écrites. Par ailleurs, des initiatives individuelles et/ou collectives permettent de travailler "corps présents". Pour cette année 2020, nous avons mis en place deux interventions portant sur le "malaise dans la culture", la troisième et dernière, consacrée au malaise dans l'institution aura lieu au mois de janvier prochain. Geneviève Allier, orthophoniste toulousaine, est venue à Angoulême, en septembre dernier, pour parler de son livre "Clinique orthophonique avec éthique psychanalytique". Et aujourd'hui, c'est une première journée d'étude qui est organisée par Ipop. Il nous semblait important, dans une époque si difficile, un temps de crise diraient certains, disons qu'il s'agirait plutôt d'une mutation, peut-être d'une mutation anthropologique, d'interroger de manière profane les difficultés de cette époque dès lors qu'il s'agit d'éduquer ou de soigner. La voie était "royale" pour en revenir à Freud, aux trois "métiers impossibles" évoqués par Freud en 1937 : éduquer, gouverner, soigner. De là, Joseph Rouzel paraissait être tout indiqué pour partager ce questionnement. Il fait partie de ceux, il n'y en a peut-être pas tant finalement, qui oeuvre depuis longtemps autour du travail social et de la psychanalyse, qui soutient une clinique de l'acte dans le champ éducatif spécialisé et qui fait valoir une éthique du sujet. Mais aussi il publie et il transmet. Psychasoc, organisme de formation continue, a été créé il y a une vingtaine d'années, et poursuit son activité malgré les difficultés croissantes liées aux politiques publiques en matière de formation professionnelle. Plus récemment la création d'une association psychanalytique, l'@ psychanalyse, lui a permis de créer un autre espace de travail à Montpellier. Bon, je ne vais pas retracer le parcours de Rouzel, il me plaît cependant d'ajouter que Joseph est aussi un poète... ce qui n'est pas négligeable.
Pour cette journée, nous aurons vers 11 heures une intervention de Joseph, puis cet après- midi c'est Jean-Jacques Lepitre qui reviendra sur les métiers impossibles et sur l'impossible des métiers. Jean-Louis Sous évoquera quant à lui la guérison qui viendrait, en quelque sorte, de surcroît, selon l'énoncé de Lacan. Joseph Rouzel reprendra alors la parole, vers 16h30, pour conclure, ou pour ne pas conclure, nous verrons bien...
De l'inachèvement...
Un petit texte de Roland Gori portant sur les métiers dits impossibles, paru dans la revue Cliniques méditerrannéennes, pose la nuance qu'il est nécessaire d'introduire entre l'échec et l'insuffisance. A priori c'est une nuance mais les conséquences sont considérables... Effectivement, parler d'échec ou d'insuffisance, dans l'accompagnement éducatif ou dans la cure analytique, n'implique pas du tout les mêmes considérations politiques, éthiques et cliniques. Alors que l'échec renvoie à la déception, au mécontentement et à l'inefficacité, l'insuffisance renvoie plutôt à l'inachevé et à l'inachèvement. Parler d'échec indique sans doute qu'il y avait un résultat à atteindre et qu'il n'a pas été atteint, d'où l'échec. Reste à savoir qui en juge...
L'inachèvement peut être abordé dans deux directions. A la fois inachèvement parce que les résultats seraient insuffisants, ce à quoi Freud a précisé à propos de la psychanalyse que ses "pouvoirs" n'étaient pas illimités mais restreints et qu'il fallait considérer le rapport de force entre instances, le rapport de force entre Eros et Thanatos. Autrement dit, la difficulté ne viendrait pas, ou pas uniquement, des "qualités" ou des "défauts" de celui ou celle qui exerce un "métier impossible", mais de la "matière" même sur laquelle cette action s'exerce. D'autant que ces limites ne sont pas seulement inhérentes au rapport de force et au conflit, mais aussi à l'inachèvement des êtres humains. Ce qui amène à l'inachèvement de la cure analytique ? à distinguer de la fin des séances... A quel "résultat" faudrait-il parvenir pour considérer qu'une cure est achevée ? Le "travail analytique" pourrait-il être considéré comme accompli sans être achevé ?
Autre direction : l'inachèvement serait une caractéristique de l'être humain, comme on peut l'appréhender dans différents champs où s'élaborent certaines formes de connaissance : mythologie, philosophie, religion, biologie, psychanalyse. Et sans doute aussi, d'une certaine manière, dans la littérature et la poésie.
C'est toute une "philosophie du manque", partant de Platon avec le mythe de Prométhée où celui-ci dérobe le feu à Héphaïstos et à Athéna, qui montre un humain nu et perdu dans un monde dangereux et menaçant. Il ne peut survivre, donner sens à son existence et se transformer qu'en dérobant le feu aux dieux. La connaissance n'est donc pas inhérente à l'humain et à sa "nature", elle lui est extérieure et ne s'acquiert que par une transgression initiale. Dans la religion, chrétienne notamment, ce n'est pas véritablement le manque qui est mis en exergue mais plutôt une faillibilité qui est attestée par le péché. Alors que dans le jardin d'Eden, Adam et Eve étaient préservés du Bien et du Mal, en consommant le fruit de l'arbre de la connaissance ils s'exposent aux châtiments pour avoir désobéi : mort, accouchement dans la douleur, travail... Dans le "naturalisme téléologique" d'Aristote l'être humain est aussi inachevé, sans pour autant que cet inachèvement soit lié à une transgression ou à une désobéissance. C'est un "être en devenir". Il y a l'idée d'un accomplissement qui se produirait par le passage de "l'être en puissance", à "l'être en acte", de la "matière comme puissance" à "la forme réalisée dans la matière". L'être en puissance est indéterminé mais sa tendance vise un achèvement qui se produira... ou non. Et, en tant "qu'animal politique", la Cité aura un rôle déterminant.
Dans une perspective disons plus scientifique, Louis Bolk au début du 20è siècle, qui après s'être intéressé au droit, vient à la médecine, à l'anatomie et à l'embryologie, établit sa théorie de la néoténie affirmant donc l'inachèvement du foetus humain, ce qui se traduit dès la naissance par une dépendance vitale à l'égard de ceux et celles qui s'occupent de l'enfant. Une longue maturation sera nécessaire pour actualiser certaines caractéristiques biologiques, physiologiques, endocriniennes, neurologiques. [Au passage : Bolk fait partie d'une époque où les naturalistes et certains anthropologues étudient et mesurent les crânes, les mâchoires, les dents. Il y a là toute une "passion" consistant à essayer de "faire parler la matière" pour établir des différences, des capacités et des incapacités, pour faire des classements et des catégories, pour distribuer les "mérites" et les "vices", pour naturaliser des inégalités, ce qui a pu mener à bien des dérives idéologiques et racistes comme ce fût le cas pour Bolk].
Dans le prolongement des considérations de Bolk, Lapassade publie un livre célèbre issu de sa thèse de doctorat : "L'entrée dans la vie. Essai sur l'inachèvement de l'homme". L'originalité de ce travail réside sûrement dans la conséquence que Lapassade tire de la néoténie : l'inachèvement met en question la notion d'adulte et de maturité. L'enfant ne serait pas un adulte "petit", ni même en devenir, il serait plutôt le lieu de la création et de l'inventivité contre les fixations sclérosantes et conservatrices des adultes.
Dans le champ psychanalytique l'idée d'un inachèvement de l'humain est aussi très présente, chez Freud et chez Lacan.
Dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926), Freud évoque un état de détresse propre au nourrisson qui est entièrement dépendant d'autrui pour satisfaire ses besoins, et qui, seul, ne peut pas accomplir "l'action spécifique" qui mettrait fin à sa tension interne. Ce qui implique donc que sa maturation s'inscrit dans une relation, on pourrait dire dans un ensemble de relations. En somme, cela parait assez fondamental mais il faut peut-être le rappeler, tant on pourrait avoir l'impression parfois que certains travaux neuroscientifiques négligent totalement cette donnée première, l'enfant pouvant parfois être considéré comme un cartographe qui se cartographie lui-même, indépendamment de l'Autre. Freud : "L'existence intra-utérine de l'homme apparaît face à celle de la plupart des animaux relativement raccourcie ; l'enfant d'homme est envoyé dans le monde plus inachevé qu'eux. L'influence du monde extérieur réel en est renforcée, la différenciation du moi d'avec le ça précocement favorisée, les dangers du monde extérieur rehaussés dans leur significativité, et la valeur de l'objet, qui seul peut protéger contre ces dangers et remplacer la vie intra-utérine perdue, énormément accrue. Ce facteur biologique instaure donc les premières situations de danger et crée le besoin d'être aimé, qui ne quittera plus l'être humain".
Cette thèse de l'inachèvement humain n'était pas étrangère à Lacan dans les années 1930. Bien au contraire, dans son article sur le "stade du miroir" (1936) [faute du texte original nous sommes contraints de prendre comme référence d'autres textes qui reprennent le propos de Lacan...] il fait état du travail de Bolk, mais aussi dans un article de 1938 "La famille", ou encore dans un autre texte juste après la seconde guerre mondiale "Propos sur la causalité psychique" (1946). Et, en 1972, dans "La troisième", il affirme : "Le rapport de l'homme, de ce qu'on appelle de ce nom, avec son corps, s'il y a quelque chose qui souligne bien qu'il est imaginaire, c'est la portée qu'y prend l'image et au départ, j'ai bien souligné ceci, c'est qu'il fallait pour ça quand même une raison dans le réel, et que la prématuration de Bolk – ce n'est pas de moi, c'est de Bolk, moi, je n'ai jamais cherché à être original, j'ai cherché à être logicien – c'est qu'il n'y a que la prématuration qui l'explique...".
Ceci étant, il y a une différence notable entre Freud et Lacan à propos de cet "état de détresse". Alors que Freud y voit une impuissance fondamentale et une dépendance absolue vis-à- vis d'autrui et de l'amour d'autrui, lui donnant ainsi une importance capitale, Lacan dans L'éthique de la psychanalyse considère que le désaide au-delà de l'angoisse ne relève pas de la détresse mais de la satisfaction, d'un affect de satisfaction. Et ce franchissement de l'angoisse, cette "traversée de l'angoisse", pour "atteindre et connaître" le désaide indique que le sujet consent à la solitude et à la mort. Lacan considère aussi que cette expérience du désaide serait la perspective de la cure analytique, "l'expérience dernière" qui serait la condition de la fonction de l'analyste.
Ce petit développement autour de l'inachèvement amène au moins deux écueils que l'on peut discuter. Le premier consisterait à dire que "tout est possible", le second que "rien n'est possible". Tout est possible / Rien n'est possible
Pour Hannah Arendt l'idée que "tout est possible" est au fondement des systèmes totalitaires, parce que cela revient à effacer la diversité et les singularités. Alors qu'au contraire, c'est la pluralité qui constitue le champ du politique et c'est avec cette pluralité qu'il faudrait politiquement composer, plutôt à partir de la contingence que d'une nécessité posée a priori. Il serait tout aussi désastreux poltiquement et humainement qu'au "tout est possible" vienne se substituer un "rien n'est possible", du fait, justement, de la pluralité, des différences, de la diversité culturelle. Ou alors, peut-être plus problématique encore, du fait d'une anticipation sur une incapacité qui ferait limite. Incapacité qui pourrait dépendre, par exemple, d'un diagnostic : autisme, disons pour être de notre temps TSA, ou encore TND, TDA, TDAH, DI, ou DYS quelque chose, etc, etc. Itard et son sauvage Un petit exemple pourrait permettre de reprendre les différents enjeux que je viens d'évoquer. En 1799, un enfant nu, voûté, aux longs cheveux, qui a une douzaine d'années et qui semblait vivre dans la nature est recueilli dans l'Aveyron. Il ne parle pas, fait des gestes incoordonnés, marche à quatre pattes, se nourrit de plantes. Il paraît sourd et muet. Plusieurs hypothèses ont pu être émises, notamment celle considérant cet enfant comme un enfant gravement maltraité, délaissé voire abandonné. Il sera emmené à Paris en 1800 et confié au docteur Jean Itard qui le nommera Victor. Itard va entreprendre, en référence au sensualisme de Condillac, la rééducation de Victor. Dans ce travail au long cours, il aurait pu aussi être question de la rééducation d'Itard par son sauvage. Manifestement, Itard n'a pas tiré d'enseignement de cette expérience comme le souligne Octave Mannoni (1969). D'emblée, Itard établit un plan de rééducation énoncé en cinq "vues" numérotées, et comme il le précise lui-même "déduites" de la doctrine dont il s'inspire. Mannoni le dit très clairement : Itard n'apprend rien de Victor, et si nous nous apprenons quelque chose ce n'est ni sur le "sauvage", ni sur Itard, mais "sur ce qu'a de révélateur et de passionant leur rencontre". Précisément, s'agit-il d'une rencontre ?? C'est surtout lorsqu'il s'agira du langage et de la parole que la difficulté va être considérable pour Itard. Il voit essentiellement dans le langage un moyen de communication pour exprimer des besoins. Ainsi, Victor peut obtenir du lait s'il prononce le mot lait, ce qu'il ne fait pas, ou bien il répète plusieurs fois le mot lait mais pour "jouer", pas pour obtenir le lait. Ca ne marche pas parce que c'est une situation qui n'a pas de sens. Pour le dire à la manière deleuzienne, il ne s'agit pas de boire du lait pour boire du lait, c'est peut-être boire du lait seul ou en présence d'autres personnes, à un moment de la journée plutôt qu'à un autre, c'est peut-être boire du lait en mangeant des noix ou du pain, etc. Boire du lait s'inscrit donc dans un contexte de vie, dans un ensemble qui vient lier cet acte avec autre chose. Itard pensait qu'avec le langage nous avions affaire à des substances alors qu'il s'agit plutôt d'entrer dans des cercles vicieux qui se déploient dans des contextes de vie... Il est bien possible que Mme Guérin, la gouvernante qui s'occupait des affaires domestiques, aurait pu s'occuper davantage Victor d'une manière sans doute moins "sérieuse" mais plus "sensée". Disons que, sans être "lacanienne", elle aurait sans doute été plus tolérante et "constructive" avec Victor, parce qu'elle savait sans doute mieux qu'Itard que le langage est second par rapport à lalangue, que le langage résulte d'un travail sur lalangue, qu'il est "élucubration de savoir sur lalangue". Victor n'a eu ni le temps, ni surtout le loisir, de maternaliser suffisamment la lalangue pour en faire une matière à transformer, pour passer d'une "mutiplicité inconsistante" à une "multiplicité consistante". Itard considérera lui qu'il s'agit d'un problème de larynx...
Pourquoi parler d'Itard et d'une période si lointaine alors que nous sommes réunis pour aborder l'actualité des "métiers impossibles" ? D'abord, il n'est pas certain que l'inachèvement de l'humain soit une considération qui puisse orienter aujourd'hui les pratiques d'éducation ou de soin. Dans les institutions qui accueillent des enfants et des adolescents, nous passons fréquemment du "tout est possible" au "rien n'est possible". Ou bien la rééducation comportementale et cognitive va effacer les difficultés pour fabriquer un humain "normé", voire franchement normopathe, ou bien "il n'y a rien à faire", "il n'est pas pour nous", il ne devrait pas être ici". La rééducation neuro- comportementale, revendiquée ou non, tend à devenir une approche exclusive, et ce au nom d'une vérité scientifique qui ne peut pas être contestée, ni même discutée, et qui fait loi. Pourtant, il serait possible de s'intéresser, pourquoi pas, au comportement ou à la cognition sans être trop réducteur. Relire Merleau-Ponty, sa "structure du comportement" et sa "phénoménologie de la perception", lire ou relire la "cognition incarnée" de Francisco Varela, et d'autres encore. Mais, à un moment, il nous faudra bien prendre position entre l'insconscient (qu'il faudrait encore aujourd'hui définir...) comme "fonction émergente" ou comme "fonction disjointe". Pour en revenir aux institutions, médico-sociales notamment, qui accueillent des enfants ou des adolescents, tout se passe comme si un but à atteindre était défini par avance et qu'un processus de fabrication, avec ses "outils" et ses "étapes", devait être mis en place pour atteindre ce but. La poïesis évacue la praxis, c'est une tendance très nette dans les métiers de l'éducation et du soin, probablement aussi dans le vaste champ de ce qu'on appelle les psychothérapies. Une hypothèse, disons anthropologique, pourrait être formulée : dans un monde en mutation, devenu plus incertain et plus angoissant, où certains repères permettaient d'organiser à la fois la subjectivité individuelle et le monde social, la logique poïétique permettrait d'avoir un semblant de maîtrise quant au devenir des hommes, des femmes, des enfants, et de la société dans laquelle ils évoluent.
Xavier Gallut
Bibliographie
Seuls les principaux ouvrages sont ici mentionnés. D'autres références, livres ou articles, peuvent être identifiées dans le corps du texte.
Arendt, H. 2014. Qu'est-ce que la politique ? Paris, Le Seuil. Aristote. 1995. La politique, Paris, Vrin Freud, S. 1926. Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, Puf Freud, S. 1937. "L'analyse avec fin et l'analyse sans fin", dans Résultats, idées, problèmes, t.II, Paris, Puf, 1985, p.231-168. Gori, R. 2016. "Gouverner, éduquer et analyser : trois métiers impossibles ?", dans Cliniques Méditerrannéennes, n°94, p.159-176. Lacan, J. 1959-1960. Le Séminaire, Livre VII, L'éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986. Lacan, J. 1975. Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil. Lapassade;G. 1997. L'entrée dans la vie. Essai sur l'inchèvement de l'homme, Paris, Economica Malson, L. 2002. Les enfants sauvages, Paris, 10/18 Mannoni, O. 1969. "Itard et son sauvage", dans Clefs pour l'Imaginaire ou l'Autre Scène, Paris, Le Seuil, p.184-201.
L’impossible des métiers impossibles.
Lorsque Jean-Louis Sous me fit la proposition d’intervenir lors de votre journée, je trouvai son invitation fort sympathique, en même temps qu’elle m’apparaissait difficilement soutenable. Qu’aurais-je donc à proposer sur ces métiers dits par Freud impossibles :
« Gouverner, éduquer, psychanalyser » ? Autre que des banalités. Mais, sympathie obligeante, plutôt que le refus poli vers lequel mon sentiment d’incompétence me conseillait d’aller, je demandai un délai de réflexion. Il faut faire confiance à son inconscient. Deux jours après la solution m’était donnée, d’associations en associations, le retournement de la formule freudienne, « les métiers impossibles » m’offrait à entendre « l’impossible de ces métiers ».
L’impossible.
L’impossible dont il s’agit dans ce qui va suivre et qui va servir de fil à mon propos, c’est l’impossible tel que Lacan le définit dans sa formule célèbre, au moins pour les lacaniens : « L’impossible, c’est le réel ! ». Qu’est-ce à dire ? Qu’entendre par impossible et qu’entendre par réel ? L’impossible est une des quatre catégories de la logique modale classique qui comporte le nécessaire, ce qui ne peut pas manquer d’arriver, le jour succède toujours à la nuit, le possible, à savoir qu’il est bien possible qu’à force de traverser la rue sans attendre que le petit bonhomme soit vert je me fasse fâcher par un automobiliste mécontent, le contingent, il se peut, mais on ne peut pas le savoir, cela peut survenir, mais en dehors de toute probabilité, que je fasse une bonne rencontre, et enfin l’impossible, cela ne peut pas être, ne peut pas arriver, on ne peut être vivant et mort à la fois, par exemple, d’où l’inexistence des fantômes ou des loups garous. Quant au réel, au réel au sens lacanien, ce reste chu de l’existence du signifiant, comment mieux le faire entendre que par ce raccourci théorique passant par Kant. Celui-ci, dans les « Prolégomènes à toute métaphysique future », nous dit :
« Il y a des choses qui nous sont données en tant qu’objets de nos sens situés hors de nous, mais, de ce qu’elles peuvent bien être en soi, nous ne savons rien, nous ne connaissons que leurs phénomènes, c’est-à-dire les représentations qu’elles produisent en nous, en affectant nos sens ». Ou dans « La critique de la raison pure » : « Ce que les choses peuvent bien être en soi, je ne le sais pas et n’ai pas non plus besoin de le savoir, étant donné qu’en tout cas une chose ne peut jamais se présenter à moi autrement que par le phénomène ».
Autrement dit, les choses en elles-mêmes nous sont impossibles à connaître, nous retrouvons l’impossible, nous n’en connaissons que les phénomènes, c’est-à-dire, comme le dit Kant, que les représentations qu’elles produisent en affectant nos sens. Face à un arbre, je ne saurai jamais ce que c’est que d’avoir des racines qui se frayent un passage dans la terre, contournant les pierres qui s’y trouvent, ni d’avoir des branches où monte la sève, ou d’avoir des bourgeons à leurs extrémités où se créent les feuilles d’un prochain printemps. Par contre à partir de la représentation que m’en donnent mes sens, deux possibilités s’offrent à moi, semble-t-il. La première pourrait être qualifiée de métaphorique ou poétique : l’arbre dans sa verticalité, dans sa verdure, symbole de vie, mais aussi comme métaphore de puissance, de sagesse par son grand âge, « les chênes en nos contrées », mais comme typicité d’une nature locale, l’olivier autour de la méditerranée, le cèdre au Liban, le cyprès en Toscane, etc. La seconde qu’on peut qualifiée de scientifique consiste à réduire, le mot est important, la complexité de la représentation de cette chose en soi qu’est l’arbre ici en exemple, à certains traits, à certaines caractéristiques. Ceci pouvant s’envisager jusqu’au plus simple des traits : la présence ou l’absence, on dénombrera alors les arbres de la forêt. Mais sans aller jusque-là, la réduction à quelques-uns de ces traits : présence de feuilles persistantes ou caduques, type d’écorce : rugueuse ou lisse, système racinaire ramifié, étoilé, ou pivot, branches ascendantes ou descendantes, et d’autres, permet de constituer un classement et une science botanique. On ne sait toujours rien de la chose en soi, mais, de la représentation que nous en avons, nous avons extrait une science.
L’enfant naît dans un univers de langage, qui préexistait bien avant sa naissance. Il y rencontre un premier objet, son premier objet, objet indispensable à sa survie, objet de satisfaction de ses besoins, bientôt objet de son désir, puis de son amour. Cet objet est perdu aussitôt que trouvé dans la description qu’en fait Freud. Puisqu’en effet s’il est rencontré lors de la première satisfaction, il n’est jamais appréhendé comme chose en soi, mais il se constitue comme représentation. Et dès l’appel en vue de la seconde satisfaction, c’est cette représentation qui est convoquée. L’objet, comme « chose en soi », dont Lacan reprend l’appellation : « das Ding », « la chose », dans le séminaire « L’éthique », appellation issue de Heidegger et de Kant, ne sera jamais atteint, mamelon, sein, mère, mais sera toujours là, sous-jacent à toutes les transformations, déplacements, de l’objet du désir. Et, tour supplémentaire, du fait que le sujet humain soit un être de langage ses représentations se construiront dans et par les signifiants et la combinaison de leurs agencements, distance à « la Chose », coupure à sa rencontre.
Je ne saurais jamais ce que c’est que d’avoir été une petite fleur blanche dont les pétales remuaient au gré de la brise printanière, comme jamais je ne connaitrais ce que c’est que de devenir bourgeon, me gorgeant de sucre, de pectine, de sèves diverses, durant l’été. Ni en septembre d’être une pomme à maturité. Cette pomme comme « chose en soi » est un impossible à connaître, mais dans le phénomène qu’elle constitue par la représentation que j’en aurais, d’autant que celle-ci s’appuie sur le langage comme univers dans lequel elle vient trouver place, je vais pouvoir utiliser, penser cette représentation. Je vais pouvoir, par exemple, et c’est la réduction scientifique qui est à l’œuvre, sélectionner certains traits de cette représentation : la couleur de la peau, le taux de sucre, d’acidité, de pectine. Et en produire une science botanique. Ou avec le prélèvement de ces presque mêmes traits élaborer une science gastronomique : différencier les variétés pour les compotes, les tartes, le couteau, les salades, etc. Mais que ma représentation soit inscrite et tissée de l’ensemble du langage, dimension d’universalité, me permet de supposer que ce fruit, à la portée de tous, à ma connaissance, et que j’apprécie, est aussi apprécié de tous. Alors, je vais pouvoir l’utiliser comme signifiant métaphorique. A savoir puisqu’il est apprécié par tous, il peut être pour chacun représentant l’objet du désir. L’objet vers lequel son désir le pousse, l’objet de sa tentation. Eve et Adam, bien sûr, où la pomme est métaphore de l’objet du désir interdit, métaphore atteignant au mythe, et là il y aurait peut-être à dire sur la simplicité même de cet objet. Adam et Eve, mais aussi Blanche-Neige, l’innocente Blanche-Neige qui ne peut résister à la tentation de cet objet de désir que lui présente la méchante reine travestie en vieille femme. Ou encore celle que Paris offre à celle que par là il désigne comme la plus belle des déesses, Aphrodite, celle la plus digne d’être cet objet de désir. Ou celle de l’expression : « Ma pomme » que chantait Maurice Chevalier, « Ma Pomme, c’est moi », rabattant l’objet du désir dans sa dimension narcissique. Jusqu’à sa réduction à un signifiant, voilà l’objet de votre désir, un logo apposé sur les appareils d’un fabricant d’objets
électroniques. Au détail près qu’il s’agit d’une pomme croquée. Est-ce celle d’Adam et Eve du désir interdit, ou celle d’Alan Turing par laquelle il se suicida en y ayant injecté du cyanure ? Eve, Blanche-Neige, Paris, et puis Isaac. Isaac, faisant sa sieste en Septembre à l‘ombre d’un pommier. Réveillé par la chute des pommes sur le sol, ne dit-on pas qu’il en reçut peut-être bien une sur la tête, il réduit, ces pommes, ces « choses en soi », dans la représentation qu’il peut en avoir, à deux caractéristiques : le poids, ou masse, et la vitesse, pour expliquer la force de l’impact de la pomme sur le sol ou peut-être son crâne. De cette réduction, Isaac Newton découvrira la gravitation universelle.
Les métiers impossibles.
Ce qui précède va nous permettre de cerner assez rapidement ce en quoi ces métiers sont définis par Freud comme impossibles de comporter comme objet même de leur pratique, tous les trois ayant le même objet, dans des abords différents, un même réel, une même « chose en soi », un même impossible. Allons-y directement. Dans son séminaire « L’angoisse », Lacan s’adressant à ses auditeurs analystes leur fait remarquer qu’ils peuvent bien entendre dans les dires de leurs analysants l’angoisse qu’ils ressentent, et même ajouterais-je en avoir, par identification, une représentation ; cependant, ajoute Lacan, « jamais vous ne pourrez l’éprouver, cette angoisse-là, la leur, à leur place. » Voilà donc, dit simplement, l’impossible de cet objet commun au cœur de ces trois pratiques. Cet objet, le sujet humain, l’agent de son désir, celui qui est visé par ces pratiques, même s’il est possible d’en imaginer en savoir quelque chose par identification, (n’est-il pas mon semblable, mon alter ego ? et Lacan nous en donne les détails avec le « stade du miroir »), il n’empêche qu’il en reste une part irréductible, une part où il est dans cette nature de « chose en soi », de réel. Je ne peux éprouver à sa place, je ne peux avoir la perception qu’il a, je ne peux donc pas avoir l’appréhension phénoménale du monde qu’est la sienne. Cela s’amplifie de ce que ce sujet humain est un sujet divisé, c’est-à-dire un sujet pour une part ignorant ce qui le motive, ce qui le fait agent de ses désirs, de ses pensées, de ses actes. Pour une part donc un sujet de son inconscient. Dans une sorte de redoublement de la « chose en soi », de la dimension du réel. Comment vont s’en débrouiller ces trois pratiques ? Et le peuvent-elles ? Ou confrontées à ce réel ne peuvent-elles que se ranger au constat d’impossibilité freudien ? Essayons de voir ça pour chacune.
Gouverner
Depuis longtemps, depuis un village grec où tous les citoyens se réunissaient sur la grande place, l’Agora, pour discuter des affaires concernant la cité, de la propreté des rues jusqu’aux déclarations de guerre au village voisin, Sparte par exemple, mais aussi bien des relations entre citoyens, vols, propriétés, mariages ou commerces, depuis ce temps, ce mode de gouvernement semble idéal. Nommée « démocratie directe », car tous les citoyens y participaient directement, pouvaient y exprimer leur avis. Chacun, se présentant comme
« chose en soi », inconnaissable a priori pour l’autre, étant ce réel toujours étranger, pouvait par sa parole, par son dire, en faire émaner quelque chose, et y compris de sa part divisée, inconsciente, à travers un lapsus, ou un affect, colère ou angoisse. De cette parole, de cette émanation de chacun des sujets présents se faisait un partage, une opinion, un consensus. Village, me suis-je amusé à dire, car une telle méthode de gouvernement demande la présence effective de tous les citoyens, sur la place. Athènes à l’époque devait compter quelques centaines, au plus quelques milliers de citoyens. Les femmes, les enfants, les esclaves, les métèques sont exclus.
Une telle méthode ne semble donc pas convenir pour une société importante, comment réunir un nombre important de citoyens, comment leur permettre l’expression de ce qui serait proprement leur parole ? Pourtant l’idéal qu’il représente a pu sporadiquement se manifester : les comités de salut public de la révolution française, les assemblées de la Commune, certains aspects de la vie politique suisse, les soviets du début de la révolution d’Octobre. Chaque citoyen participe au soviet de base, par exemple de quartier, y donne son opinion. Un délégué, temporaire, est chargé pour cette seule motion, de porter la motion adoptée au soviet de rang supérieur, par exemple de la ville, où se répète le même processus, jusqu’au soviet suprême. Cela ne dura guère plus d’un an. Face au besoin de décisions rapides, d’organisations efficaces, nécessitées aussi bien par la famine que la guerre civile, Lénine y mit fin. Il ne resta plus que la carcasse du soviet suprême. Par ailleurs c’est aussi ce qui préside à l’idée de référendum : demander directement son avis au citoyen. On en connait les aléas. Le dernier en date, celui concernant la constitution européenne, dans tous les pays où il eut lieu, les gouvernants, mécontents du résultat, contournèrent l’avis des citoyens. Quant à l’idée, pourtant répandue dans plusieurs pays, d’un référendum d’initiative populaire, sa réalisation est la plupart du temps rendue impossible. D’autre part, lors des « printemps arabes », l’espoir avait frémi que cette parole du sujet comme citoyen puisse se faire entendre sur ces nouvelles Agoras que seraient les réseaux sociaux. Espoir déçu, ce ne sont pas des Agoras, des places ouvertes, mais des canaux de communication. Et ce qui semble ouvert est peut-être bien plutôt ouvert à ce qui produit l’audience.
Alors, comment gouverner, si cette façon de laisser place au sujet à se dire, à tenir compte ainsi de son réel, et de son inconnaissable, comment gouverner si cela n’est pas possible ? C’est ici que nous retrouvons l’arbre et la pomme de notre préambule, avec les deux modes exposés, celui de la réduction scientifique et celui métaphorique et symbolique. Ce citoyen, sujet inconnaissable et dont, sans sa parole, on ne peut avoir aucune connaissance, réduit à l’individu d’une société par quels traits le caractériser, dans une réduction qui serait pertinente pour le gouverner ? Et du coup édicter des lois. On connait la première approche : ce citoyen est capable de se prosterner devant n’importe quoi, de piquer la femme de son voisin, de lui voler ses biens, etc. Ce sont les dix commandements, ceux-là même donnés à Moïse pour gouverner le peuple élu. Théocratie. Il en est d’autres. Mais de même constitution. Dieu, un dieu, sait distinguer les traits, les caractéristiques du sujet et en déduire les lois adéquates. Charge à un de ses représentants, représentant d’en haut, de Dieu, de les faire appliquer. Cette méthode peut se décliner de la plus théosophique à la plus laïque. Des théocraties aux dictatures laïques, en passant par les régimes de souverains-dieux, empereurs romains, pharaons, de souverains de droit divin, rois, papes, de souverains sans lien direct mais y prêtant allégeance, présidents américains, jusqu’aux régimes dictatoriaux totalement laïques où certains de ces traits sont déterminés par le dictateur lui-même produisant obligations ou interdictions. Bien sûr, ici, l’objection de la « moins pire » des méthodes de gouvernement pourrait apparaître : la démocratie représentative. Nous y reviendrons. Mais d’abord examinons ce qu’il en est du second mode, métaphorique, symbolique, par lequel il est fait face à l’impossible, au réel du sujet citoyen. Depuis Freud et Lacan, on sait, « Psychologie collective et analyse du moi » pour l’un, et au long de son œuvre pour l’autre, que ce sujet est sensible à l’Autre, avec un grand A, en tant qu’idéal, et constituant cet idéal, et à l’autre, a minuscule, le semblable, celui par lequel peut se faire la reconnaissance, celle du même, celle du groupe. Alors si ce sujet est inconnaissable en soi, dans ses caractéristiques, son vécu, en tant que « chose en soi », et que je n’ai pas la possibilité ou le désir d’en entendre l’expression par sa parole, que ce soit pour des raisons de multitude, d’organisation, voire de contrainte ou d’autorité, il me reste la possibilité de lui fournir, à ce sujet, les critères par lesquels il va lui-même se caractériser. Comment ? Par ce mode métaphorique justement. Freud nous apprend comment le chef, le leader vient incarner l’idéal du moi : « l’homme fort, le sauveur, l’homme providentiel, etc », et, ou par son discours jouant d’une partie de cet idéal : « la mère patrie, america first, la race, le progrès, la justice, etc . », et, ou, au contraire en repoussoir de cet idéal : « les migrants, l’insécurité, les profiteurs, etc.. ». C’est ce même mode qui va être également à l’œuvre dans les phénomènes de reconnaissance, où c’est la possession d’un trait qui va produire la reconnaissance du groupe et où celui-ci sera le moteur de son adoption par le sujet puisque son refus en produirait l’exclusion. Allant de « l’être français », notion vague mais forte, associant un certain nombre de traits, jusqu’à « être membre » d’un quartier, d’un club, de foot, de pêcheurs à la ligne, d’une école psychanalytique. Cela a toujours été, mais peut-être encore plus aujourd’hui avec les réseaux sociaux. Un mot encore à propos de ce mode métaphorique et symbolique. Vous connaissez peut-être cet homme désigné comme le premier des cent personnes les plus influentes du XXème siècle aux Etats-Unis par le magazine « Life » ? Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, fils de sa sœur et du frère de Martha son épouse, inventeur de ce qu’il appela pudiquement « les relations publiques » et plus crument « la propagande » dans sa dimension moderne dont il fit le titre d’un de ses livres. Il comprit, et en cela était dans les traces de son oncle, de ses réflexions sur le transfert, que plutôt que de vanter un produit : « Machin lave plus blanc », il était beaucoup plus efficace de faire appel à l’idéal du consommateur citoyen, et à ses représentations. Ainsi pour convaincre les américains de consommer telle charcuterie, il fit appel à un groupe de médecins réputés qui déclarèrent que les protéines animales à assimilation rapide, type charcuterie, étaient favorables à l’effort prévu d’une journée de travail. L’idéal de santé, représenté et confirmé par les médecins amenait naturellement le consommateur à acheter le produit associé dans l’annonce. C’est ainsi que les américains consommèrent du lard grillé au petit déjeuner au point que cela en fasse une part typique de ce repas. De la même façon il fit en sorte que les américaines, peu fumeuses jusqu’alors, le deviennent, doublant les revenus de l’American Tobacco. Pour cela, à l’époque, les femmes se réunissant en manifestations de suffragettes, il fit photographier au premier rang des manifestantes, de jeunes femmes, cigarettes à la main ou aux lèvres, et portant des pancartes appelant à la liberté et au droit de vote. Les cigarettes, pour les femmes voyant ces photos, devenaient le symbole de leur idéal de responsabilité citoyenne et de liberté. American Tobacco doubla ses ventes. Il en fit bien d’autres, allant jusqu’à provoquer le renversement d’un gouvernement légitime d’Amérique Centrale. Pour lui, il le déclarait, une élite doit avoir le pouvoir, et la masse populaire doit être modelée pour l’accepter. Finalement, quel que soit le régime de gouvernement. Joseph Goebbels le chef de la propagande nazie admirait beaucoup ses travaux.
Un mot, pour le « moins pire » des gouvernements, notre démocratie représentative. Elle obéit au même impossible de n‘être pas démocratie directe. Et le citoyen, par son vote, n’y délègue pas sa parole, mais son pouvoir décisionnel. Si c’était sa parole, cela supposerait qu’à chaque émission de cette parole, lors de chaque projet législatif concernant la cité, la république, le représentant vienne s’en enquérir, et qu’il puisse être révocable à tout moment selon ses capacités à la transmettre. Quelles que soient les raisons qui en fondent l’impossibilité, celle-ci ramène notre démocratie aux deux modes décrits pour y faire face.
Eduquer.
Outre que ce qui précède va permettre d’avancer plus rapidement d’avoir posé certains repères, mon ignorance en ce domaine va également abréger mon propos. Nous avons toujours affaire ici au sujet comme réel, comme impossible à connaître. Que ce soit d’un enfant qu’il s’agisse ne change pas fondamentalement les choses. Si éduquer c’est « former quelqu'un en développant et en épanouissant sa personnalité » selon la définition du Larousse, comment tenir compte de cet impossible, comment lui faire place ? De la même façon que celle évoquée à propos de la démocratie directe, que la parole, l’expression de ce sujet puisse être entendue, se manifester. On peut, me semble-t-il, rapprocher cela de ce qu’on a pu appeler les « pédagogies actives » depuis Rousseau et « L’Emile », que ce soit Montessori, Freinet ou d’autres. L’enfant, sujet, y est acteur, sujet s’exprimant de la découverte qu’il fait de ce à quoi il est confronté. L’adulte, le précepteur, dans le dialogue que cette expression permet d’instituer, va donner à l’enfant la possibilité de se constituer un savoir à partir de ce qu’il a découvert. Mais même dans ce cas, le contournement de l’impossible par les deux modes évoqués entre en jeu. Du côté de la réduction, quels sont les traits, du sujet enfant, considérés comme pertinents selon son âge par exemple, ou son sexe. Du côté métaphorique, quel idéal est là sous-jacent guidant le précepteur et proposé à l’enfant comme visée ?
Et comme la démocratie directe, cette pédagogie active semble se heurter à certaines difficultés. Pratiques : Emile est seul avec son précepteur, les pédagogies Freinet ou Montessori ne se pratiquent qu’en petits groupes. Idéologiques peut-être : dans notre éducation nationale, depuis 50 ans les méthodes de pédagogies actives sont cantonnées à de rares classes dites expérimentales, toujours expérimentales depuis toutes ces années.
De façon plus globale, de la révolution française à 1932, le ministère de l’éducation nationale se nommait ministère de l’instruction publique. C’était face à cet impossible du sujet enfant une façon d’opérer une réduction simple. Cela supposait, que les seuls traits dont allait s’occuper la chose publique, la res publica, c’étaient ceux concernant l’instruction. On allait fournir à l’enfant de quoi les remplir. On allait mesurer s’il les avait acquis. Lire, écrire, compter. Assorti d’un idéal réduit, métaphorique de la valeur de cette acquisition, correspondant à ces traits, être un citoyen autonome. En devenant ministère de l’éducation nationale, on entend que l’ambition serait autre, que le nombre de traits de réduction serait plus grand, que la dimension métaphorique serait plus vaste. Est-ce une tentative de se rapprocher d’une pédagogie active ? Est-ce autre chose ? Je me déclare ici incompétent.
Psychanalyser
Ah ! Là nous sommes dans un domaine où ce sujet, cet impossible à connaître, se situe au cœur même de son élaboration et de sa pratique. Et cela dès l’origine, dès le moment où Freud hypnotisant ses patients constate que s’il se produit bien une levée du refoulement, une amélioration des symptômes, il reste un point aveugle, impossible à lever, celui du transfert qu’opère le patient sur son thérapeute, sur l’hypnotiseur. Transfert témoignant de cet inconnaissable du sujet, dont celui-ci dans le cadre de l’hypnose est bien incapable d’exprimer quoi que ce soit. La psychanalyse, dès lors va faire un grand écart, ou présenter une étrange boiterie. D’un côté, elle se prévaudra d’une démarche rationnelle et scientifique, et comme toute science face à cette « chose en soi », cet impossible du sujet, elle relèvera, par réduction, les traits par lesquels il lui semble que ce sujet se caractérise dans les représentations qu’elle peut en avoir à partir de sa pratique. Elle sera une science, une science presque. Elle élaborera ces traits : l’inconscient, le surmoi, le ça, le moi, l’Autre, l’objet a, le fantasme, le désir. Elle les combinera en structures plus ou moins complexes : l’Œdipe, le nœud borroméen, les configurations névrotiques. Une certaine dimension métaphorique n’en sera pas forcément absente, voir toute la figure du père chez Freud et chez Lacan, mais elle sera élément au sein de la réduction aux traits principaux de la représentation de cet impossible. Une science presque, car d’un autre côté, la psychanalyse ne peut oublier le réel du sujet, le psychanalyste ne peut pas éprouver à la place de l’analysant, il est face à un impossible à savoir. Il n’a que la possibilité, rappelons-nous la démocratie directe, de laisser la parole libre à l’analysant, c’est pourquoi il se tait. Afin que l’analysant puisse exprimer ce qui de cet impossible, de ce réel, qu’il est aussi pour lui-même comme sujet de l’inconscient, puisse émaner dans sa parole. L’analyste relevant ce qui témoignerait de cet impossible, aussi bien pour lui, l’autre comme « chose en soi », que pour l’analysant, sujet de l’inconscient, afin de le restituer : lapsus, paradoxes, symbolique du rêve, etc. L’analyse en apparaît étrange de reposer sur deux jambes si dissemblables. Opérant par réduction, elle relève les traits de son objet, comme toute science, mais presque, puisqu’elle ne peut l’omettre comme impossible, en faire l’économie, comme les autres sciences, et qu’il reste comme un trou en son centre. Mais, parallèlement, là où elle lui laisse toute sa place, lui laisse ouverte la parole, elle ne peut se contenter d’une parlotte, la plus débridée soit-elle, c’est bien d’y repérer des traits déjà réduits comme pertinents qu’il s’agit de relever. Pas l’un sans l’autre.
Il y a quelques années de cela, poussé par quelques curiosités, je lisais un guide, un manuel de thérapie comportementale-cognitive. Y était décrite une séance type. Chaque séquence de cette séance y était décrite dans une réduction, de cette réduction que j’ai décrite, aux traits caractéristiques du phénomène, quel qu’il soit, de la chute de la pomme au gouvernement des hommes. Ainsi la séquence du départ de la séance, le « bonjour » était-il réduit à ces traits principaux : poignée de main, mimique du visage, vocalisation. Chacun de ses traits pouvant être réduit à des caractéristiques éventuellement cochables : « franche », « molle », « forte » pour la poignée de main, « souriante », « triste », « réticente », « résignée », pour la mimique, etc... Et ainsi pour les différentes séquences d’une séance thérapeutique. Ce qui donnait à l’ensemble une couleur assurément scientifique puisque la méthode de réduction et décomposition propre à la science s’y déployait sans cesse, mais sans que n’apparaisse jamais cet impossible du sujet. De lui, nulle trace. Comme en toute science, de la « chose en soi » nulle trace, elle n’y est pas. Le même schéma préside au DSM.
En conclusion :
N’est-ce pas justement de leur impossible que ces métiers tirent leur richesse et qu’ils peuvent nous questionner, et aussi nous passionner ?
Jean-Jacques Lepitre
La guérison viendrait, en quelque sorte, de surcroît ...
Dans sa préface au livre d’August Aïchhorn, Jeunes en souffrance, Sigmund Freud nous dit qu’il a fait sien ce bon mot pointant trois métiers impossibles: éduquer, soigner, gouverner. Même si cette remarque nous est donnée sur le ton de la plaisanterie, cette boutade est à prendre au sérieux comme le sont les traits d’esprit dont l’économie relève l’inhibition et révèle les tendances refoulées. Dans cette même veine, je commencerai par en prélever deux, tirés du Mot d’esprit et de ses rapport avec l’inconscient.
"Sur son lit de mort, Heine aurait fait un mot nettement blasphématoire. Il aurait répondu au prêtre qui amicalement le recommandait à la grâce de Dieu et lui faisait espérer le pardon de ses péchés: « Bien sûr qu’il me pardonnera, C’EST SON MÉTIER ».
Heine « instrumentalise » Dieu. Il se permet de ravaler la divinité au rang d’un médecin ou d’un avocat dont il pourrait se servir pour se soigner ou obtenir gain de cause. Alors, vous pourriez avoir recours à un(e) analyste pour lever vous hontes ou vos culpabilités, résoudre vos atermoiements, votre indécision, vos doutes, régler vos dettes de vie, puisque, de toute façon... c’est son métier! Mais est-ce vraiment un métier, comment qualifier l’acte analytique? Et peut-on mettre cet exercice sur le même plan que gouverner et éduquer? En tout cas, au regard des techniques requises pour l’artisanat (un ébéniste, un souffleur de verre) ou pour la chirurgie, son art (toute proportion gardée) reste très minimaliste ou minimanalyste: l’art de savoir se taire, de tempérer silence et parole, l’art d’interpréter, de faire résonner les signifiants d’un ou d’une analysante, de ponctuer une séance, de garder par-devers soi les émois transférentiels, de supporter la répétition, sans y mettre trop de ses plis. Plutôt que de personnifier, d’un côté, le travail de l’analysant(e) et d’un autre, le métier de l’analyste, couplage qui nous laisse dans l’inter-subjectivité d’une supposition de savoir, on pourrait peut-être laisser entendre qu’il s’agit plutôt de remettre « cent fois sur le métier l’ ouvrage », tant la métaphore textile d’un fil rouge de pensées surdéterminées qui vont et viennent sur la navette des rêves ou fabriquent le tressage des cordes qui nouent le symbolique, l’imaginaire et le réel, fait le tissu, l’étoffe, l’insu de l’inconscient.
Le deuxième prélèvement concerne ces célèbres histoires de marieurs qui font le charme de l’humour yiddish ou juif:
"Un prétendant s’approche de l’oreille du marieur et lui susurre: « La demoiselle a une jambe trop courte et elle boîte ». Ce à quoi le marieur répond: « Vous avez tort. Supposez que vous épousiez une femme aux jambes droites et égales. Qu’en aurez-vous? Vous ne pouvez être sûr qu’elle ne tombera pas un jour et ne se brisera pas une jambe et ne restera pas estropiée pour le restant de sa vie. D’où, douleur, agitation, honoraires médicaux! Si vous prenez cette femme, vous serez à l’abri de ce tointoin; c’est chose faite.. Et puis, vous pouvez parler fort, en plus, elle est sourde! »
La demande est toujours exorbitante (il est vraiment curieux pour le marieur qu’un prétendant veuille une femme sans défauts!) et c’est surtout dans l’écart entre la demande d’analyse et le désir en jeu dans cette décision, que se suspend toute précipitation à guérir, furor sanandi, disait Freud. C’est donc le moment d’interroger cette citation de Jacques Lacan qui date de la séance du 12 décembre 1962, de son séminaire sur L’angoisse (il y questionne le désir de l’analyste) par laquelle il associe la question de la guérison à un effet de « de surcroît ». Mais où donc a-t-il été pêcher cette expression? Est-ce que ce « de surcroît » vaudrait comme réponse à l’inachèvement, l’interminable, point de butée d’une analyse?
"Je me souviens avoir provoqué l’indignation chez cette sorte de confrères qui savent à l’occasion se remparder derrière je ne sais quelle enflure de bons sentiments destinés à rassurer je ne sais qui, d’avoir provoqué l’indignation en disant que la guérison venait en quelque sorte de surcroît. On y a vu quelque dédain de celui dont nous avons la charge et qui souffre. Je parlais d’un point de vue méthodologique. Il est bien certain que notre justification comme notre devoir est d’améliorer la position du sujet".
Il s’agirait donc, d’un réquisit méthodologique qui, justement, laisse supposer que nous ne savons pas de quoi le sujet voudrait guérir (sur quoi portent ses signifiants et ses modes de jouissance et s’il désire vraiment les quitter). Recevoir une demande prend acte d’une division du sujet où il y a des lettres en souffrance, une insistance qui le poussent à déchiffrer ses symptômes sans que pourtant ne demeurent pas des résistances à cette opération. C’est cette jonction paradoxale qui objecte à l’injonction à guérir. La demande peut tout autant prendre la forme d’une demande de conseils ou d’étayage qui pallierait à l’engagement du sujet tout autant qu’être un défi au savoir de l’analyste (voue ne dites rien/vous parlez trop, c’est pas ça du tout). C’est là que, de façon cruciale, se croisent résistance, répétition et transfert. Et du reste, la notion de guérison, dans le champ médical participe de l’idée d’une restitution ad integrum, d’un retour à l’état initial, antérieur, avant la maladie, alors que l’on peut attendre d’une analyse qu’elle produise un change d’économie libidinale, une mutation du plus-d-jouir de l’analysant(e). Alors que Freud pouvait interdire à ses patients de prendre des décisions pendant une cure (risque d’un acting out précipité) un acte, au cours d’une analyse, peut marquer un franchissement par rapport aux assujettissements précédents qui entravaient le sujet: passage à la paternité, la maternité, séparation, fin d’un deuil, remaniements de la mise en jeu sexuelle. Ce choix ne peut advenir que si le sujet laisse choir ou noue autrement ses « plus-de- jouirs » répétitifs. Il n’en rajoute plus. Cette opération relève-t-elle d’une résilience à la Boris Cyrulnik (le risque étant que cette capacité du métal à rétablir sa forme première fasse injonction), d’une sublimation freudienne (un autre montage pulsionnel) ou d’un sinthome comme l’écrit Jacques Lacan (création, invention que le sujet fabrique en fin d’analyse)?
On pourrait donc conjecturer que l’imprégnation catholique de Jacques Marie Lacan n’a pas été sans lui rappeler les préceptes évangéliques d’un détachement, d’une gratuité, d’un désintéressement à l’égard d’un trop de souci de soi. « Ne vous préoccupez pas trop du boire et du manger, regardez les oiseaux du ciel comment ils se nourrissent, ne vous encombrez pas avec votre habillement, regardez les lys des champs, ils ne tissent, ni ne filent, tout cela vous sera donné, par surcroît, par votre père et dans le Royaume de Dieu ».
Nous avons une trace de cette rémanence dans la séance dans son intervention à Rome datant du 1er novembre 1974 intitulée La troisième.
"On nous a fait le coup des lys des champs. Ils ne tissent ni ne filent a-t-on ajouté. Mais il est sûr que maintenant nous ne pouvons pas nous contenter de cela, pour la bonne raison que, justement, c’est leur cas de tisser et de filer. Alors, c’est peut-être de ça qu’ils jouissent de tisser et de filer".
Ce passage nous indique qu’avant de parvenir à un certain désencombrement de son histoire (ça ne se fait pas par l’opération du St Esprit), à la décroissance de ses parasites,il faut en repasser par le champ de la jouissance, par toutes ces couches accumulées, ses excroissances, ce savoir inconscient qui fait le lys de nos symptômes, et de nos répétitions , de nos fantasmes ou de nos saturations. Souvent, du reste, la demande se présente avec la couleur de cet affect: « je ne sais pas ce qui se passe, je suis épuisée, je sature vraiment ».
Une autre référence pourrait nous permettre de faire résonner cette notation du « de surcroît ». Il s’agit du livre de Jean Luc Marion, De surcroît, Études sur les phénomène saturés. Ce philosophe considère que l’origine ne se donne pas dans la pénurie ou le manque mais que la chose est déjà débordée par l’excès de ce qu’elle ne peut contenir. Le sujet n’advient qu’à partir d’un étant donné auquel il répond afin de dégager la singularité de sa res- ponsabilité.
"J’ai du moins à résoudre une donnée, à quoi je dois répondre précisément parce que je ne l’ai pas choisie, ni prévue, ni constituée d’emblée; or cette donnée se donne à moi parce qu’elle s’impose, me convoque et me détermine, bref parce que je n’en suis pas l’auteur. La donnée mérite son nom par son fait accompli, tel qu’il advient".
Ainsi, advient un événement comme la naissance dont le savoir sur cette conception parentale excède, dépasse la compréhension d’un tel acte dont nous sommes issus: à quelle place sommes- nous venus au monde, par rapport à quel désir? Si l’enfant est déjà pris dans le désir de l’Autre qui lui préexiste, il peut être aussi compris dans la fixité d’un fantasme qui l’assigne à cette résidence et dont il traînera toute sa vie les résidus. Cette analyse n’est pas sans faire écho-graphie avec ce que Freud note concernant l’ombilic du rêve. Son chiffrage peut trouver sa limite dans un noeud de pensées qui ne peuvent être démêlées totalement en raison de l’excédent de sa condensation. De la même façon, nous sommes exclus de notre propre origine et ce point d’impossible, de « réel » peut déterminer nos inscriptions dans la dette symbolique d’une filiation de fille ou de garçon, d’homme ou de femme et que nous transférerons, probablement dans nos choix sexuels, nos choix d’alliances ou de père et mère. L’enfant peut construire un fantasme et s’inventer un roman familial qui le fait descendre d’une parenté illustre de prince ou de princesse. Au contraire, une position perverse va se prévaloir de l’illégitimité ou de l’imposture de sa filiation pour
revendiquer la falsification, la tromperie, l’usurpation comme principe d’existence. Jean Genêt, placé très tôt à l’Assistance Publique, abandonné par sa mère, a considéré que son enfance lui avait été volé. De voleur dans la réalité, il est devenu écrivain reconnu (Journal du voleur) faisant passer à la reconnaissance publique la non- reconnaissance de son origine. La solution psychotique peut plutôt prendre la forme d' une radicale forclusion et d'une construction d’un délire de filiation.
Enfin, une oeuvre picturale peut également nous permettre d’appréhender les superpositions temporelles et spatiales d’une histoire: La Condition humaine de René Magritte donne à voir ce surcroît de saturations qui font le cadre, le « bâti » de notre rapport à la réalité: le rideau d’une scène de théâtre s’ouvre sur une fenêtre par laquelle on peut apercevoir, au loin, un paysage représenté, là, tout près, sur un tableau posé sur un chevalet et qui s’enchâsse à ladite réalité. Dans la condensation de ce triptyque (rideau, fenêtre, tableau), toutes les modalités de la représentation sont convoquées, se tenant au chevet de ce « réel » dont elles font chevaucher différentes modalités d’appréhension. La représentation est saturée par l’encastrement de ces différents supports mordant les uns sur les autres. Serait là, condensées, la condition humaine, les conditions humaines de nos possibles représentations. Ce montage fait valoir une clinique du tableau qui se démarque de tout tableau Excel où prévaut la mise en cases et d’un tableau clinique répertoriant un taxinomie de signes. Dans quel tableau le sujet a t- il été inclus dans son histoire et comment l’analyste va venir y prendre une place au gré de la répétition et du transfert? « Notre sentiment de la réalité s’aborde avec les appareils de la jouissance ». Cette assertion lacanienne, un tantinet hermétique peut s’entendre comme la façon dont nous percevons le réel, pas vraiment comme un miroir, mais à travers les modes de plus-de jouir qui ont fabriqué les différentes figures (maternelles, paternelles, idéologiques...) de notre histoire. La perception n’est pas simple percept organique, information mais pulsion scopique (se faire voir selon la voie duelle active/passive) qui convoque également d’autres modalités pulsionnelles (se faire bouffer, dévorer, se faire entendre, se faire chier, contrôler...).
Les agencements institutionnels débordent de saturations: sensations de non- reconnaissance entre corporations, d’être assujetti à un management dit rect-oral qui bouffe et contrôle tous les espaces, tropismes persécutifs ou mécanismes de défense qui poussent au repli ou à l’isolation. La tension est forte entre l’imposition d’une performance administrative gestionnaire, comptable et l’exigence du prendre soin. Je me souviens avoir entendu François Tosquelles, une des pionniers de la psychothérapie institutionnelle, déclarer à la cantonade: « le directeur de l’établissement, c’est l’enfant ». Oui, il n’est pas superflu de rappeler à toute direction ou orientation institutionnelle (retournement topologique de l’envers et de l’endroit) que s’il n’y avait pas de symptômes eux-aussi, les gestionnaires, n’auraient plus de métiers, possibles ou impossibles! Ce qui se passe sur la scène institutionnelle peut représenter le sujet pour une autre scène ancienne (parentale) ou actuelle (conjugale) et c’est ce cumul, cette accumulation (de ressentiments ou d’humiliations) qui peut fabriquer ce qu’on appelle aujourd’hui « burn-out ». Si l’institution tire le rideau, ne veut rien savoir de ces symptômes, il n’y a pas de jeu, d’intervalle, de respiration pour représenter ce malaise dans l’institution. Un tel totalitarisme exclurait que tout intervenant a droit à ne pas savoir, à parler de son angoisse et de ses saturations. Chasser la saturation de symptômes ou de fantasmes suppose d’en repasser par cet enchâssement.
Ce « de surcroît » proposé par Jacques Lacan aura-t-il répondu à l’énonciation fort précautionneuse que nous livre Sigmund Freud dans Analyse avec fin ou sans fin?
"Il semble, presque, cependant, qu’analyser soit le troisième de ces métiers »impossibles » dans lesquels on peut être d’emblée sûr d’un succès insuffisant".
Cette étrange alliance de mots (comme un silence assourdissant) sonne comme un drôle d’oxymore. Peut-il y avoir succès s’il y a insuffisance? Cette formule excéderait toute binarité dichotomique de type succès/insuccès. Un succès pas sans une limite à pouvoir épuiser tout le savoir insu de l’inconscient? Cette formulation oxymorique pourrait nous renvoyer à l’objection d’inconscient que porte Freud à l’endroit de l’issue de la tension pulsion de vie/pulsion de mort à la fin d’une analyse. Cette pulsion d’oxymore (intrication, conflit, enchâssement de l’une dans l’autre) paraît un enjeu crucial qui pourrait déterminer l’affranchissement du sujet à ses assujettissements.
Dans La question de l’analyse profane, l'interlocuteur impartial qui donne la réplique, se dit dégoûté de toute envie de critiquer ou pratiquer la psychanalyse lorsque Freud lui révèle la réaction thérapeutique négative du patient qui peut tenir à une punition par ses symptômes ou dans une névrose de destin, saper, gâcher, saboter, bousiller, voire détruire toute issue favorable. Le patient, c’est aussi l’analyste, averti par sa propre analyse de l’insistance de cette pulsion de mort. C’est également la deuxième objection freudienne qui indique les limites d’un analyste dans la maîtrise de ses affects et le maniement du transfert. Ne pas mettre trop de ses plis dans notre rapport à l’analysant(e) et s’interroger sur ce désir de soutenir le déploiement de son histoire en seraient les préalables. Questions qui peuvent aussi être posées pour tout éducateur, tout soignant dans le cadre de ses pratiques. La pulsion de mort sévit aussi chez les enfants ou les adolescents reçus en institution: je me souviens d’une fête de Noël, d’une arbre magnifique dressé par l’équipe éducative avec grand soin et avec étoiles, boules, et guirlandes et d’une petite fille de neuf ans, se jetant sur toute ces décorations pour abîmer leur illumination. Elle ne pouvait que se faire enguirlander par les éducateurs, débordée sans doute par une pulsion destructrice qui la poussait à gâcher la fête rappelant l’abandon de sa famille qui ne lui aura jamais offert la joie de partager la joie des cadeaux de Noël.
Si Freud recommandait de faire une nouvelle tranche tous les cinq ans, Lacan a inventé (à titre de formation de l’analyste) le dispositif de la passe qui donne la possibilité (sans obligation) de parler de la fin de son analyse (les formations de l’inconscient qui ont émaillé ce parcours) et de son désir de passer à l’analyste, à deux passeurs, eux-aussi, engagée dans la même question. Agencement indirect, oblique destiné à éviter toute prestation directe devant un jury d’agrément.
C’est la troisième objection avancée par Freud qui pose question: une fin d’analyse, comme succès inachevé, buterait sur le roc de la castration: d’un côté, l’envie de pénis chez la femme et de l’autre, côté homme, la rébellion contre une position passive, féminine, envers un autre homme, le refus d’être son obligé et de se soumettre à un substitut paternel (par exemple, ne pas accepter du médecin, la guérison). Je ne crois pas que cette troisième objection soit recevable. Difficile de retenir (ça hérisserait le poil des féministes) que le creux d’un organe relève du manque. La physique quantique considère que le continent noir (ainsi parlait Freud du féminin) de la matière et des trous dégage une une énergie plutôt incommensurable. Et du reste, Lacan a fait bouger les lignes lorsqu’il sort d’une logique d’attribution de cet organe pour avancer la notion de fonction phallique. Il n’ y a de phallus que dans sa mise en jeu qui suppose un dégagement, côté homme ou femme, de la façon dont il a été qualifié ou disqualifié par la mère, amalgamé au Nom-du-Père, dans la prégnance des identifications.
"L’homme n’est pas sans l’avoir, la femme n’est pas sans l’être".
Dès lors, la castration serait à entendre comme la castration de toute garantie (plutôt une incomplétude qu’un inachèvement ou une insuffisance) qui laisse au désir la chance et le risque de sa mise en jeu. Se dégager de la fixité d’un fantasme dans lequel le sujet a été assujetti, pris dans le discours de l’Autre, suppose de se séparer de cette complétude ou complaisance répétitive. C’est une manière de barrer cet Autre (parental, croyances, illusions...) de passer-outre ces déterminations. Une psychanalyse ne peut être une herméneutique sans fin. Sa terminaison peut osciller entre une fin précipitée sous forme d’acting (« bon, je me barre! ») ou des interminables prolongations comme un archéologue qui n’en finit pas d'enlever, avec son pinceau, la dernière poussière d’une précieuse statue.
Contrairement à Freud qui considérait le « moi » comme une instance de synthèse et de maîtrise (le moi fort) Jacques Lacan s’est démarqué de cette conception, en parlant, tout au contraire, d’une connaissance paranoïaque du moi, considérant que c’est sur ce gril imaginaire( persécution, projection vexation, capitations d’images, interprétation de l’autre) que flambent nos aliénations. Le désencombrement de cette intrusion imaginaire qui parasite la relation passe, justement, par le dégagement d’une position de sujet qui fait intervalle, écart, séparation, coupure à ces assujettissements à l’Autre, à la façon dont on y a été gagé et engagé. A barré serait la finitude, la possible ponctuation de ce que l’on pourrait appeler une sortie d’analyse d’autant que parler de fin d'analyse serait bien présomptueux: la psychanalyse n’est pas une vaccination contre des événements pouvant encore venir effilocher ou déchirer la trame d’une vie (accidents, deuils, pertes, fausses-couches, séparations, traumas, attentats, maladies...) et engager le sujet vers de nouvelles et inattendues subjectivations. Il n’est pas rare de voir des analysant(e)s revenir, à l’occasion de tels bouleversements.
Préserver précieusement cet part d’impossible, (comme castration de toute garantie, comme limite d’une incomplétude) ne serait pas synonyme d’impuissance mais garde-fou, potentialité, puissance, affirmation contre tous les totalitarismes (fussent-ils institutionnels ou psychanalytiques) qui voudraient rabattre le sujet sur une positivité pleine et totale, sans incomplétude ou part d’échappement ou d’achoppement.
Jean Louis Sous
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